C’était la première fois qu’elle sortait depuis qu’elle avait été alitée.
Ayra inspira profondément, s’imprégnant de la fraîcheur matinale.
La tempête de la veille avait laissé derrière elle une forte odeur d’humidité.
Le froid, plus mordant à mesure que l’hiver approchait, rendait l’air presque revigorant.
Elle en avait besoin. De cette sensation de vie, de mouvement, même si son corps restait encore fragile.
Élika était partie tôt au bureau. Dahlia, fidèle à elle-même, s’était rendue à Clairval.
Un goût amer lui monta à la bouche : elle avait presque raté quinze jours de cours. Quinze jours précieux.
Heureusement, Dahlia la tenait à jour chaque soir, lui rapportant des notes minutieuses, jusqu’aux remarques les plus anodines des professeurs.
Kael, lui, avait tenu sa parole.
Il poursuivait leurs recherches pour l’exposé et lui ramenait, quand il le pouvait, des ouvrages et ses notes.
Kael…
Elle ne savait plus vraiment quoi penser à son sujet.
Ses pensées s’embrouillaient à chaque fois que son image s’imposait dans son esprit.
Ces derniers temps, il s’était montré protecteur.
Parfois même… plus doux.
Rien qu’à y penser, elle sentit ses joues chauffer. Elle rougit et détourna le regard, comme si quelqu’un avait pu lire en elle.
Avant de partir, Élika avait confié une mission à Elenor : l’accompagner partout, sans exception.
Elenor appliquait l’ordre à la lettre. Elle l’avait suivie toute la matinée, sans jamais faillir.
Heureusement, sa présence ne la dérangeait pas. Au contraire, elle se révélait d’une aide précieuse.
Ayra avait encore du mal à marcher longtemps, et les trajets, même courts, lui demandaient un effort certain.
Ayra observait les perce-neige qui commençaient à parsemer l’herbe, fragiles et déterminés, perçant la terre humide malgré le froid.
Elenor, qui la tenait toujours par le bras, rompit le silence reposant d’une voix plus assurée qu’à l’accoutumée :
— Au fait… je n’ai pas encore eu l’occasion de t’en parler.
Ayra tourna légèrement la tête vers elle, intriguée.
— Le symbole du destin… il m’est revenu plus clairement, reprit Elenor.
Des couleurs commencent à se définir. Du bleu… du rouge vif…
Elle marqua une pause, le regard lointain, puis ajouta d’un ton plus calme, presque serein :
— Tu sais… je n’ai plus peur. J’ai fouillé dans les ouvrages de Mira ces derniers jours. Ce symbole… ce n’est pas un mauvais présage.
C’est une force. Une forme de pouvoir… encore difficile à cerner. Mais ce n’est pas quelque chose à fuir.
Ayra l’écouta en silence, touchée par cette nouvelle assurance.
Il y avait quelque chose dans la voix d’Elenor… une conviction tranquille, qui ne lui ressemblait pas d’avant.
— Même si je ne sais pas pourquoi il vient à nous… peut-être pour nous indiquer quelque chose, confia Elenor.
— Mais c’est encore compliqué de savoir.
Ayra hocha doucement la tête en guise d’approbation.
— Tu as raison. Je pense que si l’univers veut nous dire quelque chose… on le saura, à un moment donné.
Elles s’étaient éloignées dans le jardin.
La maison n’était plus qu’à quelques mètres derrière elles.
Le petit sentier, soigneusement pavé, s’accordait parfaitement à l’ambiance ancienne et cosy de la demeure.
Il était bordé d’arbres, désormais dénudés : leurs feuilles avaient totalement disparu avec l’arrivée du froid.
Un peu plus loin, un petit bassin apparut, creusé dans la pierre.
Quelques oiseaux, plus vaillants que d’autres, venaient encore s’y abreuver, bravant la fraîcheur du matin.
Ayra s’arrêta un instant, laissant son regard glisser sur l’eau tranquille du bassin.
Le silence autour d’elles n’était troublé que par le bruit des feuilles mortes craquant sous leurs pas et le piaillement discret des oiseaux.
— On ferait mieux de rentrer…
Tu as déjà assez fait d’efforts pour aujourd’hui, dit Elenor, sur un ton doux mais ferme, en parfaite protectrice.
— Tu as raison… ma jambe commence vraiment à me tirailler.
Elles entamèrent doucement le chemin du retour, remontant le sentier pavé bordé d’arbres dénudés.
Un bruit soudain, un craquement sec se fit entendre derrière elles.
Les filles se figèrent instinctivement, se rapprochant l’une de l’autre.
Elenor, les sourcils froncés, se retourna aussitôt pour inspecter la source du son.
— Me voilà en alerte au moindre craquement… murmura-t-elle.
— Ne t’inquiète pas, j’ai eu la même réaction, répondit Ayra dans un souffle.
Un sifflement étrange fendit l’air, perçant à travers le silence.
Elenor plissa les yeux, les sens tendus. Une vibration infime circulait autour d’elle.
Son aura se déploya doucement, et un courant d’air se mit à tourbillonner à leurs pieds.
— Il faut rentrer, dit-elle, d’abord calmement.
Puis, en sentant la présence se préciser, plus proche, plus lourde :
— Il faut rentrer, répéta-t-elle, plus sèche cette fois.
Ayra, elle aussi, sentit que quelque chose n’allait pas.
Cette sensation… ce frisson au creux de la nuque, cette oppression invisible dans l’air…
Elle l’avait déjà ressentie.
Le soir du festival.
Son souffle se coupa un instant. Elles n’étaient pas seules.
— Elenor… tu as raison, murmura-t-elle. Rentrons.
Cette fois, les deux filles ne discutèrent pas.
D’un pas rapide, elles firent demi-tour, le cœur battant à l’unisson.
Elenor gardait son aura légèrement déployée, prête à réagir au moindre signe.
Tout en maintenant fermement Ayra par le bras, Elenor sortit de sa sacoche ses deux disques tranchants en argent.
Elle les tenait habilement dans une seule main, prête à frapper.
Elles approchaient à grands pas de la terrasse de la maison.
Ayra boitait fortement.
Mais la peur, sourde et pressante, de ce qui pouvait se trouver derrière elle, lui fit puiser dans une énergie inattendue.
Son pas, d’abord hésitant, s’accéléra.
Elle avait même l’impression qu’Elenor, d’un geste instinctif, avait fait jaillir une impulsion d’air pour l’aider à avancer.
Son corps, alourdi par la douleur, lui parut soudain plus léger.
Presque porté.
Un grognement, plus assuré cette fois, se fit entendre dans leur dos.
Sans réfléchir, Elenor propulsa Ayra vers l’entrée.
Puis elle se retourna d’un geste vif, ses pieds s’ancrèrent dans le sol, et elle lança ses lames.
Vives et précises, elles filèrent dans l’air comme si elles connaissaient leur cible.
Un choc sourd.
Puis une plainte étouffée, suivie d’un hurlement déchirant.
Ayra le reconnut aussitôt.
Le Varnak.
Sans attendre, Elenor leva les deux mains et les projeta vers l’avant.
L’air se déchaîna autour d’elle, une rafale cinglante jaillit, soulevant les feuilles, la poussière… et ses longs cheveux châtains, qui fouettèrent l’air avec puissance, comme une extension d’elle-même.
— Ayra, rentre !
Sa voix était claire. Assurée.
Une voix qu’Ayra ne lui connaissait pas.
Déjà à l’entrée, Ayra s’arrêta, figée un instant.
Au loin, dans la pénombre du jardin, elle distingua une ombre massive qui s’agitait, blessée… mais encore debout.
Elle le vit.
Là-bas, au loin, il se dessinait parfaitement dans la pénombre, comme à cette maudite soirée.
Il se redressa sur ses deux pattes arrière, prêt à bondir. Exactement comme lorsqu’il avait voulu l’attaquer.
Un bruit précipité retentit derrière elle.
Riven.
Il surgit sans ralentir, et, sans même sembler la remarquer, son regard vert fixé sur un seul objectif, il se précipita dehors.
D’un grand saut, il rejoignit Elenor d’un seul mouvement.
Riven propulsa son boomerang doré dans les airs.
L’arme aux lames sorties,fendit l’espace et s’abattit avec violence sur le ventre du Varnak, qui poussa un cri rauque, prêt à charger.
Lui qui, d’ordinaire, paraissait si calme, toujours assis bien droit, montrait à présent toute sa grandeur.
Il dominait la scène de toute sa hauteur — il dépassait Elenor de deux bonnes têtes.
À ses côtés, Elenor continuait de faire onduler l’air autour d’elle, projetant des rafales précises, en rythme avec son souffle.
D’un geste vif, Riven s’accroupit, plaqua ses deux mains au sol.
La bête poussa un grognement guttural, et celle qui, une seconde plus tôt, se dressait encore avec menace, se retrouva brutalement plaquée au sol.
Même à une dizaine de mètres, Ayra distingua son flanc agité, la rage dans ses mouvements.
Riven leva les yeux. Il arrêta son geste.
Le Varnak, redressé sur ses quatre pattes, détala sans demander son reste, disparaissant dans l’obscurité à une vitesse effrayante.
Ils rentrèrent ensuite, sans un mot, refermant la porte derrière eux.
Le cliquetis du loquet résonna étrangement dans le silence revenu.
— Élika vous avait demandé de ne pas sortir ! lança Riven d’un ton sec.
Un ton qu’Ayra ne lui connaissait pas. Et encore moins lorsqu’il s’adressait à Elenor.
Celle-ci fronça aussitôt les sourcils, ses yeux bleu ,étincelants.
— Je ne savais pas que ça impliquait le jardin ! Tu ferais mieux de te calmer !
Mira entra dans le salon, les bras croisés, le regard interrogateur.
— Qu’est-ce qui se passe ici ?
Elle observa Elenor et Riven, encore essoufflés de leurs efforts.
— Que…
Mais Riven la coupa net :
— Le Varnak était ici. Dans le jardin !
Mira écarquilla les yeux, se tournant aussitôt vers la baie vitrée.
— Comment est-ce possible ? J’ai mis des protections autour de la maison…
Elenor jeta un regard triomphant à Riven.
— Ah, tu vois ! Je n’étais pas en tort.
— J’avais senti… une tension ces derniers temps, murmura Mira en s’approchant lentement des vitres.
Elle scrutait les alentours avec attention, son regard plus sombre qu’à l’accoutumée.
— Mais je ne me doutais pas qu’il pouvait s’introduire dans mon domaine…
Elle resta silencieuse un instant, les lèvres pincées, comme si elle tentait de ressentir quelque chose dans l’air.
Riven ne disait plus rien, observant l’extérieur avec les mâchoires crispées.
Ayra le regarda un instant.
Il avait l’air différent.
Lui qui d’ordinaire était si classique, presque trop posé, paraissait plus… viril, plus ancré.
Ses cheveux noirs, d’habitude parfaitement lisses et impeccables, s’étaient légèrement remontés sous l’effet des efforts physiques.
Une fine goutte de sueur glissait le long de sa tempe.
Une tension parcourait encore ses épaules, comme s’il n’avait pas totalement relâché son aura.
Quand elle avait vu Elenor se placer devant elle pour la protéger, Ayra avait ressenti quelque chose.
Une force.
Brute, instinctive.
Quelque chose qu’elle ne connaissait pas… mais qui avait voulu jaillir, se projeter en avant pour venir en aide à son amie.
Mais son corps encore blessé l’avait retenue.
Elle l’aurait gênée. Elle en avait conscience.
Dans cet état, elle aurait été un fardeau.
Et pourtant…
Elle la sentait encore. Tapie au fond d’elle.
Plus discrète, mais bien là.
Cette force ne l’avait pas quittée.
Ayra croisa les bras, frissonna légèrement, puis reprit le fil de la conversation.
— Dis-moi, Elenor… tu as encore des appels du symbole du destin ? demanda sa tante, toujours tournée vers le jardin.
— Oui, je venais justement d’en parler à Ayra… des couleurs commencent à ressortir, répondit Elenor, d’une voix plus assurée.
Mira porta une main à son menton, son regard toujours perdu au loin.
— C’est intéressant… ça pourrait être lié à tous ces changements… mais pourquoi maintenant ? murmura-t-elle, plus pour elle-même que pour les autres.
La pesanteur semblait avoir repris le dessus.
Les jambes d’Ayra se firent lourdes, engourdies par la douleur.
Elle flancha.
Cherchant à s’agripper à quelque chose, elle heurta une table d’appoint qui tomba avec fracas.
Elle s’écroula à côté.
Les trois se précipitèrent aussitôt vers elle.
— Il faut qu’elle retourne se reposer, déclara Mira, penchée au-dessus d’elle.
— La présence du Varnak a dû réveiller le peu de poison qu’il lui restait dans le sang.
Elenor l’aida à se redresser tandis que Riven la soulevait sans effort, la prenant sur son dos pour la porter à l’étage.
Ayra avait la tête qui tournait.
L’adrénaline, l’effort… tout se mélangeait.
Au moment où ils atteignaient les escaliers, la porte d’entrée s’ouvrit brusquement à la volée.
— Qu’est-ce qui se passe ici ?!
Élika venait d’entrer, haletante, les joues rougies par l’effort.
Des mèches folles s’étaient échappées de sa natte serrée, accentuant son air furieux.
— J’ai senti quelque chose. Je me suis précipitée ici.
Riven se retourna légèrement vers Elenor.
— Je te laisse lui expliquer. Je vais la mettre dans son lit.
Sa voix, grave et posée, résonna à travers son torse.
Ayra, collée contre son dos, la perçut de l’intérieur — comme une vibration sourde, transmise par son corps.
Une sensation étrange, presque apaisante… malgré la douleur qui lui vrillait encore les tempes.
— Alors, j’attends des explications claires !
C’était la voix d’Élika. Tranchante. Autoritaire.
Ayra l’entendait encore, bien qu’elle se laisse porter sans résister.
Elle n’avait plus de force.
Son corps était lourd, sa tête bourdonnait.
Elle s’abandonna complètement, bercée malgré elle par les pas réguliers de Riven qui montait les marches.