Chapitre 30 : Comme une envie de s'exploser

Par Elly

Lorsqu’il pénétra au cœur du cyclone, il ne distingua rien du brouillard dans lequel il avait été plongé. Piégé, il fit de son mieux pour réprimer la peur qui l’étouffait et priait pour que Poilour soit suffisamment puissant pour maintenir Zéphire au sol.

Après avoir été malmené par le vent tourbillonnant, son corps heurta finalement le sol. Le sifflement de l’air dans ses oreilles se tut, le silence et le calme soudain le déstabilisèrent. Faisant fi du tournis, il se releva, les jambes flageolantes. Thalion refoula son envie de vomir, sans qu’il ne sache si elle était due à son estomac noué par l’angoisse ou son état physique critique.

Autour de lui : le néant. Perdu dans ces ténèbres, Thalion ne parvenait à définir l’endroit où il se trouvait. Était-il toujours dans la forêt ? Il aurait dû atterrir aux pieds de la tornade, mais d'après l’absence de vent, celle-ci s’était sans doute dissipée. Il espérait malgré tout que les professeurs avaient eu le temps de la repérer pour lui venir en aide.

  —  Brillonui, marmonna-t-il d’une voix étranglée.

De l’obscurité jaillirent quelques étincelles qui formèrent une petite sphère lumineuse. Ce sort était moins difficile à maintenir que Nyctoculo, et il voulait économiser le peu d’énergie qu’il lui restait. L’éclat chassa la pénombre et lui permit de mieux détailler les alentours. Aucun arbre n’était présent, et le sol était dénué de feuille, de terre ou de racine, comme si tout avait été englouti par le néant. Seule subsistait une brume noire dans laquelle ses pieds baignaient. En baladant la boule de lumière, il constata qu’il était enfermé dans une prison de fumée. Elle l’encerclait de toutes parts, le coupant du monde extérieur. Comment allait-il se sortir de là ?

Une voix sépulcrale retentit derrière lui :

  —  Ton balai n’a pas froid aux yeux. À cause de lui, il ne me reste plus beaucoup de temps. Allons droit au but.

Il recula en manquant de trébucher lorsque la boule de lumière éclaira le visage du serpent dont les contours se distinguaient mal dans l’obscurité.

Thalion planta son regard farouche dans les yeux écarlates qui le fixaient dangereusement. Il était coincé. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de résister en attendant d’être secouru. D’ailleurs, si l’Enfant Sanglant était pressé, c’était  bon signe.  Il savait son temps compté. Cette lueur d’espoir suffit à Thalion pour retrouver son aplomb.

  —  Dans ce cas, dis-moi ce que tu veux, exigea-t-il.

  —  Ce que je veux ? Ce qui m’intéresse, c’est plutôt ce que toi, tu veux. De ce que m’a dit Eris, tu prétends vouloir montrer au monde qui t’a rejeté ses torts, mais je perçois la haine qui grouille en toi. J’entends ton cœur réclamer vengeance. Ce désir est bien présent, et est légitime. Pourquoi t’obstines-tu à protéger ceux qui méritent d’être châtiés ? Ceux qui te persécutent depuis l’enfance ?

Sans laisser le temps à Thalion de répondre, la fumée autour de lui s’anima, formant des silhouettes sombres uniquement dotées d’un large sourire. Elles le surplombaient de leur taille imposante, mais ce fut leurs paroles qui donnèrent à Thalion l’impression d’être minuscule.

« Sa simple existence nous pourrit la vie. »

« Cet enfant ne fait que causer de la souffrance. »

« Il mérite de mourir. »

Thalion serra des poings en ayant l’horrible sensation de redevenir ce petit garçon méprisé, non pas à cause de leurs mots qui faisaient échos à un bon nombre de ses souvenirs, mais du ton de leur voix : celui de ceux qui s’en fichaient d’être entendus par ledit gamin. Qui parlaient comme s’il était incapable de comprendre leurs propos qui, pourtant, s’imprimaient dans son esprit.

Une nouvelle silhouette de fumée apparut à sa droite, aussi grande qu’un enfant de huit ans. Contrairement aux autres, elle se colora, affichant un teint laiteux éclaboussé de taches de rousseurs, des boucles noires et des yeux noisette débordant de larmes qui dévalaient ses joues. Thalion recula, frappé par cette vision de lui, plus jeune, qui lui brisait le cœur. Parce qu’il savait quelles étaient ses pensées.

Pourquoi moi ? Pourquoi je dois vivre ça ?

  —  Même si je ne pouvais pas t’atteindre, je t’ai observé, confia l’Enfant Sanglant en serpentant autour de lui. J’ai vu la façon dont ils ont traité cet enfant qui n’aspirait qu’à être accepté. Cet enfant mériterait qu’on lui rende justice, tu ne crois pas ? Qui y-a-t-il de juste à sauver l’humanité qui t’a persécuté en réprimant ta colère ?

Le visage de Thalion se durcit.

  —  Je ne sauve personne d’autre que moi-même, affirma-t-il. Et mes proches, éventuellement…

C’était la stricte vérité. Céder à ses pulsions meurtrières reviendrait à céder son âme aux Ombres, devenir leur pantin, un amas de colère qu’elles manipuleraient comme bon leur sembleraient jusqu’à ce que la mort l’emporte. S’il pouvait épargner à cet enfant une énumération d’horreurs suivant son nom dans les livres d’histoire, il le ferait.

Le serpent siffla comme s’il se moquait.

  —  Tes proches ? Tu crains de les décevoir ? Ces mêmes personnes qui vont tôt ou tard t’abandonner ?

  —  Ils l’auraient fait depuis longtemps s’ils le voulaient. Ils ne me trahiront pas comme Eris.

Depuis le temps qu’ils se fréquentaient, ils avaient bien compris ce qu’ils risquaient à rester avec lui. La menace de la prophétie des corbeaux planait au-dessus d’eux, et ils l’avaient accepté.

Les silhouettes qui se dressaient autour de Thalion s’évanouirent et la fumée à ses pieds ondula, se retirant comme des vagues après avoir échoué sur le sable.

  —  Je ne parle pas forcément de trahison, nuança l’Enfant Sanglant. En mourant, ils t’abandonneraient aussi. Tu finiras seul avec leurs cadavres à tes pieds parce qu’ils auront eu le malheur de croire en toi, l’Enfant Maudit. Et ce jour-là, tu regretteras de ne pas avoir réduit le monde en cendre avant.

Le regard du serpent se détacha de lui pour fixer ce qui se trouvait dans son dos. En se retournant, Thalion sentit la bile lui brûler la gorge. La fumée qui s’était rassemblée derrière lui avait pris l’apparence de ses amis. Étalés par terre, leurs yeux éteints étaient grands ouverts et leurs uniformes étaient parsemés de taches rouges. L’effroi de Thalion devant cette vision cauchemardesque atteignit son paroxysme en apercevant le regard vide de Nohan, son teint lumineux remplacé par une pâleur cadavérique, et des larmes striant ses joues se mêlant au sang qui s’écoulait de sa bouche exsangue. Rien de tout ce qu’il voyait n’était réel, mais Thalion avait conscience que cela pouvait le devenir. Il suffisait qu’il perde face aux Ombres, ou qu’une situation dangereuse dans laquelle il les avait impliqués tourne mal. Dans les deux cas, il haïrait ce monde qui l’avait condamné à cette vie maudite et prit ses amis.

Thalion était pétrifié. Sa gorge était nouée par la peur d’assister un jour à cette hécatombe dont il serait responsable. Le serpent profita du trouble dans l’esprit du maudit pour y glisser ses paroles empoisonnées.

  —  Tu décevras peut-être tes proches en acceptant ton destin, mais en arrêtant de te bercer d’illusions et en acceptant ta nature, tu seras capable de les protéger.

Malgré sa bouche pâteuse, Thalion parvint à articuler :

  —  Je ne vois pas comment. Les Ombres vont me pousser à les tuer.

Le serpent secoua la tête.

  —  Seuls les corbeaux les plus faibles se font complètement engloutir. Les Ombres sont à notre service, et pas l’inverse. Si j’ai eu la force de les dominer, tu en es aussi capable.

Thalion savait que la magie noire était une puissance nocive et instable qui pouvait se retourner contre lui à tout moment. Si elle ne l’atteignait pas physiquement comme la magie divine, elle affectait son esprit, ce qui était pire. Il en avait eu la preuve après avoir fui Eris. Toutefois, avant de se confronter aux murmures des Ombres, il se souvenait être parvenu à les soumettre, les utilisant tout en gardant la raison. En s’entraînant, serait-il capable de les mettre à son service ?

  —  Ne tombe pas dans ce piège, mortel, le dissuada Apocryphos en lisant ses pensées. Prucia a suffisamment dénigré cette magie pour que je sache à quel point elle est néfaste. Quand bien même tu parviendrais à plier les Ombres à ta volonté tout en étant maître de toi, la magie noire reste un poison qui nécrose l’âme. À terme, tu ne seras plus toi-même.

Thalion n’aurait jamais cru qu’entendre l’Immortel lui apporterait un tel soulagement. Il se sentait moins démuni face au mage noir, pouvant compter sur la présence du dieu pour éviter qu’il ne s’égare. Au final, c’était logique. L’Enfant Sanglant n’avait aucun intérêt à ce que Thalion demeure fidèle à ses principes. Il n’en avait rien à faire des amis du jeune homme et les utilisait uniquement pour le manipuler, comme il le faisait avec ses peurs et ses blessures.

Les idées remises en place, Thalion détourna les yeux des fausses dépouilles pour les poser sur le serpent.

  —  L’offre est intéressante, mais pour l’instant, je préfère brûler que de sacrifier mon âme. Pour que la déesse de la pureté en vienne à critiquer aussi ouvertement la magie noire, c’est qu’il n’y a rien de bon à en tirer.

Le serpent siffla, les pupilles rétractées, visiblement mécontent.

  —  On dirait qu’Apocryphos a envie de participer à la discussion. Je ne peux pas l’entendre, mais son avis semble bien tranché. Il veut te protéger, c’est touchant. Étonnant qu’il intervienne dès maintenant, d’ailleurs. D’habitude, les dieux agissent seulement quand la situation les y oblige. Quand les prières des hommes ne peuvent plus être ignorées, n’est-ce pas, Apocryphos ?

Thalion perçut un bourdonnement dans le creux de sa poitrine. Cette sensation lui paraissait lointaine, indépendante de lui. Ce n’était d’autre que la frustration de l’Immortel. Ses émotions lui parvenaient lorsqu’elles étaient assez fortes, donc le mécontentement d’Apocryphos était suffisamment intense pour que Thalion la ressente. Un mauvais pressentiment l’envahi. De quoi parlait l’Enfant Sanglant ?

  —  Que Magéra cesse soudainement d’attribuer le signe du corbeau ne t’a jamais étonné ? Seuls les autres dieux étaient en mesure de l’arrêter. Mais la question est : pourquoi avoir attendu tout ce temps pour agir ?

Oui. Pourquoi ?

  —  Ah… Comment dire… Chacun s’occupe de ses affaires, de son royaume. Le pari entre Divithrum et Magéra ne regardait qu’eux, donc on n’avait pas de raison de s’en mêler. Mais après quelques siècles, la haine des amagériens a explosé, les morts se sont multipliés, les Enfers étaient débordés et les autres dieux ne voulaient pas que les magériens disparaissent… Bref, on a finalement convaincu Magéra de signer une convention qui abolissait le signe du corbeau. Elle a accepté à condition que tous les dieux signataires soient interdits d’entrer en contact avec les hommes. Moi, ça ne m’a pas dérangé, mais Divithrum ou Louvia, eux…

Thalion n’écoutait plus le dieu. Il savait que ce genre de révélations était susceptible de l’énerver, raison pour laquelle il avait évité d’interroger Apocryphos. Mais maintenant, il ne pouvait plus rester dans le déni. Les dieux étaient égoïstes, ce n’était pas une nouveauté, même si certains l’étaient moins que d’autres. Leur façon de considérer la vie était différente de celle des humains, leur conception du temps aussi. Quelques siècles n’étaient rien pour eux. Mais pour les hommes, quelques siècles de chaos, c’était un enfer interminable. Et pourtant, les Immortels n’étaient intervenus qu’à partir du moment où la situation les impactait trop. Ou qu'ignorer pour s’occuper de leurs propres affaires prétendument plus importantes n’était plus possible. Cette constatation n’était pas une surprise, mais faisait bouillir la colère de Thalion qui couvait en lui.

  —  C’est vrai qu’on a un peu tardé et qu’on donne une image peu reluisante, mais tu n’imagines pas la galère que cette convention a été. Il fallait satisfaire tout le monde, éviter qu’un conflit éclate entre les divinités et…

  —  À ton visage crispé, je devine qu’Apocryphos t’a apporté des premiers éléments de réponses. Maintenant, la question est celle que tu te poses sûrement depuis longtemps : pourquoi toi ? Pourquoi as-tu reçu ce signe maudit après deux cents ans d’accalmie ?

Thalion savait que l’Enfant Sanglant profitait de la situation pour attiser le feu qui brûlait en lui. Il ne devrait pas aller dans son sens ou se laisser emporter par son désir de comprendre. Ce n’était ni le lieu, ni le moment, mais le besoin d’obtenir une réponse qu’il attendait depuis des années était impossible à réprimer.

  —  Honnêtement, je ne connais pas les motivations de Magéra, mais je sais qu’elle n’aurait pas rompu la convention sans une bonne raison. Ça doit faire partie d’un de ses plans.

C’était tout ? Parce qu’elle avait une bonne raison, il devait passer l’éponge ? Ruiner sa vie faisait partie d’un plan ? C’était censé le réconforter ? Il devrait se sentir honoré d’être traité en paria pour le bien des desseins d’une déesse qui haïssait les hommes ?

  —  Je comprends ta colère, mortel, mais…

  —  Je comprends ce que tu ressens, Thalion, intervint l’Enfant Sanglant en susurrant près de son oreille. Cette désillusion, ce sentiment de n’être qu’un pion pour les dieux. Les humains sont leurs jouets, et la Terre, leur terrain de jeux. Il n’y a qu’à voir le pari entre Magéra et Divithrum. Sais-tu ce qu’ils ont parié ?

  —  Ne l’écoute pas, n’oublie pas qu’il cherche à te manipuler !

  —  Si elle gagnait, Magéra ferait subir son courroux aux hommes sans que quiconque s’y oppose, et si elle perdait, elle devrait aider Divithrum à trouver un moyen de leur donner la magie divine. À aucun moment il n’a été question de laisser les hommes vivres en paix.

Chaque mot du serpent était comme un coup que Thalion devait encaisser. Et la dernière phrase, un uppercut dans la mâchoire. Les hommes n’avaient jamais eu aucune chance. Quand bien même l’Enfant Sanglant aurait réussi le test, l’humanité aurait fini par se déchirer pour cette nouvelle puissance acquise. Un spectacle orchestré par le dieu de la connaissance, qu’il aurait observé avec plaisir. Thalion tituba en ayant l’impression que la fumée noire qui l’enfermait l’étouffait. Une vague d’émotions déferlait en lui, un tsunami qu’il n’arrivait pas à contrôler, et surtout, qu’il n'avait pas envie de réprimer. La déception se mua en désespoir. La rage, en haine. Il n’y avait rien à sauver de ce monde. Les dieux ne se préoccupaient que d’eux, faisant du royaume des mortels leur plateau d’échec où les pièces se détruisaient entre elles.

Le serpent l’encercla comme pour resserrer son emprise sur lui, laissant le poison de ses mots l’achever.

  —  Tu connais l’issue du pari, ça ne sert à rien de s’y attarder. Mais moi aussi, j’ai fini par convoiter la magie divine. Et je dois remercier ton père pour ça. Il a réalisé ce que Divithrum n’était pas parvenu à accomplir, même après plusieurs siècles. C’est digne d’un hibou. Se servir de son enfant comme cobaye, un peu moins.

« Un cobaye ». « Un pion ». Thalion n’était rien de plus que ça. Que ce soit ses parents, Magéra ou l’Enfant Sanglant, ils jouaient tous au jeu de celui qui réussirait le mieux à se servir de lui.

Les Ombres aussi.

  —  Tu n’es qu’un pantin aux yeux des autres ! cria l'une d'elles.

  —  Nous, on cherche juste à t’aider. À te libérer de ta colère ! gémit une autre.

  —  Raaah ! s’emporta Apocryphos. Éloignez-vous de moi ! Mortel, ignore-les, pense à tes amis !

Loin de s’arrêter là, les Ombres poursuivirent leur assaut :

  —  Tu veux écoutez ce dieu égoïste ? Les dieux nous critiquent alors qu’ils nous ont eux-mêmes créés, on se sent seul…

  —  Et puis tes amis t’utilisent aussi. Eris t’a manipulée et trahi. Cally t’a menti et caché des choses alors que tu t’es ouvert à elle. Que fera Nohan, à ton avis ?  

  —  De toute façon, tu finiras par le… Aïe ! Ôte tes sales pattes de moi, dieu de pacotille ! Regarde, c’est son vrai visage, il nous torture ! Les hommes et les dieux méritent tous d’être punis !

Thalion sentit la chaleur de la magie divine chauffer ses veines. La sensation était trop faible pour être douloureuse, mais Apocryphos tentait de repousser les Ombres avec sans le blesser. Mais Thalion ne faisait pas attention à ce détail. Tout ce qui l’importait était à quel point les propos des Ombres résonnaient en lui. Leur présence qu’il avait désespérément repoussée mais qui finissait inlassablement par emplir son esprit.

Un sifflement triomphant détourna Thalion de ses pensées. Il lut de la jubilation dans le regard carmin du serpent. À côté de lui, la fumée qui avait pris son apparence d’enfant se métamorphosa en un large miroir. Thalion s’y refléta. Ses cheveux étaient dépeignés, son teint blafard, et surtout, ses yeux étaient remplis d’encre noir. C’était la première fois qu’il était confronté à ce regard que seuls Camille et Eris avaient eu l’occasion de voir. Thalion eut l’impression que son cœur s’effritait.

  —  Ne détourne pas les yeux, lui intima l’Enfant Sanglant. Ce n’est là rien d’autre que ta nature. Ce que tu es vraiment. C’est vain de t’accrocher à un monde qui ne veut pas de toi, à une vie qui n’est pas faite pour toi. Tu es l’Enfant Maudit, ta place est avec moi, dans les ténèbres. Je t’assure qu’elles sont plus accueillantes qu’on l’imagine…

Thalion ne parvenait à décrocher de l’image que renvoyait le miroir.  Tout était embrouillé, ses émotions tumultueuses qui se noyaient entre elles et le submergeaient, les paroles des Ombres et du dieu qui engendraient un vacarme dans son esprit. Il ne savait plus qui croire, quoi faire, ce qu’il voulait. Ou plutôt, si, il ne voulait qu’une seule chose : que tout s’arrête.

  —  Détruis tout ! Détruis tout ! martelèrent les Ombres.

  —  Non, accroche-toi ! persista Apocryphos.

Thalion était à deux doigts de craquer, comme une bouilloire sur le point d’exploser. La haine pesait dans sa poitrine, s’alourdissait, si bien qu’il était las de la porter. Las de l’endurer. Qu’est-ce qui l’empêchait de vomir cette émotion qui pourrissait en lui ?

Il s’apprêtait à répondre quand il remarqua des éclaircissements dans la fumée noire autour de lui. Des teintes de gris se mêlaient aux voluptés obscures qui devenaient de plus en plus claires. Thalion annula la boule de lumière qui les éclairait. Se pourrait-il que la barrière de l’Enfant Sanglant soit attaquée ?

Ce dernier s’imposa à son regard pour le forcer à porter son attention sur lui.

  —  Cesse de retarder l’inévitable et viens avec moi. Accomplis ton destin et tu seras libéré de tout ce qui te tourmente. Ensemble, nous ferons en sorte que personne n’ait plus à vivre ce que tu as vécu. Ce que nous, corbeaux, avons vécu.

Thalion déglutit en reculant et se cogna sur la queue du serpent. Ignorant la brume blanche qui engloutissait progressivement le noir, il demanda :

  —  Comment ?

Les yeux du serpent étincelèrent comme des rubis.

  —  En sauvant le monde.

  —  Recruter des adolescents influençables en leur servant de belles paroles mensongères, ce doit être ta spécialité.

Le serpent souffla du nez avant de se tourner vers l’homme qui venait de traverser la fumée blanche. Thalion écarquilla des yeux en reconnaissant ces cheveux blond vénitien et ce visage parfait sous toutes ses coutures.

M. Cowen, le proviseur.

Il s’avança, son pyjama en satin bleu chatoyant à chacun de ses pas. Pour une fois, il affichait une expression sévère qui changeait de ses airs taquins. Le corps du serpent se contracta. Ce dernier le fixait avec attention, les pupilles rétractées.

  —  Il ne faut pas sous-estimer les jeunes, ils possèdent des ressources incroyables, justifia-t-il.

  —  Justement, non seulement ils sont manipulables, mais aussi prometteurs. Tu as ruiné la vie d’une de nos apprenties, je ne te laisserai pas en faire de même avec Thalion. Tu n’es plus un enfant, confronte-toi à des adversaires plus robustes.

  —  Même si j’ai pris quelques siècles depuis l’obtention de mon surnom, je reste un enfant dans l’âme.

  —  Une âme ? Parce qu’il t’en reste encore une ? Permets-moi d’en douter.

Le serpent siffla. L’extrémité de sa queue claqua furieusement le sol, chassant la brume blanche qui avait désormais entièrement englouti la fumée noire. Les deux individus se jaugeaient pendant que Thalion observait la scène sans savoir quoi faire. Quelques minutes plus tôt, il aurait été au paroxysme du bonheur en apercevant M. Cowen. Mais actuellement, il bouillonnait de colère, des Ombres titillaient ses envies meurtrières en lui suggérant de les tuer tous les deux, et de copieuses insultes de la part d’Apocryphos résonnaient dans sa tête, reprochant aux Ombres d’envahir son espace. Il avait juste envie de tout faire sauter, lui compris, pour enfin avoir la paix. Toutefois, il avait désiré cette aide, il n’était pas en mesure de cracher dessus. Il s’apprêtait à grimper le corps épais du serpent, mais celui-ci le devança en effectuant un nouveau tour sur lui-même pour le bloquer.

  —  En tout cas, Thalion ne semble pas souhaiter rester avec toi, constata M. Cowen, un léger sourire au coin des lèvres.

  —  Il ne l’a pas encore complètement réalisé, mais sa place est avec moi, le seul qui peut comprendre ce que c’est que d’être un corbeau.

  —  Non, sa place est auprès de ceux qui attendent son retour.

La fumée blanche se rassembla aux pieds de Thalion et s’épaissit. Il ravala un cri lorsqu’il se fit subitement engloutir comme si un portail venait d’apparaître sous ses pieds. La suite était floue. Littéralement, Thalion était plongé dans un brouillard blanc fumeux qui le guidait comme s’il était emporté dans un courant d’eau. Tout se passa si vite qu’il eut à peine le temps de comprendre avant d’être recraché à côté de M. Cowen. Il se releva, légèrement hagard. Un sifflement plus strident que les précédents lui vrilla les tympans. Il comprit que l’Enfant Sanglant était terriblement mécontent de la tournure que prenait leur conversation.

  —  Ne ferais-tu pas mieux de venir en aide aux autres élèves ? Ce serait dommage qu’il leur arrive malheur, surtout si c’est pour sauver un corbeau à la place… susurra le serpent.

  —  Ton chantage ne fonctionnera pas. Tu croyais qu’on allait laisser ta fumée atteindre les dortoirs sans rien faire ? Les professeurs sauront tenir le temps que je revienne, mais Thalion est ma priorité.

Le jeune homme se sentit troublé par les mots du proviseur. La plupart des gens pensaient comme M. Vandré : que la vie des autres serait toujours plus importante que la sienne. Qu’un adulte autre que Berry affirme le contraire lui était inhabituel.

  —  Il veut juste gagner ta confiance pour te manipuler ! lança une Ombre. C’est ce que cherche tout le…

  —  Par mes pairs, vous allez la fermer, oui ? se fâcha Apocryphos.

Les Ombres gémirent. Les veines de Thalion chauffèrent. Il grimaça lorsqu’une migraine lui compressa le crâne.

  —  J’admets que ta fumée est puissante, reconnut M. Cowen. J’ai eu du mal à la traverser, je n’ai donc pas envie de m’attarder ici trop longtemps. Si on doit s’affronter, faisons ça vite.

  —  Tu penses être capable de me vaincre ?

  —  Je ne le pense pas, je le suis. Après tout, je suis béni par une déesse.

Un symbole doré s’inscrit sur le front du proviseur, et un halo de lumière l’enveloppa. Les dieux pouvaient maudire comme Magéra l’avait fait avec les corbeaux, mais aussi bénir. Des créatures magiques comme la fée Vivienn, mais aussi des hommes. Les cas étaient plus rares et remontaient à plusieurs siècles. Les heureux élus se comptaient sur les doigts d’une main.

Grâce à son option, Thalion avait une connaissance plus large des runes, et s’il ne se trompait pas, celle qui était sur le front de M. Cowen désignait…

  —  Prucia, compléta Apocryphos.

Si Thalion éprouva un brin d’admiration pour le magérien, cette nouvelle ne réjouit pas l’Enfant Sanglant.

  —  La déesse de la pureté, en plus… s’agaça-t-il.

  —  C’est l’idéal pour combattre une magie impure comme la tienne, n’est-ce pas ? Sache que mes absences à l’académie ne signifient pas que je me la coulais douce. Me renseigner sur toi, apprivoiser ma bénédiction, dénicher des sorts aussi anciens que puissants ne sont que des exemples. Je ne suis pas un adversaire facile.

Le serpent inclina la tête comme s’il pesait le pour et le contre. Thalion trouvait M. Cowen bien confiant, et peut-être avait-il raison. En tout cas, c’était assez dissuasif pour l’Enfant Sanglant.

  —  Me battre dans cet état ne vaut pas le coup, conclut-il. Je ne pourrai pas utiliser la moitié de mes capacités.

  —  T’affronter alors que tu ne fais que posséder à distance le Nyctoplasme ne m’apporterait rien non plus. Tant que tu laisses mon élève tranquille, je t’autorise à partir.

  —  « Tu m’autorises », ricana-t-il. C’est toi que j’aurais dû tuer, et non ta femme.

Thalion se figea, estomaqué, tandis que M. Cowen demeura interdit. Sa femme aurait été tuée par l’Enfant Sanglant ? Si c’était vrai, comme pouvait-il rester si calme ?

Le serpent darda son regard sur Thalion qui ne broncha pas. Il contracta la mâchoire, comme pour retenir quelques paroles venimeuses pour celui qui avait tenté de l’embobiner dans ses plans dans un instant de vulnérabilité.

  —  Ce n’est que partie remise, promit l'Enfant Sanglant. Nous aurons d’autres occasions de discuter. En attendant, si tu as des questions sur mon identité ou sur les corbeaux, les Ombres pourront te répondre, à condition que tu les acceptes…

Sur ces mots, le serpent se figea, et sa tête couleur onyx se désagrégea, devenant une flaque noire et fumante comme de l’acide. Le corps tomba lourdement par terre. La fumée blanche se dissipa. Thalion se retrouva de nouveau au milieu de la forêt. La brume noire qui engloutissait les arbres stagnait autour d’eux. Dans le ciel, les étoiles brillaient autant qu’au début de la nuit. Cette vision l’apaisa un peu. Enfermé dans ce brouillard, il avait l’impression de ne pas avoir vu d’étoiles depuis des années.

  —  Bien, il reste une dernière chose à accomplir avant de rentrer, déclara M. Cowen.

Il pivota vers Thalion qui le dévisagea, perplexe.

  —  Un tel regard ne va pas à un gentil garçon comme toi.

Puis il s’avança vers Thalion, le halo de lumière toujours actif. On aurait dit une entité céleste illuminant la nuit.

  —  Attention, il veut te faire du mal ! Les gens qui se retrouvent seuls avec toi te veulent toujours du mal !

  —  Il va montrer son vrai visage ! Utilise-nous pour te protéger avant qu’il ne soit trop tard !

Traumatisé par ses expériences passées et effrayé par les avertissements des Ombres, Thalion recula, mais ses jambes s’immobilisèrent. Le reste de son corps se pétrifia, l’empêchant d’émettre le moindre mouvement. Il fusilla du regard M. Cowen qui lui adressa un sourire d’excuse.

  —  Désolé, ça ne va pas être très agréable.

Avant que Thalion ne puisse se décider à utiliser les Ombres ou non, le proviseur déposa sa main sur la tête du maudit. Un flash de lumière l’aveugla, et une violente douleur le transcenda, lui arrachant un hurlement. Hurlement qu’il entendit à peine à cause du cri des Ombres. Thalion avait la sensation que son âme était essorée comme un torchon que la magie noire aurait tachée.

Finalement, la douleur s’estompa. Tremblant et suintant, Thalion put bouger. Furieux, il comptait fustiger M. Cowen et riposter, jusqu’à ce qu’il le remarque. Ce silence dans sa tête. Les Ombres étaient parties. Avec sa bénédiction, M. Cowen les avait fait fuir. Thalion était étourdi par ce calme. Ses pensées n’étaient plus entremêlées à celles des Ombres, ni reprises contre lui. Il ne sentait plus l’aigreur de la magie noire circuler en lui, se faufiler dans ses failles et raviver ses blessures.

Ses émotions pesantes étaient toujours logées dans sa poitrine, mais elles n’étaient plus nourries par ces entités perfides. Elles étaient là, telles qu’elles étaient.

M. Cowen le prit dans ses bras. Surpris, Thalion se crispa.

  —  Tu as tenu bon. Tu peux être fière de toi.

Les bras de Thalion retombèrent le long de son corps. Fatigué de lutter, il laissa la chaleur de ce contact le réchauffer.

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