Chapitre 30 - Kyle : Tuer le temps

Par Emma

Lové l’un contre l’autre, je raconte à Anna la fois où Derek est venu nous réveiller, Elijah et moi, lors de mon tout premier Noël chez les Campbell. J’étais tellement surpris d’avoir des cadeaux ! Pendant un moment je suis resté là à les lorgner comme un idiot. Tout en parlant de tout et de rien, Derek a fini par les ouvrir en me les faisant passer, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde… Le premier combat officiel d’Elijah ; le temps d’un coup de poing bien placé et Mike tout affolé, agenouillé devant l’adversaire inconscient.

À l’instant où elle me demande de lui raconter l’histoire de Candice, une partie de moi se rebelle, mais je ne supporte plus de laisser Anna à l’écart de ma vie, alors, je ne lui cache rien. Les moments passés ensemble à lire des mangas. Les soirs où l’on admirait les étoiles, allongés sur des transats au bord de la piscine dénuée d’eau. Elle appartenait au bâtiment, dans lequel se trouvait notre petit logement ; je donnais des noms bizarres aux astres et ça la faisait rire. Les pique-niques au parc et nos partis de frisbee. Ces instants étaient rares, pourtant ils me paraissent, avec du recul, tellement précieux et bien plus douloureux à présent. Mais pas autant que le jour où ils sont venus nous chercher, elle : menotté sur le pas de notre porte devant tous les voisins, et moi, emmené par les services sociaux. Ce jour-là, je me suis débattu, leur hurlant de la relâcher. Il m’arrive encore d’en rêver, je nous vois nous enfuir. Mais alors, je n’aurais jamais connu les Campbell, Mike, Anna…

Loin de me sentir oppressé par mes aveux, j’ai l’impression au contraire qu’un poids vient de m’être enlevé. Anna, silencieuse, se serre un peu plus contre moi, ses fesses pressées contre mon entrejambe suffisent à réveiller mon désir. Ma main s’aventure sur son ventre et descend jusqu’à son sexe. Prenant notre temps, nous nous aimons, conscients de ces derniers instants passés ensemble.

**

Anna est partie depuis trois jours, elle m’a assuré qu’ils rentreraient une semaine avant Noël, j’espère vraiment pouvoir le passer auprès d’elle. Nous nous appelons chaque soir, l’envoi des textos est plus laborieux pour moi, j’écris beaucoup moins vite, hésite sur les mots et les émojis, elle s’en amuse gentiment et je me surprends à sourire de plus en plus souvent. Chaque matin, j’ai de nouvelles photos et des petits mots d’amour. Comme un idiot, j’attends ces moments avec impatience.

Pour être franc, Anna est la deuxième personne à me manquer à ce point. Cette douleur dans le torse qui avait fini par s’estomper, est revenue en force. Le soir où je me suis lâché dans la chambre de Derek, quelque chose s’est libéré en moi. Je ne sais pas encore comment, mais j’ai besoin d’avancer, d'appréhender l’enfermement de ma mère autrement, et aussi d’essayer de comprendre ces choix. À plusieurs reprises, je compose le numéro de la prison pour lui parler, mais à la dernière minute, je raccroche, le cœur battant la chamade et la peur au ventre. L’idée de l’avoir laissé tomber durant toutes ces années n’arrête pas de me trotter dans la tête. Derek, le redresseur de torts, est passé par là. Et merde ! Il suffit que la culpabilité pointe le bout de son nez, et bien sûr, je me sens super mal d’être enfin heureux. Même les parents d’Anna sont géniaux avec moi. Ils m’accueillent à bras ouverts, m’offrent un portable, approuvent notre couple, m’ouvrent de nouveaux horizons. J’aspire vraiment à lâcher prise sur mes peurs afin de voir ma vie sous un autre angle, mais j’angoisse comme jamais. Alors, je me persuade d’avoir besoin de plus de temps. Je me trouver des excuses bidons, conclusion : je suis coincé le cul entre deux chaises, et ça c’est juste à chier.

Marlène décide d’entreprendre des rénovations dans notre foyer. Elle veut refaire la décoration et agrandir le salon en abattant la cloison qui le sépare du bureau de son défunt mari. Nous sommes tous d’accord, et puis Derek aura plus d’espace pour circuler. Marlène a enfin tourné la page, elle est prête à ranger pour de bon les affaires de Declan. De son côté, Derek reste étrangement silencieux, mais accepte ce changement. 

Il était temps pour Mike de prendre ses marques au sein de notre famille, aussi atypique soit-elle.

Mike, Elijah et moi cassons le mur, Marlène et son fils sortent les gravats dans des sacs. Nous enlevons le vieux lino et installons du carrelage acheté à moitié prix. Mike, touche à tout, nous apprend les ficelles. Elijah s’avère être un élève appliqué et consciencieux. Je fais de mon mieux, mais je suis bien plus doué en mécanique. Derek râle à la moindre occasion, peste contre le sort et les corvées. Notre entraîneur, agacé, lève souvent les yeux au ciel, priant à coup sûr qu'une extinction de voix spontanée atteigne Derek.

Après les cours, on s’attaque aux finitions. Derek déniche un super canapé et deux fauteuils extrêmement confortables. Avec ses couleurs plus chaudes, les nouveaux meubles, et les vieux disparus de notre perron comme par magie, notre salon est devenu l’espace le mieux agencé de la baraque. Nous en profitons, par la même occasion, pour décorer notre maison de guirlandes. Notre antique sapin en plastique nous lâche le jour où nous le branchons ; Mike se ramène le jour d’après avec un modèle plus récent et beaucoup plus grand. Chaque soir nous apprécions de nous rassembler, tous ensemble, autour d’un bon dîner.

Sans nous en rendre compte, notre vie prend un tournant inattendu. On est une famille, et à cet instant tout le monde dans cette maison le ressent exactement comme ça.

**

Depuis la soirée poker, Derek et moi nous inquiétons pour Elijah. Si on ne le connaissait pas, on n’aurait jamais deviné sa peine. Roulette-man est donc venu dans ma chambre, enfin, je devrais plutôt dire qu’il a investi la pièce comme un flic appréhende un suspect. Je me demande parfois s’il finira par se calmer.

Je suis sur le point de finir ma conversation avec Anna :

— … Je te rappelle plus tard, je t’aime ma puce… Plus que deux jours et je pourrai te serrer dans mes bras… Moi aussi je t’adore.

Je regarde mon portable comme si ça pouvait la faire apparaître devant moi. Derek en profite pour m’apostropher :

— Il faut qu’on discute. Kyle ? Ici la terre, j’ai besoin de toi. Elijah ne va pas bien du tout.

Je hausse les sourcils.

— Ça, on le sait déjà ! Il t’a dit quelque chose ? Laisse-moi deviner, c’est à propos de ses entraînements ? Ou bien il s’agit peut-être de ses cours, c’est vrai qu’il n’est pas très motivé en ce moment.

Il s’approche, me pose une main sur le front, me regarde le fond de l’œil, essaie de m’ouvrir la bouche. Je recule, surpris.

— Putain ! Mais, qu’est-ce que tu fous, bordel ?

— Je vérifie que tu n’es pas malade.

Il prend un air inquisiteur.

— Depuis quand parles-tu autant ? Non, ne me dis rien. Je préfère ne rien savoir. Comment va Anna chérie ?

— MA MEUF va très bien, il est peut-être temps de te trouver une moitié, je pense à Célène Rodriguez par exemple. Elle n’attend plus que toi, mon pote.

— Super, j’ai compris. Laisse-moi te rappeler que l’amour, c’est comme une partie de cartes. Quand tu n’as pas de partenaire, il vaut mieux avoir une bonne main. Ceci dit, on ne nage pas tous dans le bonheur, prenons Elijah. Je me demandais si tu étais au courant de quelque chose le concernant.

— Même si j’avais des infos, ça ne changerait pas grand-chose. Il ne se confiera jamais à nous et tu le sais.

— Procédons par élimination. Ce n’est pas la boxe, Mike affirme ne l’avoir jamais vu aussi acharné qu’en ce moment. Ce n’est pas la boîte, il n’y a jamais eu autant d’argent pour aider la salle de sport, donc ça ne peut pas l’inquiéter. C’est Lexi ! Appelle-la, Kyle.

À notre grand étonnement, le système de la cagnotte est un véritable succès. Mike nous a demandé un coup de main pour ouvrir son bureau aux adhérents et même aux personnes extérieures défilant la journée pour déposer leurs dons. On a accepté sans rechigner, c’est bien plus facile pour nous de glisser nos billets alors qu’il n’y a pas de témoins. Chaque soir, Mike comptabilise les gains et reste toujours stupéfait devant les sommes récoltées.

Je hausse les épaules, absorbée par la photo d’Anna présente sur ma page d’accueil.

— Je n’ai pas le numéro de Lexi, et se mêler de ses affaires n’est pas une bonne idée, si tu veux mon avis.

— Si tu ne veux pas le faire, j’agirai sans toi. Cette fille, il l’a dans la peau et elle se fiche de lui. La soirée poker n’a pas arrangé les choses entre eux, on le sait tous les deux. Il ne l’a pas calculé une seule fois ce soir-là, elle a dû faire quelque chose.

— Pas forcément, Lexi a pu dire un truc aussi.

Derek me scrute, s’avance.

— Crache le morceau Kyle, Anna a dû te mettre au parfum.

Oh putain, j’suis dans la merde, j’ai promis de ne rien lâcher.

— Très bien. On va voir Elijah. Par contre, ne compte pas sur moi pour tout te raconter, c’est à lui de le faire.

Il secoue la tête, se dirige vers la porte restée ouverte, je lui emboîte le pas.

— Tu n’es qu’un traître, tu le savais, mais tu as préféré le laisser souffrir. Putain, mais comment tu arrives à dormir la nuit ?

—  Je te l'ai déjà dit, ça ne change rien. Cette histoire ne nous concerne pas, sinon il nous aurait demandé de l’aide depuis le temps.

Il arrête son fauteuil si brusquement que je manque de me casser la figure. Par réflexe, mes pieds s’écartent de son chemin, mais pris dans mon élan, mon visage rencontre le mur du couloir. Je ferme les yeux un instant et serre les dents pour ne pas lui crier dessus.

— Ça t’arrive de faire attention ! Tu n’es pas tout seul, je te signale !

— Qui parle… ? Je suis tout seul…

Furieux, je lui coupe la parole.

— Le seul à s’occuper de ce qui ne le regarde pas. Ne viens pas me chercher la prochaine fois si c’est pour essayer de me rouler sur les pieds, espèce d’abruti !

Puis, sans plus le calculer, je passe devant lui et balance un message à Anna, pour lui parler de mes intentions à propos d’Elijah et de Lexi. La réponse ne se fait pas attendre.

« J’AI CONFIANCE EN TOI »

J’aime cette fille, putain !

Allongé sur le canapé, Elijah dégomme des aliens à coup de manette. Sur la console ! Sérieux ! Plus de doute, il y a un problème. Je m’assieds dans un fauteuil, cherchant les mots appropriés pour aborder le sujet épineux. Je sens Derek bouillir d’impatience. Il me fait des signes pas très discrets pour m’inciter à parler, puis soupire bruyamment. Je me racle la gorge.

— Elijah. Nous… Enfin, on se demandait…

Mon frère se frappe le front et prend la parole.

— On veut savoir si tout va bien avec Lexi, apparemment ce n’est pas ça depuis la partie de poker. Alors on s’est dit, comme tu ne racontes jamais rien, mais bon ça ce n’est pas nouveau, qu’on n’allait pas te laisser te morfondre.

Elijah arrête de jouer et nous regarde à tour de rôle.

— C’est fini avec Lexi, d’après sa mère, je ne suis pas assez bien pour elle.

Anna m’a bien prévenu de la situation, pourtant l’entendre dans la bouche d’Elijah me peine vraiment et je ne suis pas le seul. Derek est furax et il ne mâche pas ses mots.

— Elle ne te connaît même pas. Comment peut-elle dire des âneries pareilles ? Si elle ne supporte pas de voir sa fille avec toi, c’est qu’une question d’argent. Cette femme pue le fric. Elle en parle comme si c’était la chose la plus importante dans la vie. Qu’en pense Lexi ? Anna pourrait intercéder en ta faveur, il faut faire quelque chose, alors, on décide quoi ?

Énervé par son obstination, je lui réponds sèchement :

— T’es sourd ou quoi ? Tu n’y peux rien. Pas cette fois.

Derek me lance un regard furibond. Je me pince l’arête du nez, car je sais d’avance qu’il va insister. Et, bingo, il ne peut pas s’empêcher d’en remettre une couche :

— Tu crois l’aider en sortant des conneries pareilles ! C’est facile pour toi, les proches d’Anna t’adorent…

 Je me lève comme un ressort et lui coupe la parole.

— Les parents d’Anna sont loin d’être comme cette femme, c’est une évidence pour tout le monde ici.

— Écoute-moi bien, chanteur de mes deux, on va aller trouver Lexi pour lui remettre les idées en place.

— Et toi, tu devrais apprendre à t’occuper de ton cul, pour changer, répliquais-je rageusement.

— Si tu penses que je ne vais pas y aller, c’est mal me connaître.

— Vous allez la fermer à la fin ! s’exclame Elijah d’un ton sec en balançant la manette sur le canapé. Kyle a raison, je dois oublier cette fille.

Derek, coupé dans son élan, fronce les sourcils.

— Quoi ? Et c’est tout ? Elle ne tient pas un peu à toi ? Explique-moi, parce que là je suis perdu.

Elijah commence à s’énerver.

— Il n’y a plus rien à dire, nom d’un chien. Elle a fait son choix, en assumant pas d’être avec moi. Elle n’était pas prête à me présenter à sa famille, ça te suffit comme réponse ? Il faut qu’elle grandisse un peu, Lexi est… Elle a une vie…

— Est-ce que les mots que tu cherches pour la décrire sont : bien trop gâtée par ses parents ? Ouais, crois-moi, on l’avait tous remarqué. Mais elle est aussi très étonnante et je commençais à l’apprécier, moi.

Silencieusement, je compte jusqu’à trois, Derek ne s’arrête jamais en si bon chemin.

— Bon OK, écoutez. J’admets que je me suis laissé emporter, je m'avoue vaincu... Une virée, ça vous tente ? Comme avant, juste histoire de se mettre la tête à l’envers. Moi, j’aime bien l’idée. Et si ça vous rassure, je conduirai, si vous êtes trop bourrés !

Je lui balance un coussin, en poussant un soupir de soulagement.

— T’es un emmerdeur de première Derek, mais je suis partant.

Elijah hausse les épaules.

—  Pourquoi pas ?

 

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