Elle reprenait peu à peu connaissance, le froid du sol sur sa peau mise à nu la mordait avec appétit. Une seule torche brûlait encore, à côté de la porte, agressant ses yeux boursouflés qu’elle peinait à garder ouverts. Les supplices de son corps s’éveillaient avec celles de son esprit. Elle tenta de trouver un seul endroit qui ne soit pas souffrant, en vain. Elle se retourna, se détachant de son sang coagulé à l’odeur âcre qui poissait sur les pierres. Elle s’observa, constellée de coups bleus, rouges, violets, de griffures, de lacérations. Elle pesta de douleur quand les plaies de son dos se manifestèrent alors qu’elle tentait de s’assoir. Le fouet, elle avait oublié.
Hagarde, vaseuse, épuisée, elle ne savait pas quoi faire. Elle avisa les morceaux de ses vêtements, déchiquetés autour d’elle, et entreprit de les ramasser, comme s’ils avaient encore une quelconque utilité. Chaque mouvement lui demandait un effort considérable.
Elle avait contrarié Kerst. Vraiment contrarié.
Il l’avait aidée à s’enfuir d’Aimsir grâce à l’ombre liquide. Sans son intervention, difficile à dire si elle aurait pu s’en tirer. Il lui avait fait payer le prix fort, cette fois. À peine revenus au repaire, il l’avait attrapée par les cheveux et traînée jusqu’à cette salle de torture, où il s’était déchaîné sur elle. Elle n’avait même pas pensé à se défendre. Elle était terrorisée. En y repensant, maintenant que la crise était passée, elle se sentit terriblement honteuse. Elle n’arriverait à rien si elle se laissait toujours dominer par la peur en sa présence. Pour autant, comment ne pas l’être lorsqu’un homme est capable de tels agissements ?
Elle avait simplement tenté de se justifier, mais c’était inutile. Kerst était hors de lui, il n’entendait plus rien. Il lui montra avec arrogance l’Arc du Soleil qu’il avait réussi à subtiliser. Puis, il l’avait humiliée, rabaissée, lui répétant qu’elle était inutile, minable, faible, tout en la rouant de coups avec tout ce qui lui passait sous la main. Elle se demanda s’il n’avait pas raison. Il avait réussi à immiscer le doute en elle : refuser d’assouvir les desseins de Kerst était-ce vraiment de la faiblesse ? Être incapable de tuer quelqu’un dans son sommeil était-ce de la faiblesse ? Elle ne voulait pas devenir un monstre comme lui, mais son esprit se fissurait petit à petit. Elle savait qu’obéir à ses ordres lui serait plus confortable. Elle ne finirait probablement plus dans un état pareil, mais pourrait-elle un jour se regarder de nouveau en face ?
Elle avait déjà tant de difficultés à affronter son reflet.
Après de longues minutes d’effort, elle parvint jusqu’à la porte. Elle l’entrouvrit et scruta le couloir. Les appartements de Kerst étaient fermés, elle entendait des voix floues s’en échapper. Elle sortit discrètement pour rejoindre sa chambre, mais alors qu’elle mettait la main sur la poignée, la porte de Kerst s’ouvrit brutalement. Ira se retrouva nez à nez avec Elbow, son maître d’armes qu’elle haïssait, totalement nue. Ce dernier marqua un temps d’arrêt. Il referma la porte, baissa les yeux d’une manière étrangement pudique et s’avança vers elle. Il décrocha sa cape et la passa autour des épaules d’Ira, dans un geste d’une gentillesse totalement inattendue.
- Je m’en vais. C’est fini, tu ne me reverras plus.
Ira n’avait pas la force de répondre. Elle se surprit à angoisser de son départ, car cela signifiait que désormais elle serait seule à seule avec Kerst. Même si Elbow n’avait jamais manifesté le moindre soutien à son égard jusqu’à présent, elle avait conservé l’espoir qu’il aurait pu intervenir un jour. De plus, si Kerst le congédiait, cela pouvait signifier deux choses : qu’Elbow n’avait plus rien à lui apprendre - ce qui était plutôt positif -, ou que Kerst avait changé ses plans. Dans ce cas, qu’en était-il désormais ? Il ne l’avait pas tuée au retour d’Aimsir, il était peu probable qu’il le fit maintenant, mais avec son l’esprit tordu, rien ne semblait impossible. Elle regarda la silhouette d’Elbow s’éloigner dans l’obscurité du couloir, puis entra dans sa chambre.
Plusieurs jours passèrent. Ira en profita pour récupérer des forces grâce à la tranquillité dont lui laissa profiter Kerst. Ce dernier devait être affairé à récupérer le pouvoir de la Lumière. Ira songea que cela devait l’épuiser, c’était la seule explication possible à son absence. Suffisamment revigorée, elle se dirigea vers l’armurerie pour prendre de nouveaux sabres, puis frappa à la porte de Kerst, bien décidée à avoir un semblant de discussion avec lui. De sa voix éraillée, il l’invita à entrer. Il se trouvait assis dans son fauteuil, la toisant de loin de son regard invisible. Ira prit une grande inspiration et se lança :
- Que dois-je faire à présent ?
Il éclata d’un rire méchant.
- Depuis quand te soucies-tu de m’obéir ? J’aurais dû te faire tâter du fouet avant, si j’avais su.
- Ça n’a rien à voir, répliqua Ira. Tu m’as toujours donné des instructions avant que j’aie eu quoi que ce soit à te demander.
- En effet. Et comme tu es incapable de la moindre initiative, tu attends bêtement que je te dise quoi faire.
- Tu ne me laisses pas vraiment commettre des erreurs. J’ai plutôt intérêt à ne pas être trop entreprenante.
- Ne prends pas ce ton-là avec moi, Ira.
- Dis-moi quelle est ma prochaine mission.
- Aucune.
- Pardon ?
- Tu as bien entendu. Je n’ai rien de prévu pour toi. Toutes les Mystiques sont désormais terrées au château, et étant donné le fiasco que tu m’as servi la dernière fois, je préfère ne pas t’y renvoyer. La sécurité a été renforcée, évidemment.
- Que dois-je faire alors ?
- Rien. Pour l’instant du moins. J’ai peut-être un projet pour toi mais je dois encore y réfléchir. Je dois m’absenter plusieurs jours, d’ici là, tu restes cachée ici. Tu ne bouges pas, c’est compris ? Sois assurée que je te retrouverai où que tu ailles si tu tentes de t’enfuir.
- Pourquoi ne pas me rendre ma liberté, si je te suis inutile ?
La bouche de Kerst se crispa. Ira craignit le pire. Elle allait peut-être regretter son audace. Il se leva de son fauteuil pour s’approcher d’elle. Ira sentit son ombre grandissante sur elle. Une présence écrasante. Il lui saisit le menton de ses doigts décharnés, lui enfonçant ses ongles dans sa chair déjà meurtrie.
- Parce que tu es ma chose. Tu m’appartiens. Ta vie dépend de la mienne. Ton sort est lié au mien. C’est clair ? lui souffla-t-il à la figure.
Ira hocha la tête. C’était clair, mais plus elle y réfléchissait, moins elle comprenait son entêtement et son obsession à la garder sous son joug, car finalement, il n’y gagnait pas grand-chose. Il relâcha son visage et la congédia d’un geste méprisant. La seule bonne nouvelle, c’est qu’il allait partir, elle pourrait respirer quelque temps.
Environ une semaine s’écoula après le départ de Kerst. Ira avait résisté à l’envie d’aller fouiller ses appartements. Elle trouverait certainement des réponses, mais le prix à payer serait trop cher. Alors qu’elle sortait de la cuisine, elle entendit du raffut provenant de la trappe. Des bruits de pas, lourds, nombreux, des voix, des tintements d’armures. Elle avait de la visite. Elle s’attendait à voir débarquer un jour ou l’autre les troupes d’Aimsir, mais elle ne pensait pas qu’elle serait seule à ce moment-là. Kerst était-il au courant ?
Elle courut chercher ses armes et se cacha dans la salle de torture, à l’abri de l’obscurité. La trappe était certes solide, mais elle n’était pas inviolable pour autant. Elle entendit des coups, ressentit des tremblements. Ils s’acharnaient pour ouvrir, et tant pis pour la discrétion. Ils devaient être venus en nombre s’ils s’attendaient à tomber sur Kerst et elle. Heureusement, elle avait l’avantage du terrain. Un grand fracas l’informa qu’ils avaient réussi à ouvrir le repaire. Ils descendirent doucement. Ils jaugeaient les lieux. Ils ne pourraient pas être plus d’une dizaine à la fois dans le couloir étroit, et forcés d’attaquer un par un. Ira distingua une voix de femme donner des instructions inaudibles.
La chevaleresse.
La Mystique de la Lumière déchue, évidemment. Cela ne pouvait être qu’elle. Ils ouvraient les portes une par une. Les pas se rapprochaient. L’obscurité s’évapora lorsqu’ils arrivèrent dans la pièce. Ira se tenait droite et déterminée. Myhrru, en première ligne, se figea dès qu’elle l’aperçut. Elle fit signe à ses chevaliers de ne pas bouger.
- Vous n’avez rien à faire ici, lança Ira.
- Vous avez deux choses qui nous appartiennent, répliqua Myhrru.
- Elles ne sont pas là.
- Où est-il, lui ?
- Dans la pièce d’à côté. Fuyez tant qu’il est encore temps. Il sera sans merci.
- S’il était vraiment là, nous serions déjà au courant.
- Il n’est pas aussi bête que vous pour se montrer à découvert comme vous le faites, rétorqua Ira.
Voilà qu’elle prenait la défense de Kerst. Quelle ironie.
Myhrru se mit en garde, puis avança avec deux autres chevaliers à l’intérieur. Ils ne pouvaient pas être plus nombreux sans se gêner. Une chance pour Ira. Ils lancèrent l’assaut. Ira esquiva les premiers coups. Elle atteint les deux chevaliers aux membres inférieurs, puis, une fois qu’ils furent au sol, leur trancha la gorge en une fraction de seconde. Ils furent bientôt remplacés par d’autres, qui connurent le même sort. Myhrru toucha Ira à plusieurs reprises. C’était le prix à payer pour se débarrasser des autres. Elle savait que la chevaleresse était plus redoutable qu’eux, même si elle s’attendait à ce qu’elle soit plus rapide. Elle boitait légèrement, elle ne devait pas être totalement remise des blessures subies lors de l’embuscade. Une chance supplémentaire pour Ira.
Alors que les corps de ses chevaliers recouvraient intégralement le sol de la petite pièce, Myhrru s’arrêta soudain. Le reste de sa troupe, dans l’encablure de la porte, attendit les ordres.
- C’est peine perdue. Tu vas y laisser toute ta troupe, est-ce que ça en vaut vraiment la peine ?
Myhrru reprenait son souffle, son épée brandit. L’argument avait fait mouche, mais elle était déterminée à aller jusqu’au bout. Alors qu’elle ouvrit la bouche pour ordonner aux autres d’entrer, Ira s’élança sur le mur pour atteindre la porte, qu’elle claqua brutalement au nez des chevaliers. Ils tombèrent à la renverse dans un vacarme d’armures et de jurons. Ira profita de cet instant pendant lequel Myhrru était totalement aveuglée pour se jeter sur elle. Elle lui asséna un coup de pied en plein visage, ce qui, malgré son casque, l’étourdit suffisamment pour la mettre à genoux. Ira coupa d’un coup net les cordons de son armure qui tomba au sol, attrapa les cheveux de Myhrru pour la relever et lui trancha l’abdomen d’un geste précis. La chevaleresse lâcha alors son épée dans un cri de douleur extrême. Le sang ne tarda pas à couler. La porte s’ouvrit sur les chevaliers énervés. Ira souleva alors Myhrru contre elle, pointant son sabre sur son cou.
- Ne bougez plus ! s’écria-t-elle.
Ils s’exécutèrent, la panique dans les yeux.
- Vous allez me laisser partir, et je la relâcherai en vie !
Ils se concertèrent, les avis divergeaient.
- Dépêchez-vous, elle ne survivra pas si vous tardez !
- D’accord, d’accord. Laissez-la passer ! ordonna un des chevaliers aux autres, qui protestèrent.
- Ne tentez rien de stupide, menaça Ira. Sinon, vous êtes condamnés comme les autres.
Elle passa devant les chevaliers qui la dévisagèrent, de la haine et du mépris dans les yeux. Elle était habituée. C’étaient les seuls regards qu’elle connaissait. Une fois arrivée dehors, elle déposa Myhrru sur la neige et courut vers l’extérieur de l’enceinte des ruines. Elle sauta sur un cheval et s’enfuit au galop droit devant elle, vers les bois de Svartal. Ils pourraient suivra sa trace jusque-là, mais ils ne s’aventureraient certainement pas à l’intérieur. Ils prendraient le risque de se perdre et de tomber sur les elfes noirs, peu enclins à discuter avec une troupe armée.
Elle espérait seulement qu’ils seraient plus disposés avec elle.
De bonnes actions, ni trop rapides, ni trop longues. C'est parfait. Tu entretiens le mystère tout en amenant pas mal d'éléments et d'explications à chaque fois.
Vivement la suite !
Merci encore et à bientôt au prochain chapitre !!