Ostara se demandait si le château retrouverait un jour son calme.
Alors qu’elle étudiait le livre de Sélène avec Judith dans la bibliothèque, des pas affolés et des ordres aboyés leur parvinrent aux oreilles. Elles se précipitèrent vers les écuries et découvrirent le triste spectacle de la troupe de Myhrru qui revenait des ruines. Des dizaines d’hommes déjà raidis par le froid de la mort, et Myhrru, inconsciente, rouge de sang, le teint cadavérique. Elle aida son frère Will à s’occuper des chevaux, pendant que Judith guidait les chevaliers qui transportaient Myhrru jusqu’à l’infirmerie privée du château. Ostara tenta de glaner des informations auprès des soldats restants, mais ces derniers ne lui répondirent même pas. Ils lui adressèrent un simple signe de la main signifiant qu’ils ne voulaient pas parler. Ostara eut le sentiment qu’ils n’en étaient pour l’heure plus capables. Son angoisse augmenta. Que s’était-il donc passé ?
Elle se hâta de panser les chevaux, trempés de sueur malgré le froid hivernal. Ils peinaient à reprendre leur souffle. Ils avaient dû galoper depuis une longue distance dans la neige, poussés par leurs cavaliers, eux aussi étaient fourbus. Elle les gratifia d’une tendre caresse et d’une pomme chacun avant de retourner dans le château.
Lorsqu’elle arriva dans l’infirmerie, il y avait déjà du monde devant la porte. Judith, Dyme, Iwan et Lars patientaient en attendant les nouvelles, même si le prince d’Heimdall ne semblait pas vraiment inquiet. Ostara poussa la porte avec précaution et trouva Adelle, le capitaine, le Roi et Elista au chevet de Myhrru. Un docteur l’examinait, pendant qu’Elista, grâce à sa magie de l’eau aux vertus guérisseuses, tentait de lui porter secours. Auguste sortit de la pièce afin de rapporter l’état de Myhrru à son épouse. La capitaine Eamon regardait avec une angoisse palpable le ventre à la plaie béante. La main discrètement serrée sur le poignet de la jeune femme, il surveillait si son cœur battait toujours.
Ostara songea aux paroles d’Adelle et de la subjectivité des sentiments, interdite dans l’armée, pourtant inéluctable, apparemment. Elle se sentit inutile, une fois de plus. Ce sentiment ne la quittait plus depuis qu’on lui avait volé son arme sacrée. Ou alors peut-être était-ce encore plus ancien ?
Elle voulait faire quelque chose pour celle qui l’avait défendue, et qui se retrouvait dans la même situation qu’elle : une Mystique déchue. Elle avisa un tablier propre au mur. Elle le décrocha, enroula ses cheveux épais dans une coiffe et attisa le poêle. Elle mit de l’eau à chauffer dans une grande casserole en cuivre et prépara des torchons propres.
- Que faites-vous ? lui demanda le médecin.
- Je vais vous aider. Je ne vous gênerai pas.
- À votre aise, lui répondit-il avec dédain.
Elle commença par nettoyer la plaie. Elle remplit une bassine vide d’eau souillée par le sang. Elle sécha l’ensemble, puis laissa la place au médecin qui entreprit de recoudre la balafre. Ostara espéra qu’elle n’en garderait pas une cicatrice trop prononcée, si tant est qu’elle y survive.
Elle décrotta la jeune femme des pieds à la tête. Eamon s’éclipsa lorsqu’elle coupa ses vêtements pour l’en dégager.
Près de deux heures furent nécessaires à la suture. Pendant ce temps, Elista maintenait son pouvoir sur Myhrru. Ostara la recouvrit de couvertures chaudes, surveillant régulièrement son souffle et son pouls.
Lorsqu’il eut terminé et coupé le dernier fil, en nage, Ostara rhabilla la chevaleresse avec délicatesse.
- Je vais la veiller cette nuit.
- D’accord. Je vais voir avec les autres pour que nous puissions nous relayer à son chevet, proposa Elista.
Une fois seule, Ostara s’occupa du feu, tira un fauteuil à côté de la table et s’enroula dans une couverture, ne quittant pas Myhrru des yeux. Les prochaines heures allaient être cruciales. Elle avait beau ne plus posséder son arme sacrée, elle pria de toutes ses forces la Terre de protéger son amie.
Au milieu de la nuit, alors qu’elle luttait contre le sommeil, Ostara eut la surprise de voir la porte s’ouvrir sur le dernier qu’elle s’attendait à trouver : Dubhan Grian. Il ne semblait pas présumer de rencontrer quelqu’un, de toute évidence.
- Que fais-tu ici ? demanda-t-elle avec agressivité.
Elle était persuadée qu’il venait l’achever.
- On se calme, répondit-il en murmurant. Je viens simplement vérifier comment elle va.
- Depuis quand son état t’intéresse-t-il ? rétorqua Ostara, bien décidée à veiller comme une louve sur Myhrru. Tu veux terminer le travail de tes amis ?
Il pesta et repartit aussi sec.
Plusieurs jours s’écoulèrent, et l’état de Myhrru se stabilisa. Les soins prodigués par Ostara et Elista semblaient faire leur effet. Un matin, la jeune femme ouvrit enfin les yeux.
« Il était temps » songea Ostara, soulagée. Il avait été impossible de la nourrir décemment et elle avait besoin de prendre des forces pour surmonter sa blessure. Myhrru essaya d’articuler quelques paroles, en vain. Elle était très affaiblie. Elle ne put rien avaler de solide avant encore une semaine. Les mots sortaient, décousus, murmurés, à peine compréhensibles. Elle put recevoir plus de visites, ce qui, contrairement à ce qu’aurait pensé Ostara, ne semblait pas lui faire plus de bien.
Environ vingt jours après son retour, un soir, alors qu’Ostara était sortie pour aller chercher du linge propre, elle entendit des voix lorsqu’elle s’approcha de l’infirmerie. Elle s’avança doucement et tendit l’oreille. La porte était restée entrouverte, elle entendait tout.
- Comment te sens-tu ? demanda une voix masculine.
- De quoi j’ai l’air à ton avis ? répliqua Myhrru avec amertume.
- Je suppose que c’était une question stupide.
- Pourquoi es-tu ici ? Ne me dis pas que tu es inquiet maintenant, Dubhan ?
Le sang d’Ostara ne fit qu’un tour. Toutefois, elle se retint d’entrer et de congédier ce goujat. Ils avaient peut-être des choses à se dire. Elle surveilla néanmoins avec attention que cela ne dégénère pas. Par précaution, elle emprunta une épée à une armure d’exposition.
- Crois-le ou pas, je me préoccupe de ton sort.
- Si je pouvais rire je m’en casserais les côtes, ironisa Myhrru.
- Je tenais à m’excuser… Pour tout… Je… Je me suis laissé emporter par ma fierté…
- Tu ne penses pas que c’est un peu facile ?
- Si, bien sûr… Je ne te demande pas de me croire, je voulais juste te faire part de mes regrets. J’ai eu le temps d’y réfléchir…
- Je ne voudrais pas être grossière, donc je te laisse imaginer tout seul où tu peux te mettre tes regrets. Parce que moi aussi, j’en ai des regrets. Je regrette que ton orgueil de mâle déplacé t’ai conduit à organiser un piège qui a coûté la vie à la moitié des hommes sous ma responsabilité ; je regrette que cette même embuscade ait permis à Kerst de voler mon arc ; je regrette qu’Ira nous ait échappée pour la même raison ; je regrette qu’à cause de ce foutu piège tordu que tu as échafaudé, je sois allée me jeter dans la gueule du loup, affaiblie et dépourvue de mes pouvoirs ; je regrette, enfin, parfois, ne pas être morte là-bas, plutôt que d’avoir à entendre ce genre d’excuse très malvenue ! s’emporta Myhrru.
Le cœur d’Ostara se serra. Elle avait tant de peine pour son amie. Dubhan possédait une responsabilité majeure dans ce qu’il venait de se passer, mais personne ne voulait la prendre au sérieux. Il resta silencieux.
- Quoi, tu ne vas pas me plaquer contre le mur ou m’étrangler cette fois ? Tu as vraiment des scrupules on dirait ! C’est parfait. Si tu veux prouver ta sincérité, dis-moi la vérité. Toute la vérité.
Le chevalier garda le silence. Il semblait réfléchir aux conséquences de ses paroles, pour une fois. Ostara espérât que personne ne vienne les interrompre.
- Je n’ai aucun lien avec Kerst. Il s’est trouvé là lors de l’embuscade, ce n’était pas prévu, commença Dubhan. Lorsqu’il s’est approché de toi j’ai… Je lui ai demandé d’épargner ta vie. Je savais qu’il était possible de prendre une arme sans tuer son porteur, puisque Ira l’avait fait avec Ostara. Il m’a assommé et il a, semble-t-il, tenu parole.
- Contre quoi as-tu échangé ma vie ? demanda Myhrru. Je ne peux pas croire qu’il n’ait rien exigé en retour.
- Les autres armes. Je lui ai promis d’aider celui qui a organisé l’embuscade à les voler.
- Pardon ? s’offusqua la chevaleresse. Dubhan, je ne comprends pas, si ce n’est pas toi qui a mis tout ça en place, qui est-ce ? Celui que tu es allé voir dans cette auberge ?
- Oui. Je suis son espion depuis des mois. C’était le prix à payer pour qu’il organise le piège. Je n’avais pas assez d’argent, ma position au sein du château l’intéressait plus.
Ostara sentit un abattement terrible lui tomber dessus. Ce qu’il était en train d’avouer était criminel.
- Kerst venait de le rencontrer, c’était la raison de sa présence à Aismir cette nuit-là. Ils ont conclu un marché. Quand Kerst a vu que j’étais le seul encore debout, il a compris qui j’étais.
- Alors tu as marchandé la vie des autres Mystiques et l’avenir du royaume tout entier, au lieu de l’affronter, lui, le meurtrier de ta sœur, le seul responsable ! s’écria Myhrru, des larmes de fureur dans la voix. Tu n’es qu’un lâche ! Tu n’as aucun honneur ! Tu ne mérites pas d’être chevalier !
Ostara entendit des coups. Elle jeta un œil à l’intérieur et vit Myhrru frapper Dubhan violemment sur le torse à plusieurs reprises, désespérée. Il ne réagissait pas. Les yeux baissés, il se laissait faire. Que pouvait-il dire de plus ?
Quand elle eut terminé, assise dans son lit, elle le fixait gravement.
- Tu es conscient que nous allons devoir rapporter ces propos au capitaine Eamon ?
- Oui. Je ne me défilerai pas cette fois.
- Tu sais qu’ils vont te condamner à mort ? insista Myhrru.
- Ça, c’est moins sûr, rétorqua Dubhan. Je détiens une information capitale qui pourrait peut-être m’éviter ça.
Myhrru attendit, l’air interrogateur. Que pouvait-il avoir encore à dire qui soit plus important que tout ce qu’il venait de révéler ? Dubhan prit une grande inspiration.
Son dernier aveu résonna longtemps dans la tête d’Ostara.
Dans tous les cas, c'est un excellent chapitre. J'ai adoré ce petit côté voyeur de Malou qui écoute la conversation.
Tous tes chapitres sont très bien menés. Je ne vois pas ce que tu pourrais améliorer ici, très honnêtement.
Vivement la suite !
Ca me fait chaud au coeur, d'autant qu'on arrive dans des chapitres cruciaux et j'ai parfois l'impression de ne pas les gérer correctement.
J'espère que cela continuera à te plaire! :)