Le froid déposait son voile brillant sur le continent. Dans leur cage, les trois prisonniers ne purent qu'endurer ses caprices. C'était d'abord de la peau qui se hérissait, piquait, démangeait, avant de céder à la teinte blême qui déjà, avait avalé le soleil. Puis les souffles transits tentaient naïvement de repousser l'obscurité d'un nuage clair et chaud, que des doigts gelés cherchaient à recueillir. De vieilles crevasses saignaient les lèvres et les muscles, figés, se crispaient autour des organes qu'il fallait à tout prix protéger de l'impalpable menace.
Autour d'eux, la foule qui avait fantasmé des rebuffades, des mots, des insultes, des prétextes à condamner, n'avait finalement eu sous les yeux que des voyageurs épuisés et amorphes. Au fil de sa dispersion, Sygn voyait, sur le bord de la route, les petites fenêtres s'éclairer d'une lueur orangée.
Solveig guida la mule jusqu'à une maisonnée branlante, à l'écart de la longue rue. Elle passa un portail et arrêta la charrette dans ce qui, à l'odeur, ressemblait à une étable, mais qui, à voir de plus près, ressemblait davantage à un dépotoir, accumulant outils, pinces rouillées, tonneaux renversés, enclumes, étaux, tôles, crochets, maillons, bouteilles, établis rafistolés et sans aucun doute, colonie de rats. Le tout transpirait l'humidité et la moisissure.
Loki fut le premier – et en fait, le seul – à être tiré hors de la cage. Réveillé en sursaut, il tenait à peine sur ses jambes, et c'est à grand renfort d'orgueil et de complainte qu'il fut entraîné, sous les yeux pantois de sa complice. Solveig et lui disparurent après que grinça une porte. Elle fut la seule à revenir, armée d'une botte de carottes.
Sans se soucier de ses hôtes, elle prit le temps d'allumer un feu. Il trônait à hauteur de mains, dans l'âtre d'un grand four. Elle actionna un soufflet qui fit ronronner les flammes. Les ombres ainsi rejetées laissaient place à un atelier crasseux de poussière. Sygn comprit qu'ils n'étaient ni dans une étable, ni dans une quelconque grange. C'était une forge.
Solveig s'accorda de longues minutes pour se réchauffer, les mains placées au-dessus des braises. Sous ses vêtements amples, enchevêtrement de couches d'étoffes trouées, ses membres grelottants regagnèrent en sensation. Le givre collé à ses boucles brunes fondit et tomba en une fine pluie lorsqu'elle les fit rebondir sur ses joues. Son teint grisé par le froid retrouva sa couleur chaude de cuir tanné.
Elle détacha la mule et remboursa le dérangement de la pauvre bête avec ses légumes, aussitôt engloutis.
« Où as-tu emmené Loki ? »
Solveig leva la tête avec un froncement de sourcils. La Sorcière s'était redressée. Le visage contre les barreaux, seuls ses mots sortaient de sa prison. En s'avançant, Solveig laissa clairement apparaître qu'il lui coûtait d'abandonner la petite mule. Le noir de ses yeux, plus tenace que toutes les ombres.
« Tu as dit que tu nous conduisais chez ton père, et personne n'a trouvé de raison de s'y opposer. Ce doit être un homme puissant. »
Sa remarque fit sourire Solveig, sans l'amuser. Elle croisa les bras sous sa poitrine, entraînant le carillon agacé de ses bijoux. A cette distance, elle pouvait voir le désespoir qui tordait le visage poisseux de sa captive. Le sel lui avait rongé la peau et l'épuisement la secouait de frissons.
« Pourquoi es-tu avec lui ?
— Avec qui ?
— Avec qui ? A ton avis ! Le Fourbe.
— Nous... Nous ne sommes pas avec lui. Pas tel que tu sembles l'entendre.
— Tu as l'air confuse. Je suis prête à parier qu'il t'a embrouillé l'esprit.
— Où est-il ? Je t'en prie, ramène-le !
— Vous l'accompagnez.
— Il nous guide.
— Tu lui fais assez confiance pour ça.
— Pour cela, oui. Il n'a pas encore donné de raison de douter. »
Le regard de Solveig prit un pli soupçonneux. La pression dessina un angle sur sa mâchoire. La Sorcière paraissait nerveuse, elle s'agitait comme les prisonniers coupables qui savent leur procès joué d'avance.
« Si tu n'es pas totalement idiote, alors tu es naïve, la Sorcière.
— Tu le connais, c'est cela ? demanda Sygn.
— Tout le monde le connaît.
— Mais toi, tu as l'air de le connaître plus que tout le monde. »
Avec sa tête dodelinant comme une roue mal fixée à son essieu et son débit de parole ramolli par une langue pâteuse coincée dans une bouche sèche, Solveig se demanda à quel moment elle tournerait de l'œil.
« Ton refus de le nommer, parvint-elle à ajouter. Comme si tu craignais son seul nom.
— Loki a détruit cet endroit, répliqua froidement Solveig. Il a détruit tous ceux qu'il a approché. »
Son spectre rejoignit les ombres dansantes et la mule qui, toujours, mangeait. Solveig cherchait la paix dans les poils rêches de l'animal mais de toute évidence, sans succès ; entre ses lèvres à la pulpe noircie et percée de bijoux, elle marmonnait avec colère. Ce pouvait être le récit d'une vieille dispute, de vieux arguments, restés si longtemps sur son cœur qu'ils avaient fini par l'écraser.
« Nous ne le suivons ni pas obéissance, ni par allégeance. »
C'est l'homme-garçon qui avait parlé. Solveig frémit. Le son de sa voix inspirait la vision d'une profonde caverne, où sommeillait quelque chose de dur et de cruel.
« Loki nous a ouvert une porte de sortie et nous nous y sommes jetés. Maintenant que nous sommes de l'autre côté, il est le seul qui accepte de nous guider. »
Un ange passa et Solveig en laissa plusieurs autres traverser l'espace, le temps de rassembler ses pensées. Le calme nécessaire, elle ne le trouvât qu'auprès du four. Assise sur le rebord en briques, elle respirait à grande bouffée l'odeur de métal et de poussière brûlée. Son souffle saccadé et sa voix muette. Sygn se demanda si elle n'était pas en train de pleurer. Solveig ne paraissait pas tant agressive que blessée. Quelque chose dans sa posture recroquevillée rappelait une peine ancienne. Et puis, tout à coup, elle se retourna, les joues striées de larmes noires.
« Où est Loki ? réclama encore Sygn. Je t'en supplie.
- Un jour, ton ami, ton guide ou peu importe le statut que tu lui accordes, s'est présenté ici. Ici même. Tu l'aurais vu, si hautain dans son manteau de fourrure blanche, cracha Solveig sans indulgence. Il s'est avancé vers mon père et a balayé son atelier du regard. C'était un regard empli de condescendance, tel que notre Roi lui-même ne saurait en jeter au plus démuni vagabond. La forge était mieux rangée, bien sûr, mais aussi plus encombrée qu'aujourd'hui et elle sentait le métal fondu, le suif brûlé, la sueur âcre des jours de labeur. Ce que Loki n'a jamais connu. Il a passé son doigt pâle dans la poussière, a retroussé son nez de dégoût et a dit ceci : 'cet endroit est répugnant et pourtant, on dit partout que ton frère et toi êtes les meilleurs artisans de Nidavellir. Est-ce la vérité ?'. Mon père lui a répondu que c'est en effet, ce qu'il se disait.
Ton ami a posé des questions qui n'appelaient aucune réponse. Ses mots parlaient la langue du mépris. Sa salive était un venin qu'il crachait sans retenue. Il mit en doute que quoi que ce soit de beau puisse naître d'un tel lieu. Mon oncle Brokk s'est défendu en présentant la parure de bijoux qu'il venait de terminer pour l'imminent mariage d'une princesse Elfe. Il a présenté les portraits de tous les souverains d'Yggdrasil, arborant des couronnes et des tiares forgées de leurs mains. Il montra des cornes ornées de rubis, des peignes sertis de saphirs, des jattes en argent, de la vaisselle aux motifs d’ivoire… A l'époque, les étagères que tu vois tuilaient sous le poids des babioles précieuses. Nous sommes des lapidaires, des forgerons, des maréchaux ferrants, des joailliers mais de toute évidence, pas des menuisiers compétents. Bref, sans doute lassé, le Fourbe a fini par reconnaître que, peut-être, 'un peu de talent animait ces mains grossières qu'étaient celles des Nains.'
— Ton père et ton oncle, ce sont les...
— Le Fourbe les défia tous les deux, poursuivit Solveig après un hochement de tête. Pour plaire aux dieux qui l'avaient accueilli, et qu'il avait déjà trahi en une myriade d'occasions, Loki voulait offrir les plus grandes extravagances. Il voulait un marteau capable de contenir un orage dans sa masse. Il voulait un bijou qui ferait de son porteur l'être le plus riche de tous les mondes. Il voulait un navire de guerre capable de contenir mille hommes et de tenir dans le creux d'une poche. Il voulait une chevelure tissée dans un rayon de soleil.
Mon père et mon oncle, dans leur orgueil, ont accepté la commande. Loki paria que rien de ce qu'ils pourraient concevoir ici n'éblouirait les dieux, habitués aux plus somptueux apparats. Dans un éclat de rire, il a même dit qu'il était prêt à en mettre, non pas sa main, mais sa tête à couper. Je m'en souviens bien car alors, j'étais petite fille et je jouais, cachée sous cet établi, là-bas. Ses mots, ses certitudes m'ont emplie de colère. J'ai vu mon père et mon oncle échanger un regard et c'est à ce moment-là qu'ils ont décidé de sceller leur accord. Sur ces derniers mots du Fourbe. Sa tête, contre leur travail.
Aussitôt fut-il parti, aussitôt se mirent-ils à l'œuvre. Sept jours durant, ils alimentèrent la forge, firent fonctionner son soufflet sans répit et ce, bien qu'une horde de guêpes se soit donné le mot pour les accabler de piqûres. Je passais mon temps à les poursuivre, à essayer de les chasser d'un coup de tapette mais je ne parvins à n'en tuer aucune. L'une d'elle piqua mon oncle et le rendit aveugle d'un œil. Pour autant, ils achevèrent leur travail. Et jamais je n'ai vu chose plus scintillante, plus belle, plus brillante. Ils tenaient sans doute là les plus incroyables travaux du continent. De toute l'Histoire de tous les royaumes confondus. Dans les galeries des mines, courrait le bruit que 'Brokk et Eitri seraient couverts d'honneurs' et eux, l'imaginaient aussi. Ils en parlaient entre eux et se voyaient déjà, obtenant les faveurs de la Douce Freya où celles, sauvages, de la redoutable Skadi. Ils riaient, à demi ivres. Mon père me bordait rapidement le soir, mais il prenait le temps de me jurer que lorsque nous nous installerions à Asgard, j'aurai, rien qu'à moi, une chambre avec des draps de velours et des tapis en fourrure de loup, que des servantes m'apporteraient tout ce que je pourrai désirer et que jamais, je n'aurai à me salir les mains comme lui les avait salies.
Le Fourbe revint quelques temps après, accompagné par les autres dieux d'Asgard. La Cité leur fit bel accueil. Sur le chemin menant à la forge, tout le monde jeta des pétales blancs, des fleurs qui sont cultivées plus loin vers l'intérieur des terres et qui servent normalement à épargner notre souverain de l'odeur des mines. Mon père et mon oncle Brokk présentèrent le fruit de leurs efforts : Mjölnir, le marteau pour le puissant Thor, avec lequel il invoque la foudre et déchaîne le tonnerre ; Draupnir, le bracelet qu'Odin porte chaque jour depuis qu'il a posé l'œil dessus et duquel naissent huit anneaux semblables toutes les neuf nuits ; Skidbladnir, que tu connais ; et à la noble Princesse Sif, ils tissèrent une chevelure qui donna à l'Or son nom et sa préciosité.
Les dieux se ravirent de chacun de ses présents et lorsque Loki, réalisant sa défaite, tenta une première fois de s'éclipser, ils l'obligèrent à honorer sa partie du marché.
Mon père et mon oncle avaient aiguisé leur plus belle hache et se tenaient prêts à récupérer leur dû. Sur leur établi, ils avaient déjà préparé un socle sur lequel disposer la tête de celui qui les avait sous-estimés. Mais Loki parvint à s'enfuir. Il prit l'apparence d'un poisson qui glissa des mains de mon père et qui fit basculer mon oncle par-dessus-bord. Les dieux ne bougèrent pas le petit doigt pour le rattraper et ils partirent, comme ils étaient venus, à ceci près qu'ils étaient chargés d'offrandes volées, prétextant qu'ils n'étaient pas responsables des fourberies de Loki.
Je me fiche que Loki soit un mauvais payeur. Il a fait bien pire que cela, précisa Solveig en réponse au sourcil de Sygn, levé avec scepticisme.
Trois soirs après cela, c'est la Vane Freya qui se présenta à l'atelier. Je me souviens de son arrivée. Elle marchait dans la nuit, auréolée de la beauté de mille étoiles. Ses cheveux à elle n'avaient pas été tissés d'un rayon de soleil mais semblaient provenir de la lune. Tout en elle tombait du ciel. Sa peau soyeuse, ses yeux clairs, ses lèvres roses, enchantèrent tous ceux qu'elle croisa. Elle était si légère, si gracieuse dans sa robe rouge, qu'elle ressemblait à un pétale de rose virevoltant. Elle me vit sur le chemin et quand elle prit ma main, je sentis la douceur de sa nature, rien qu'au travers de ses doigts qui sentaient le miel. Ses ongles brillaient comme le reflet d'un astre sur la mer. Freya n'était pas seulement la plus belle créature foulant la terre. Elle rendait beau tout ce qui traversait le prisme de ses yeux. Elle m'offrit le plus beau des sourires. Je me suis sentie aussitôt comme la fillette la plus aimée et la plus heureuse des Mondes. Ses dents étaient de nacre, sa langue de rubis. Quand elle parla, quand elle rit, on eût dit le chant mélodieux d'un oiseau. »
Le récit de Solveig s'éteignit, noyé dans le chagrin. Elle tentait de chasser les bruits pour espérer entendre le timbre de cristal de la Vane, mais la Belle Déesse était, depuis longtemps, partie.
« Elle avait vu les trésors de Nidavellir et, à mon père et mon oncle, elle supplia pour que lui soit fabriqué un collier. Un collier plus beau encore que celui qui pendait au cou de la vieille Mère-de-tout. Et elle, était prête à payer. Elle le répétait sans cesse. Je me souviens des pierreries, des pièces et des perles qui roulèrent de la bourse qu'elle posa sur l'établi.
Mon oncle Brokk, suspectant une ruse d'Odin pour extorquer encore de leur talent, objecta que rien de cela n'avait de valeur. Que les joyaux se cueillaient en grappes dans les mines et qu'avant la chevelure de Sif, l'or n'était considéré que comme un métal médiocre, peu solide et dont la seule qualité était de briller un peu plus que les autres.
Mon Père, par contre, accepta. Sans doute car, pendue aux doigts délicats de Freya, je le lui réclamais. Si j'avais eu la force de manier les outils, je me serais donnée corps et âme pour le bonheur de la déesse.
Ce que je ne comprenais pas en ce temps-là, c'est que mon père était toujours furieux, au fond de lui, de l'humiliation qui lui avait été infligée. Alors, il décida de se venger sur la Belle Vane. Il la savait orgueilleuse et obsédée par tout ce qui pouvait flatter sa beauté. A l'époque je ne compris pas ce qu'il fit. Tout ce que je sus, et je m'en réjouissais, c'est qu'elle allait rester quelques temps avec nous.
Les journées, elle les passait auprès de moi, au bord de la plage. "Pauvre petite" me dit-elle, lorsque je lui racontai être orpheline de mère. Freya chantait de douces comptines pour moi. Dans les flots, dissimulées dans l'écume, je l'aurais juré, à plusieurs reprises, voir des sirènes venues l'écouter. Elle me montra comment fabriquer des bracelets avec des petits galets, comment extraire le parfum des fleurs. Elle m'offrit un pan de sa robe et le noua dans mes cheveux. Mais plus la pauvre Freya restait, plus le blanc de ses yeux rougissait. Plus sa bouche tremblait. Plus sa voix s'affaiblissait.
Chaque soir, au plus noir de la nuit, elle se rendait, honteuse, dans toutes les maisons de la Ville. Elle me disait être l'invitée de telle ou telle famille pour que je ne me mette pas à pleurer et à la réclamer. Des années plus tard, j'ai appris qu'en paiement de ce bijou, mon père avait exigé qu'elle accordât ses faveurs à chaque homme dont elle avait croisé la route en arrivant. Pour autant, elle me couvrit de tendresses et de baisers jusqu'au jour de son départ, qui survint plusieurs semaines après.
Ce jour-là, mon père m'arracha de ses bras et lui jeta au visage un écrin de velours. La pauvre Freya pleurait et ses larmes perlaient comme des gouttes de rosées sur des pétales de soie. Les miennes coulaient sans relâche, en un torrent acide de sel. Mon père n'avait jamais été un être cruel. Jamais il n'avait fait pleurer qui que ce soit. Pas même moi.
Mais par la faute de Loki, son cœur était devenu mauvais. »
Solveig marqua une pause. Le visage tourné vers le feu, Sygn l'entendit seulement renifler. Le crépitement des braises couvrait ses sanglots. Avec hargne, elle jeta quelque chose dans les flammes, ce qui fit soulever un essaim d'étincelles. Puis elle reprit, la voix tremblante :
« Quand Odin revint, il ne reçut aucun accueil. La colère de mon père n'avait pas été apaisée. Au contraire, elle grossissait, comme un feu que chaque jour alimentait d'une bûche supplémentaire.
— Pourquoi Odin est-il revenu ? demanda Lokten.
— Il était arrivé à sa connaissance le prix payé par Freya pour sa parure et il en était furieux, d'autant que la parure avait mystérieusement disparue. Il laissa échapper que Freya accusait Loki de l'avoir volée mais lui, accusait les Nains d'avoir jeté dessus quelques maléfices. Je savais que ce n'était pas le cas. Ce que je savais en revanche, c'est que le Fourbe s'en était aussi pris à Freya tout en accusant ma famille des maux qu'il avait causé.
- Que s'est-il passé, après ? demanda Sygn avec prudence.
— Odin exigea qu'en réparation, soit conçu un second collier, en tous points semblables. Mon père refusa tout net. Il rappela à Odin la dette d'Asgard qui demeurait en souffrance et le Vieux Borgne prit mal de se voir ainsi rappelé à sa place.
Mon oncle Brokk tacha d'arrondir les angles mais en vain car Odin, excédé, sortit Mjölnir de sous sa cape de voyage et l'abattit sur les mains de mon père. "Puisque tu refuses de me servir, tu ne serviras personne d'autre." a-t-il vociféré avant de disparaître. Jamais ses mains n'ont vraiment guéri. Elles avaient été brisées en mille morceaux, elles étaient comme une épée dont la lame aurait éclaté. Des jours entiers, je n'entendis plus que ses hurlements de douleur quand Brokk venait s'occuper de lui. »
Solveig se laissa volontairement distraire. Du bout d'une tige de métal, elle remuait vaguement les braises, l'esprit bercé par le souvenir de la plus belle des déesses. Le parfum d'été de sa chevelure de blé, l'éclat marin de ses yeux, le toucher de sa peau quand elle pressait la joue contre la sienne. La délicatesse de ses caresses, lorsqu'elle la bordait, et la tendresse du baiser qu'elle déposait sur son front pour bénir son sommeil.
« Plusieurs fois ensuite, prétendant venger l'honneur de sa pauvre fille, Odin envoya des navires et des soldats mi-hommes mi-bêtes. Durant des années, les raids se sont succédés pour vider nos mines et enterrer les preuves de sa barbarie sous des tonnes de terre. Mon oncle Brokk mourut dans l'une de ces attaques.
Et mon père ne forgea plus jamais rien. Il ne remit jamais les pieds ici. Aujourd'hui, voilà ce qu'il reste de Nidavellir, dit-elle avec fermeté. On fouille de la cendre et de la terre pour ne rien trouver d'autre que de la terre, de la cendre et de vieux cadavres. Tout cela à cause de cet ami que vous vous entêtez à croire et à protéger. Loki noircit le cœur de ceux qu'il croise et il déclenche, tôt ou tard, le chaos sur ceux qui ne lui servent plus. Il ne vous apportera rien que la peine et la trahison. Vous ne devriez pas vous fier à lui.
— Je ne le croirai pas plus longtemps que nécessaire.
— Qu'est-ce que cela signifie ? »
Dévorée par une force qui la dépassait, qui la secouait comme un pantin et la privait d'équilibre, Sygn perdait patience.
« Il doit nous conduire jusque Vanaheim, répondit Lokten avec précaution.
— Je ne compte pas lui faire confiance au-delà de cette destination, appuya Sygn. Cela, je ne pouvais le dire devant lui.
— Pourquoi vous amène-t-il là-bas ?
— Pour me conduire auprès de mon père.
— Qui est ton père ?
— Le Vane Freyr. »
Le Vane Freyr, Lokten avait été habile en le nommant de cette manière, pensa Sygn. Une histoire presque commune que Solveig ne pourrait pas ignorer. Ainsi, pourraient-il presque se prétendre cousins éloignés par l'adoption. A la manière dont se détendirent les traits de Solveig, il fut évident que c'est le lien qu'elle venait intérieurement de tisser. Sa méfiance devint curiosité. Revenue à proximité de la cage, l'obscurité de son regard s'était adoucie, évoquant désormais la caresse d'un songe plutôt que les griffes d'un cauchemar.
« Et toi, qu'est-ce que tu fais avec eux ? demanda-t-elle.
— Je veille sur lui, fit Sygn. Je l'ai promis à sa mère.
— Nidavellir n'est pas sur le chemin de Vanaheim. C'est même plutôt un très long détour.
— Il ne nous a pas dit ce que nous venions faire ici. Je te l'ai déjà dit !
— Et ces pommes d'or ? Que viennent-elles faire dans cette histoire que vous essayez de me faire avaler ?
— C'est pour lui », balança Sygn, dont l'équilibre ne tenait plus qu'à son appui contre les barreaux.
Lokten la dévisagea. Quand les regards se tournèrent vers lui, il se précipita dans le coin le plus sombre de la cage. Ses doigts attrapèrent le bord de ses manches tandis que ses longs membres maigres se refermèrent contre ses côtes. Son visage disparut entre ses genoux, ne laissant de lui qu'une masse décrite par ses vêtements froids et mouillés.
« Que lui arrive-t-il ? demanda Solveig en cherchant à l'approcher.
— Attends un peu. S'il te plaît. »
Sygn mobilisait tout ce qui lui restait de lucidité pour se consacrer à un semblant d'apaisement. Ses veines se tendaient douloureusement sous sa peau. Les battements désorganisés de son cœur cognaient dans sa poitrine. Tout cela devenait douloureux. Elle ne voulait pas fermer les yeux et risquer de tomber encore dans le néant quand bien même tout autour et tout en elle l'y poussait.
« Je te dirai tout mais laisse-lui quelques instants », pria-t-elle.
Solveig consentit à reculer d'un pas. La Sorcière rampa dans la paille pour approcher le garçon, ou l'homme, c'était difficile à dire, le plus doucement, le plus silencieusement possible. Parvenue à ses côtés, elle s'évertuait à éviter son contact.
« Lokten, tout va bien, murmura Sygn contre sa tignasse hirsute. Montre simplement les écailles sur tes bras, s'il te plaît.
— Ignores-tu ce qu'ils font aux monstres comme moi, ici ?
— Tu n'es pas un monstre, Lokten. Je t'en prie, fais-moi confiance.
— Tu parles comme lui.
— Je veux juste que nous sortions d'ici. S'il te plaît. »
Lokten cherchait la vérité dans ses yeux gris. Il ne vit que les cernes violacés qui la ternissait. La Sorcière ne lui avait jamais menti. Elle avait posé du baume sur ses plaies et nourri le corps que d'autres avaient affamé. Il avait causé son épuisement et il en éprouva une profonde culpabilité. Alors, doucement, il consentit à tendre le bras, sans le regarder. Sygn replia sa manche avec autant de délicatesse que le lui permettaient ses doigts cruellement privés de dextérité. Solveig entrevit les écailles noires qui purulaient autour de son poignet. En un battement de cil, l'étoffe recouvrait à nouveau la peau nécrosée et l'angoisse de Lokten.
« Lokten a été le prisonnier de Heimdall. Une intrigue entre les dieux ou quelque chose comme ça. Tout ce que nous savons, c'est que les pommes ralentissent son mal. C'est pour cela que nous faisons route vers Vanaheim. Nous espérons que le Dieu de la Vie aura un remède.
— Comment ces pommes sont-elles arrivées en ta possession, Sorcière ? Loki doit t'accorder beaucoup de confiance pour que des choses si précieuses reposent entre tes mains. »
A cet instant où l'opiniâtreté de Solveig franchit un nouveau pallier, Sygn baissa les armes. En fait, elle aurait pu lui inventer les secrets les plus insondables d'Yggdrasil si, en échange, cela lui donnait une chance de revoir Loki.
« Les pommes n'ont pas été cueillies dans les Jardins de la défunte Idunn. Elles viennent du territoire de sa sœur Torunn. Ma mère. C'est là que ce sont croisés nos trois chemins. Lokten venait de s'évader, Loki venait chercher ces fruits pour prouver leur existence aux Asgardiens et moi je fuyais le jugement de mon frère. Heimdall était sur nos talons. Loki nous a proposé une échappatoire et c'était la seule que nous ayons. »
Solveig, peu convaincue jusque-là, décroisa les bras. Son air était mauvais, sa bouche, tordue de contrariété. Elle ôta de son épaule la besace qui ne lui appartenait pas et la jeta au travers des barreaux. A sa surprise, c'est la Sorcière qui se jeta dessus et qui retourna jusqu'à la doublure du sac. Elle fouillait avec frénésie, pareille à une chienne qui aurait perdu son os. Elle finit par en sortir une outre qui s'avéra complètement vide à laquelle elle s'efforça de tirer une gorgée qui ne vint jamais.
« Si c'est de l'eau que tu veux, je peux t'en donner, grinça Solveig.
— Où est Loki ? Où est-il ? J'ai besoin de le voir ! »
Le pli désagréable fripa le menton de Solveig. La Sorcière n'était pas la maîtresse du Fourbe, elle ne le réclamait pas avec les accents suaves de celles qui s'étaient prétendues héritières de la Grande Enchanteresse. Pour ceux qui la regardaient, les yeux de Solveig brillaient d'une lueur indéchiffrable. Elle-même hésitait encore. Il y avait quelque chose de désespéré chez la Sorcière.
« Quel est ton nom ?
— Sygn.
— Et le sien, c'est Lokten, c'est ça ? Pour le moment, considérez que je vous crois tous les deux. »
Sa mise en garde fut bien entendue.
« Je pense aussi savoir ce que vous faîtes ici. Je pense savoir ce que Loki vient chercher. Il l'aura, mais cette fois, il paiera.
— Nous t'avons dit tout ce que nous savions. Va le chercher, je t'en supplie. »