Ce matin-là, le palais entier vibrait d’une énergie encore jamais vue. Même si Caraghon avait ignoré que ce jour était un jour de fête, il n’aurait pas fallu être bien malin pour comprendre que quelque chose d’important se tramait. En descendant le perron de la grande cour, son regard suivit les charrettes qui débouchaient de la porte de la barbacane. Il distingua le foisonnement blanc de ce qu’elles transportaient, sans parvenir à l’identifier. Immobile près de la fontaine brillante de gel, il scrutait les visages de ceux qui allaient et venaient autour de lui, mais nulle part il ne voyait celui qu’il cherchait.
— Caraghon ! l’interpella une voix familière.
Il se retourna, un peu précipitamment. Askaos, flanqué de Pelion et Algon, leurs sabres à la main, s’approchaient de lui.
— Viens à la salle d’arme avec nous ! lui lança son ami. Les officiers eälagoniens organisent un petit tournoi qui m’a l’air prometteur.
Le jeune soldat hésita une fraction de seconde avant de décliner d’un mouvement de tête :
— J’aimerais, mais vous devrez y aller sans moi.
— Sans notre meilleur élément ? bougonna Pelion avec une moue. Ce serait dommage de priver les yeux des Eälagoniens de tes talents.
— Tu n’as qu’à leur montrer les tiens, riposta Caraghon avec amusement.
— Comme tu voudras, trancha Askaos alors que Pelion s’apprêtait à insister. Nous te laissons. A ce soir, peut-être !
Et par-dessus son épaule, il lui adressa un clin d’œil qui fut tout sauf discret. Le jeune soldat leva les yeux au ciel.
Ses frères d’arme partis, il se retrouva de nouveau seul avec la fontaine dont il contempla fixement le jet d’eau claire ininterrompu. Le vent faisait claquer sa cape comme une voile, le fracas des roues et des sabots mêlés d’éclats de voix emplissaient ses oreilles. Le temps commença à lui sembler long, et il se sentait idiot à rester planté là, tout seul, au milieu des allées et venues constantes. Il préféra tourner le dos à la cour de peur de sentir peser sur lui les regards de ceux qui s’activaient.
Pour se rassurer, il tira de sa manche le morceau de parchemin roulé en boule qu’il déplia maladroitement ; une seule phrase y était inscrite, de l’écriture qu’il avait appris à reconnaître : Rappelez-vous votre promesse. Une servante l’avait apportée ce matin même. L’unique interprétation qu’il lui avait donnée était cette promesse qu’il avait faite de passer la Fête de Cyrmë aux côtés de Tyeltaran, mais à présent, le doute l’assaillait. S’était-il trompé ?
Deux mains s’abattirent sur ses épaules, le faisant sursauter. Il se rattrapa de justesse au bord de la fontaine avant de piquer du nez dans l’eau, cherchant à se dégager de la masse qui pesait dans son dos.
Quand enfin, il se libéra et fit volte-face, le rayonnant sourire de Tyeltaran le désarma complètement.
— Je vous ai fait peur ? demanda celui-ci. Oh, je vous en prie, ne me regardez pas comme ça, on croirait que vous avez vu un démon.
Et il se mit en route en l’invitant à la suivre. Caraghon lui emboîta le pas sans pouvoir s’empêcher de le détailler du coin de l’œil. Un vaste manteau de fourrure enveloppait ses épaules, révélant les manches d’une cotte noire et une ceinture à la large boucle d’argent. Plus habitué à le voir vêtu de couleurs chaudes, il se trouva un peu surpris de cette austérité, avant d’apprécier son élégance sans ostentation. Puis, très vite, il détourna la tête.
— Nous ne prenons pas les chevaux ? s’étonna-t-il en constatant qu’ils se dirigeaient droit vers la barbacane.
— Je préfère aller à pieds. Se fondre dans la foule, c’est le meilleur moyen de profiter des festivités, vous verrez.
Le jeune soldat tâcha de dissimuler une certaine appréhension à cette perspective. Il avait toujours été accoutumé à surplomber la foule depuis les hauteurs de sa selle, et non à s’y mêler.
Pour franchir la herse relevée des portes, ils durent longer la file de charrettes immobilisées les unes derrière les autres, tandis que des valets déchargeaient leur contenu dans des larges paniers tressés. Il s’agissait de fleurs, de monceaux de fleurs blanches qui se déversaient comme des vagues d’écumes, certaines s’égarant et finissaient échouées sur les pavés humides.
Caraghon vit à peine la main de Tyeltaran jaillir et cueillir au passage l’une de ces larmes immaculées. La faisant tourner entre ses doigts, il décocha à Caraghon un petit sourire satisfait.
— Des fleurs de cyrmä, expliqua-t-il. Elles ne poussent que durant la saison froide. On en décore toute la ville et le palais entier pour honorer le dieu de la nuit et de l’hiver.
A peine eurent-ils quitté les enceintes du palais que le vent redoubla de violence. A chaque expiration, Caraghon voyait un nuage de buée s’échapper de ses lèvres, et même son manteau fourré ne le protégeait plus de la piqure du froid. A ses côtés, Tyeltaran bataillait avec ses cheveux que les bourrasques rabattaient devant son visage.
— J’aurais dû faire une tresse, comme vous, grogna le jeune prince en tâchant de les rassembler derrière ses oreilles.
Ce faisant, il laissa échapper la fleur, qui s’envola comme un oiseau minuscule. Caraghon la regarda disparaître par-dessus le parapet avec déception, mais Tyeltaran ne sembla même pas s’en rendre compte.
— Dépêchons-nous, conclut-il en allongeant le pas. Il y aura moins de vent en ville.
La ville vibrait d’animation et de chaleur, saturée de de couleurs, de sons, d’odeurs. Partout où il portait son regard, il y avait ces fleurs blanches, accrochées aux balcons en guirlandes, foisonnant en bouquets sur les devantures et aux fenêtres, ornant les cheveux des jeunes gens.
Alors qu’ils se frayaient un chemin parmi les badauds, Caraghon intercepta de nombreux regards tournés en leur direction, accompagnés de haussements de sourcils, de rictus, d’exclamations. Il était évident, songea-t-il, que leurs chevelures claires ne passaient pas inaperçues. Sa nervosité exacerbée distilla un goût amer dans sa bouche. Il ne portait sur lui qu’une courte dague par habitude glissée à sa ceinture, dissimulée par les plis de sa cape. Une défense aussi dérisoire qu’un hameçon face au déchaînement de l’océan. Restait à espérer qu’il n’en aurait pas besoin.
Quand il sentit un poids tirer sur sa cape, il se raidit et sa main se porta instinctivement à sa ceinture.
Mais en fait d’un agresseur à repousser, ce fut la frimousse rosie par le froid d’une petite fille qu’il découvrit. Agrippée au pan de son manteau pour le retenir, ses grands yeux sombres le dévisageaient avec curiosité. Elle serrait dans sa main un bouquet de fleurs de cyrmä ; après un instant de réflexion, elle le lui tendit d’un geste plein de solennité.
— Merci, prononça-t-il en acceptant son présent avec stupéfaction.
Elle le fixa encore plusieurs secondes sans rien dire, et il se demanda s’il avait fait quelque chose qu’il ne fallait pas.
Et puis, d’une petite voix fluette, elle lança :
— Vous êtes très beau.
Et sans lui laisser le temps de réagir, elle tourna les talons et s’enfuit comme un lapereau. Caraghon la vit courir vers une femme, probablement sa mère, qui lui saisit la main avec fermeté pour l’emmener, sans manquer d’adresser au jeune soldat un regard noir.
— Le début d’un bon nombre de conquêtes, s’amusa une voix derrière lui.
Un poing sur la hanche, Tyeltaran le regardait en penchant la tête sur le côté.
— Ne restez pas avec ce bouquet à la main comme un idiot, lâcha-t-il en s’approchant.
Il se saisit des fleurs avec autorité, et, une par une, les glissa dans les cheveux de Caraghon. Celui-ci se raidit, surpris par ce geste ; un frisson déferla dans son dos sous le contact des doigts du prince sur ses tempes. Quand ils se retirèrent, il en tira un étrange regret.
— Je n’ai pas l’air ridicule ainsi ? s’inquiéta-t-il malgré lui.
Tyeltaran recula d’un pas, comme pour mieux admirer son œuvre ; mais son sourire n’était empreint d’aucune ironie, au contraire.
— Pas du tout.
Ils se remirent en chemin. Au-dessus d’eux, les nuages cotonneux descendaient sur le monde en vagues de brouillard diffus qui noyaient les toits. L’air embaumait la pluie, le pain chaud et la gaieté ; quand ils débouchèrent sur une place à proximité du fleuve, le tumulte était mêlé d’éclats de musique. Une jeune fille perchée sur une pile de caisses pinçait les cordes d’un luth ; sa mélodie avait entraîné plusieurs couples en un bal improvisés. Des spectateurs formant un demi-cercle autour d’eux frappaient dans leurs mains pour les accompagner.
Non loin de là où Tyeltaran et Caraghon s’étaient arrêtés, un jeune homme déposa une couronne de fleurs blanches sur le front d’une demoiselle avant de l’entraîner par la main au milieu des danseurs. Le soldat observa la scène avec curiosité.
— Vous voulez aller danser aussi ? souffla Tyeltaran tout près de son oreille, le faisant tressaillir.
— Absolument pas ! s’exclama-t-il compulsivement.
Le prince esquissa une moue déçue.
— Je ne sais pas du tout danser, ajouta Caraghon en se sentant d’un coup contrit.
— Vous n’en avez pas besoin, rétorqua son compagnon en désignant les danseurs et leurs mouvements désordonnés. Il ne s’agit de rien de conventionnel, vous savez.
Précisément, faillit laisser échapper le jeune soldat. Il appréhendait terriblement ce qui n’était pas conventionnel, d’autant plus s’il s’agissait de se donner en spectacle.
— Allez, insista Tyeltaran en riant.
Il lui saisit la main pour essayer de le tirer en avant. Caraghon se campa sur ses positions comme un animal rétif, mais ne fit rien pour dégager ses doigts prisonniers de ceux du prince. Leur chaleur était agréable.
— Par les Dieux, vos mains sont glacées, fit remarquer le prince en accentuant son étreinte. Voilà l’occasion d’aller nous payer un peu de vin chaud, ça vous remettra d’aplomb.
Et il abandonna l’idée de le faire danser pour le traîner à l’autre bout de la rue, qui débouchait sur les quais. Aux abords du pont qui enjambait le fleuve, se dressait une petite baraque de bois que Caraghon aurait de loin prit pour un hangar ; en réalité, il s’agissait d’une minuscule boutique. A l’intérieur, un vieil homme s’activait autour d’un chaudron sur le feu, brassant son contenu à la louche avant d’y jeter quelques pincées d’une poudre tirée d’un sachet cacheté. En avisant ses deux clients, il se rapprocha de l’étal de bois, avec les manières vives et précises d’un écureuil.
— Je ne suis pas surpris de vous voir, jeune prince, déclara-t-il à Tyeltaran avec une affection non dissimulée. Le plaisir est toujours grand de constater que vous ne m’avez pas délaissé.
L’interpellé se fendit d’un large sourire.
— Pour rien au monde, sire Lorian.
— Allons, combien de fois vous ai-je dis d’abandonner ce vilain « sire » ? lança gaiement le vieillard en hochant la tête. Alors, vous venez pour le vin d’ensmin, comme toujours ? C’est une chance que j’ai réussi à obtenir ces épices, le convoi est arrivé hier ; vous savez, avec ces ennuis du côté de Teharion, sans parler de la pluie, les transports sont difficiles… Et que faudra-t-il à votre ami ? demanda-t-il soudain en dardant sur Caraghon son regard attentif.
Celui-ci, désemparé, se tourna vers Tyeltaran, qui répondit à sa place sans hésitation :
— La même chose.
Puis tandis que le vieux marchand retournait à son chaudron, le prince se pencha vers le jeune soldat pour lui souffler :
— Vous m’en direz des nouvelles.
En quelques instants, deux larges gobelets remplies de vin fumant furent déposés devant eux. Tyeltaran tira de sa ceinture une bourse rebondie dans laquelle il piocha, et ce geste rappela à Caraghon qu’il ne possédait pas de monnaie pour le rembourser.
— Tyeltaran… commença-t-il avec hésitation.
— Je sais, le coupa aussitôt celui-ci en lui tendant l’un des gobelets, et je m’en moque. Laissez-moi vous offrir ce jour, puisque vous me laissez profiter de votre compagnie.
Le soldat n’insista pas. La chaleur du vin réchauffait ses paumes transies tandis qu’ils retournaient dans la rue.
— Buvez tant que c’est chaud, dit Tyeltaran en savourant une première gorgée, sinon cela perd tout son attrait.
Caraghon suivit son conseil. En effet, la saveur des épices qui se répandirent dans son palais était agréable. Gorgée après gorgée, il sentit son corps se réchauffer. Ils déambulaient côte à côte au bord du fleuve où nombre de barques circulaient et s’engageaient dans des combats navals acharnés.
— Il y a quelques années, il faisait déjà si froid que le fleuve était gelé, raconta Tyeltaran avec un sourire. On n’avait même plus besoin d’emprunter le pont pour aller d’une rive à l’autre.
— Est-ce possible qu’il fasse froid à ce point ? s’ébahit Caraghon, frissonnant rien qu’à cette pensée.
— Rarement à Eäran, le rassura le prince en riant. En Daneimion cependant, c’est monnaie courante. Là-bas, la glace est si épaisse qu’une compagnie entière de cavaliers pourrait traverser un lac gelé sans aucun risque.
Il laissa passer quelques secondes avant de glisser d’un air faussement soucieux :
— J’espère ne pas trop vous dissuader de découvrir un jour mon duché.
Il finit son vin d’un trait en fixant le jeune soldat par-dessus sa coupe. Celui-ci, encore plongé dans une profonde perplexité, ne parvint qu’à secouer la tête avec un vague raclement de gorge.
— Cependant, laissez-moi vous rappeler que vous m’avez fait une promesse, reprit Tyeltaran avec amusement.
— Je vous en ai fait beaucoup, rétorqua malicieusement Caraghon. Si vous faites référence à celle de vous suivre en Daneimion, c’est à moi de vous rappeler que je ne vous ai rien promis d’autre que d’y réfléchir.
Son compagnon émit un reniflement dédaigneux.
— J’ai toujours entendu dire que les Dejclans étaient attachés à l’honneur et à l’importance de la parole donnée…
Caraghon tiqua aussitôt, bien qu’il soit parfaitement conscient de cette provocation délibérée.
— Ne vous lancez par sur une voie dangereuse, mon prince, répliqua-t-il d’un ton doucereux. Le passé a déjà prouvé qui, de nous deux, était le meilleur à l’épée.
L’interpelé lui renvoya un long regard dans lequel ce magnétique feu bleu se raviva. Par instants, lorsqu’il arborait cette expression, il ressemblait à un félin en chasse.
— Je peux vous surpasser dans d’autres domaines. Vous devriez prendre garde.
D’ordinaire, Caraghon n’était pas friand de défis ; mais son orgueil titillé, il se sentait plus enclin à entrer dans ce jeu. Tyeltaran avait indéniablement l’aura d’un prédateur, mais il ne se sentait pas comme une proie.
— Surprenez-moi, alors.
Le prince éclata de rire.
— Avec plaisir.
Il lui glissa un regard en coin, avant de tendre la main pour rajuster l’une des fleurs dans ses cheveux. Caraghon, qui les avait presque oubliées, tressaillit. Les doigts du prince s’attardaient sur sa tempe, attisaient par leur seul contact la chaleur du vin qui se répandait dans son corps, et cette sensation le troublait au plus haut point.
— Vous voyez, susurra Tyeltaran en le lâchant, il n’est pas difficile de vous surprendre.
— Tout dépend, le corrigea Caraghon en lui rendant son sourire. Il y a des personnes plus surprenantes que d’autres.
Il ne manqua rien de l’étincelle de surprise ravie qui pétilla dans les yeux de son compagnon.
Sa propre sincérité l’étonnait lui-même. Oui, Tyeltaran ne cessait de le surprendre, de l’intriguer et de le fasciner. Le feu était son élément ; sa proximité chassait le froid et son absence laissait régner l’incertitude, mais trop l’approcher signifiait s’exposer à la brûlure.
Ils revirent sur leurs pas, jusqu’à la place où le cercle des danseurs s’était encore élargi. La jeune fille au luth avait été rejointe par plusieurs autres musiciens aux instruments variés qui tressaient ensemble une mélodie entraînante.
— Allons voir ça de plus près, peut-être nous dégoterons-nous des cavalières, s’enthousiasma Tyeltaran.
Au moment où ils traversaient la rue, Caraghon fut alarmé par un vacarme de sabots et de voix qui lui fit tourner la tête. Droit devant eux, une carriole lancée au galop leur fonçait dessus.
Il eut à peine le temps d’agripper les épaules du prince pour le pousser avant qu’ils ne finissent piétinés. Juchés sur le véhicule, une bande de gamins munis de paniers jetaient des gerbes de fleurs de cyrmä sur leur passage. Des éclats de rire et des cris saluèrent cette pluie inattendue. Caraghon, hébété, ne parvenait à détacher son regard de Tyeltaran, ses cheveux d’or et ses vêtements constellés de pétales blancs. Cette vision lui donnait plus que tout envie de rire, et il se contint avec peine.
— Je vois bien que vous moquez de moi, soupira le prince en époussetant sa cotte d’un geste plein de condescendance.
Caraghon secoua la tête, se mordit la lèvre, et finalement, n’y tenant plus, laissa échapper le rire qui gonflait dans sa poitrine.
— Si cela peut vous rassurer, vous n’avez pas meilleure allure que moi, ajouta Tyeltaran d’un ton faussement pincé.
Puis il s’interrompit, le regard posé sur quelque chose par-dessus l’épaule de Caraghon. Celui-ci jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, et aperçut un couple tout près d’eux. Le jeune homme qui glissait ses mains dans les cheveux de sa compagne pour en chasser les pétales, tandis qu’elle enlaçait son cou. Et le long baiser qu’ils échangèrent en finissant de se débarrasser mutuellement des restes de la pluie de fleurs.
Il se détourna vivement et évita le regard de Tyeltaran posé sur lui en faisant mine de s’absorber dans la contemplation des danseurs. Une jeune femme munie d’un plateau chargé de chopes de bière passa près d’eux avec un grand sourire ; il s’apprêtait à décliner l’offre, quand le prince s’empara d’autorité de deux chopes en la remerciant.
— Après le vin, est-ce raisonnable ? commenta Caraghon.
— Allons ! Le pire sera à venir lors du banquet de cette nuit.
Il conclut sa déclaration par une ferme rasade de bière. Un peu à contrecœur, le soldat accepta la pinte, sans cependant y toucher. A ses côtés, Tyeltaran vida près de la moitié de la sienne d’une traite. Quand il passa sa langue sur ses lèvres, son expression était pensive comme s’il sortait d’une longue méditation.
— Est-ce qu’en Dejclencie, nous pourrions danser ensemble sans crainte de regards désapprobateurs ?
Il avait posé cette question sans regarder Caraghon, les yeux perdus dans le lointain, par-delà la fête, les musiciens et le ciel blanc.
— Je ne crois pas, répondit-il doucement. Vous êtes prince, et moi soldat.
— Et cela pose un problème ? Je croyais que votre pays laissait les hommes libres d’étreindre d’autres hommes.
Contrôlant de son mieux l’intonation de sa voix, Caraghon répondit :
— Cela ne signifie pas que le statut n’entre pas en jeu. Dans la sphère privée, qu’importe ce que font votre soldat et votre prince. S’exhiber en public, en revanche… eh bien, tout dépend de la volonté de votre prince de scandaliser l’opinion.
Il laissa la fin de sa phrase mourir dans sa gorge, incapable de savoir comment la conclure. Ses joues le brûlaient malgré le froid. Il baissa le regard sur sa pinte débordante de mousse, pesant entre ses mains comme un fardeau dont il ne savait que faire.
— Vous ne la buvez pas ?
Cette fois, ce fut lui qui se déroba au regard du prince tourné vers lui.
— Non. J’imagine que vous la voulez.
Un petit rire accueillit ses mots.
— Je sens poindre un reproche dans votre voix, Caraghon. Votre volonté de me détourner de l’alcool est louable, mais vouée à l’échec.
Le jeune soldat fronça les sourcils, et après un instant d’hésitation, porta la chope à ses lèvres.
— Ah ! s’exclama Tyeltaran à ses côtés. Vous préférez donc vous dépraver avec moi ?
Caraghon s’efforça de ne pas grimacer au goût âcre de la bière et lui décocha un regard en coin.
— Il semblerait que vous m’entraînez toujours avec vous, de toute manière.
Le prince parut un instant surpris, joua avec sa chope vide, avant de sourire.
— Vous avez raison. Je ne sais malheureusement plus me passer de vous.
Le jeune soldat préféra affronter une deuxième gorgée de bière plutôt que de réfléchir à une réponse. L’alcool attisait le feu, et il commençait à s’en approcher un peu trop près. Il chercha un moyen de détourner la conversation, et ne trouva que :
— Je n’ai pas eu grand écho du conseil vassalique qui devait se tenir ces derniers jours. Avez-vous réussi à parvenir à quelque chose ?
Pourquoi posait-il une question dont il se moquait de la réponse ?
— Je ne saurais pas le dire, fit Tyeltaran d’une voix dépouillée du moindre enthousiasme. Je les ai laissé se battre entre eux ; la gestion de mes terres ne dépend pas d’eux.
Ce fut tout, et Caraghon ne sachant comment alimenter la conversation, celle-ci s’éteignit d’elle-même comme un feu mourant. La musique et la joie qui régnait tout autour d’eux se chargeait bien de combler le silence.
Quand il releva les yeux, il vit une jeune fille s’approcher ; malgré le froid, elle ne portait qu’une robe de facture modeste, et son front était ceint d’une couronne de cyrmä.
— Lequel est le prince Tyeltaran ? demanda-t-elle en gloussant.
— Qu’est-ce qui vous laisse à présager que l’un de nous est le prince Tyeltaran ? répliqua le susnommé d’un ton joueur.
— C’est vous ! glapit-elle aussitôt en le pointant du doigt.
Elle se rua presque sur lui, se défaisant de sa tresse fleurie d’un geste fébrile. Il était beaucoup plus grand qu’elle, et inclina gracieusement la tête tandis qu’elle se dressait sur la pointe des pieds pour le couronner.
— M’accordez-vous une danse ? souffla-t-elle en rougissant de sa propre demande.
Devant l’air franchement amusé du prince, elle lui offrit un regard suppliant :
— Rien que quelques pas, je vous en prie.
— J’imagine que je ne peux que céder, finit-il par prononcer en lui proposant son bras.
S’y pendant aussitôt, les joues écarlates et les yeux brillants, la demoiselle se laissa entraîner sans remarquer le regard que son cavalier échangeait avec Caraghon. Ce-dernier, délaissé, demeura en retrait, sa chope à peine entamée et une sensation de froid intense se distillant dans sa poitrine.
Il est semblable à un coup de vent. Vous avez déjà eu l’occasion de le constater, n’est-ce pas ?
Oui, le vent brûlant du désert, suffoquant, saturé de sable aveuglant qui fouettait et blessait comme des éclats de verre.
Il vient vers vous quand l’envie lui prend, s’éloigne quand l’envie lui passe…
Tyeltaran n’avait aucune raison de le préférer à quelqu’un d’autre, surtout pas à ces femmes qui réclamaient son attention. Même si, lui, lui faisait des concessions, lui consacrait son temps, lui cédait toujours, allait jusqu’à attendre et languir ces moments passés ensemble.
Et pourtant c’était avec cette inconnue que Tyeltaran entrait dans le cercle. Bien qu’il ait affirmé que ces danses n’avaient rien de conventionnel, il se mouvait comme il se battait, avec grâce et précision. Ses mains tenaient celles de sa cavalière, les quittant parfois pour s’égarer sur son épaule et sa taille le temps d’une mesure. Elle se laissait guider avec un plaisir évident, ses yeux épiant les environs comme pour s’assurer que tous ceux qui pouvaient les voir la jalousaient.
Il lui parut qu’une éternité s’écoula avant que la joueuse de luth ne suspende son morceau, laissant un instant de répit aux danseurs, qui se mêlaient pour changer de cavalier. Tendu comme une corde d’arc, Caraghon ne détacha pas son regard de Tyeltaran, priant pour qu’on le laisse quitter le cercle sans le retenir. Ce ne fut pas le cas ; mais après quelques mots échangés avec les jeunes filles qui se pressaient autour de lui, il s’éloigna en laissant derrière lui des mines déçues.
— Vous ne voulez vraiment pas danser, Caraghon ? lança-t-il en rejoignant le soldat. Je suis sûre que vous sauriez contenter l’une de ces demoiselles.
Il se contenta de le fixer sans rien dire. Garder la bouche close lui semblait plus sage.
— Vous avez l’air en difficulté face à votre bière, reprit le prince. Je vous en prie, laissez-moi vous aider.
Il se saisit de sa chope pour la tirer vers lui, mais Caraghon ne la lâcha pas. Un éclat amusé dans l’œil, Tyeltaran emprisonna ses mains entre les siennes et la coupe pour porter celle-ci à ses lèvres. Caraghon le laissa faire, électrisé par la morsure froide du métal et la chaleur lisse des paumes du prince.
— Vous avez dû être un reptile dans une autre vie, plaisanta Tyeltaran en relevant la tête. Comment vos mains peuvent-elles être aussi froides ?
D’un geste vif, il lui subtilisa la chope qu’il déposa sur l’appui d’une fenêtre à sa portée. Mais il garda ses mains entre les siennes, les frictionnant avec une étonnante délicatesse. Et malgré la gêne qui lui broyait les entrailles, Caraghon n’essaya pas se libérer. Il ne s’interrogea même pas un instant sur les pensées de tous ceux qui pouvaient les voir. Les mains de Tyeltaran étaient chaudes, et un désir absurde montait dans sa poitrine, celui de combler définitivement la distance qui les séparait.
— Oh ! Regardez, Caraghon !
L’exclamation ravie l’empêcha de mettre à exécution son idée idiote. Il leva le nez en l’air pour suivre le doigt pointé du prince.
Du ciel noyé de brume opaque tombait une pluie comme il n’en avait jamais vue. Dense et blanche, elle tombait avec une lenteur surnaturelle, comme si le temps ralentissait son souffle pour elle. Un instant, la musique se suspendit. En retenant son souffle, Caraghon suivit la lente chute de ces myriades de points blancs qui se multipliaient dans son champ de vision comme une volée de papillons. Certains s’échouaient dans les cheveux sombres des habitants d’Eäran, d’autres à leurs pieds, sur les pavés des rues, où ils mouraient sans un bruit.
Quelque part de l’autre côté du fleuve, les cloches de la ville sonnèrent un coup ; un seul. Des exclamations de joie et des applaudissements éclatèrent.
— Venez par ici, s’écria Tyeltaran d’un air hilare. Peu m’importe vos excuses, je vous ferai danser.
Et sur cette menace, il l’entraîna avec lui jusqu’au cœur de la place, où des hommes et des femmes aux âges confondus formaient une longue chaîne en se tenant par les mains. Les deux jeunes hommes s’y mêlèrent, soudés comme deux maillons supplémentaires, et Caraghon se retrouva à abandonner sa main droite à Tyeltaran tandis qu’un parfait inconnu s’agrippait à sa gauche. Le vent poussait les flocons de neige dans une danse folle qui accompagna la leur lorsque les musiciens reprirent leurs instruments ; sous les accents clairs d’une flûte, la farandole s’ébranla.
Entraîné par la cadence et la mélodie effrénée qui les guidaient, Caraghon manqua plusieurs fois de trébucher ; mais Tyeltaran le retenait toujours de sa poigne de fer, sans oublier de le gratifier d’un regard rieur. La neige piquait son visage et la musique emplissait ses oreilles.
Jamais il n’avait été si loin de la vie qu’il avait toujours menée ; et jamais non plus il n’aurait cru en éprouver tant de joie.
Et malgré tout... j'ai adoré ce chapitre. Les descriptions sont vraiment jolies et évocatrices, et toutes les interactions entre Tyelaran et Caraghon m'ont fait trépigner sur place comme une gamine. ILS SONT TROP CHOUS.
Et la neige. C'est génial ces petits détails qui nous mettent vraiment dans la peau de Caraghon, comme son manque d'habitude d'être à pied en ville, ou sa vision de la neige (très joli en prime).
Bref, je me réservais la lecture de ce chapitre quand j'aurais bien le temps et je suis ravie ^^ Super boulot !
Merci beaucoup en tout cas xD ce chapitre est sûrement l'un de mes préférés donc c'est génial s'il t'a plu !
J'ai commencé à lire ton histoire hier et je dois t'avouer qu'au début, j'avais beaucoup de mal à retenir les prénoms (c'est loin d'être des prénoms habituels en même temps ^^). Et je dois te dire que je me suis passionnée pour ton histoire, pour tes personnages qui possèdent tous une personnalité qui leur est propre...
Tout ça pour dire que j'ai hâte de lire la suite !
J'ai vu le titre, j'ai fait "Youpiiiii !" xD J'avais tellement hâte qu'elle arrive !
Askaos et sa subtilité xDDD
Ohhh choupeeeeette 🥺 Bien sûr qu'il est très beau, quoiqu'un peu vieux pour toi xD Mais je suis sûre que d'autres pourront confirmer tes déclarations...
Et la maman avec son regard noir, eh, il a rien fait hein 😠
Hiiiiiiiii tellement choooouuuuuu ce momennnnt, quand il lui met les fleurs dans les cheveuuuux 😍😍🥺🥺😂
Va danser avec t̵̶o̵̶n̵̶ le prince, alleeeez, roooh, fait pas ton difficile 🙄
Bon, t'es pardonné, puisque vous vous tenez la maaaaiiiin 😍
Mais pourquoi ils sont si mignons, tous les deux, hein ??? 😭😭😍😍
Pourquoi tu évites le regard de Tyeltaran, hein ? Ca te gêne de voir des gens s'embrasser quand tu es avec lui et que tu en meeeuuurs d'envie ? 👀😏😂
Mais Tyeltaran, t'es prince, BIEN SÛR QUE Tu PEUX REFUSER, IMBÉCILE ! 🤦♀️🤦♀️🤦♀️😭 Et tu en fais quoi, de Caraghon, hein ? 😡 Tu vas ruiner l'ambiance choupi entre vous !
T'es laaaaargement pardonnée de ce retard, crois-moi ! 😍
J'ai même plus de mots 😭 C'était sans doute mon chapitre préféré depuis le début, je crois (et on se demande pourquoi xD) 😍
Juste wouah wouah wouah BOR**L ILS SONT TELLEMENT CHOOOOOUUUUUUUUSSS AAAAAHH 😍😍😍😍😍😭😭😭😭🥺🥺🥺🥺🥺😂
"La chaleur du vin réchauffait ses paumes transies tandis qu’ils retourneraient dans la rue" → retournaient, non ? ^^
T'as vu, il est la définition même de la subtilité xD
Ahah le pauvre Cara a les chevilles qui enflent...
Est-ce que moi-même en relisant ce chapitre j'étais en train de fangirler sur le passage des fleurs dans les cheveux ? Ouiii 🌸🌹🌺 jpp de moi xD
C'est vrai que quand il laisse Cara en plan ça ruine un peu l'ambiance mais à part ça tout va bien xD ça m'étonne même pas que ce soit ton chapitre préféré mdrr, j'avoue que celui-ci et le suivant ont une petite place spéciale dans mon coeur (pas exactement pour les mêmes raisons mais bon) xD
Bref les deux blondasses sont ravies que tu les trouve chous 🤗🥰