Chapitre 32 : Le père et l'oncle de Solveig - Partie 2

Loki appréciait ce regain de liberté. Il se massait énergiquement les poignets, marqués par les entraves de métal. Une chope de genièvre glissa jusqu'à lui ainsi qu'une écuelle dégoulinante, d'un reste réchauffé de bouillon de légumes aux couleurs fades. Pour autant, il ne se priva pas d'attaquer avant que son hôte ne se soit servi.

« Tu sais bien mieux recevoir que ta fille, Eitri. »

Eitri ne lui prêta pas un regard car toute son attention se concentrait sur cette chope qu'il tenait et qu'il n'était pas - selon les bons conseils de Solveig, supposé boire à cette heure tardive. Les retrouvailles singulières d'un vieil ennemi marqueraient peut-être cette règle d'une exception. A la première gorgée, la mousse coula sur son épaisse barbe pâle, autrefois rousse.

« Elle a bien grandi d'ailleurs. Pour tout te dire, je ne l'ai pas reconnue tout de suite. »

Eitri descendit une longue gorgée, qui vida de moitié sa chope. Le regard tombant, misérablement vêtu, il eut une pensée pour la mère de Solveig. La pauvre avait donné sa vie pour lui offrir une fille. Une fille dotée de sa hargne, de sa force. Une fille dont il avait été fier dès son premier cri. Il doutait que la réciproque fut vraie. Depuis des années, il n'était plus un père pour elle alors un modèle, c'était hautement impossible. Et malgré tout, elle ne lui avait jamais rien reproché. Tout cela, ce n'est pas ta faute, répétait-elle chaque fois qu'elle le relevait et qu'elle épongeait la saleté dans laquelle il s'était endormi.

« Elle ne s'est jamais pardonnée de t'avoir montré ce ruisseau qui rejoint la mer.

— C'était une gentille enfant.

— Et à toi, elle n'a jamais pardonné le sort de la Beauté Vane.

— J'ignorais que la Suave Freya brisait aussi le cœur des gamines.

— Nous l'avons humiliée tous les deux.

— Je ne l'ai pas humiliée !

— Tu l'as dénoncée.

— C'est Odin qui l'a humiliée en lui arrachant ce fichu collier.

— Odin prétendait que c'est toi qui l'as volé.

— C'est ça votre problème, sur ce continent. Vous croyez toujours le dernier qui parle.

— Ce qui est pratique pour toi car, aujourd'hui, tu es le dernier à parler.

— Je connaissais tes dons de forgeron, mais pas ceux d'orateur », plaisanta Loki.

Les ombres et les lueurs du feu s'entrechoquaient sur les mains difformes d’Eitri. Avec une grimace, il se gratta le menton et soupira – avec un amusement résigné.

« Toute cette histoire remonte à loin, maintenant. Tu n'aurais pas dû revenir.

— Si tu as encore des doléances, mon vieil ami, c'est à Odin qu'il faut les adresser.

— Quand je pense que tu ne m'as jamais payé ! »

Eitri coula un regard las vers Loki avant que sa barbe ne se retrousse sur un sourire.

« On dit les dragons obsédés par l'or, mais c'est un défaut que nous partageons avec eux, plus que nous voudrions l'admettre. Nous les haïssons parce qu'ils sont plus forts que nous, c'est tout. Pour être honnête, cela m'a toujours arrangé que tu sois blâmé pour tout cela, pour les raids, pour les morts, pour les pillages. Pour la mort de mon frère.

Tout cela est arrivé par ma faute, en vérité, dit-il en noyant ses larmes enivrées dans sa choppe. Parce que j'ai décidé de torturer une pauvre Vane, qui ne valait pas mieux que nous tous. Qui voulait juste être la plus belle, exactement comme je voulais être le plus renommé. Je me rappelle comment Solveig la regardait. Mon seul réconfort, c'est de me dire que tout le temps que dura le calvaire de la Belle, ma Solveig a eu une mère, qui l'aimait sincèrement, je crois. Cette Freya était réellement fabuleuse et nous... elle a été souillée de la laideur de mon âme.

— Tu ne m'avais pas dit être devenu poète, Eitri, railla Loki.

— Cesse de te moquer, le Fourbe, car tu le deviendras toi aussi, le jour où quelqu'un t'aimera tant que tu ne t'en sentiras pas digne.

— Peu de chance qu'une telle chose se produise.

— Il n'est pas bon de cracher en l'air, tu sais.

— On ne m'a jamais aimé que par intérêt.

Loki haussa des épaules, faussement contrit.

« Et je ne blâme personne, j'en ai toujours fait de même. Les comptes sont justes, me semble-t-il.

— Alors tu n'as jamais été aimé, Pauvre Dieu !

— Que peux-tu savoir de ces choses, au fond ?

— J’ai pris à Solveig la mère qu'elle n'a jamais eu, j'ai mis son pays à feu et à sang, j'ai tué le seul autre membre de sa famille. Elle adorait Brokk et Brokk l'adorait. Malgré cela, elle n'a jamais eu un seul mot hostile envers moi. Tout ce que j'ai fait, tout ce que les autres dehors me reprochaient en brandissant torches et fourches, toutes ces folies, elle te les a toujours attribuées et jamais je n'ai cherché à la contredire. Parce que si je ne l'ai plus elle, alors je n'ai plus rien. Oh ! Elle t'a tellement détesté que le jour où elle a été capable de tenir un marteau et de frapper sur une enclume, la première chose qu'elle ait forgé, c'est ce maudit lien incassable, dit-il en désignant les marques encore imprimées sur les poignets de Loki.

— Un fort bel ouvrage, je m'incline. Cela me ramène à mon intention première, cher Eitri. Sache que la raison de ma venue pourrait te permettre de te racheter.

— Tu m'en diras tant, Dieu des Menteurs.

— Je suis en route pour Vanaheim et il serait, pour moi, de bon augure de flatter la Belle Déesse.

— La plus belle de toutes, répéta Eitri.

— J'aimerais que lui soit forgé une parure si magnifique, qui la subjuguerait tant que, rien que l'espace d'un instant, elle accepte de m'ouvrir les portes de sa demeure.

— Dans quel pétrin es-tu cette fois ?

— Acceptes-tu ? »

De l'autre côté de la cloison de bois moisi, un choc sourd s'abattit. Une porte s'ouvrit, un courant d'air s'engouffra dans la maison. Solveig apparut, le visage traversé par de multiples rictus. Son regard passait de Loki à son père, et après une hésitation, c'est à ce dernier qu'elle préféra s'adresser.

« La Sorcière, dit-elle. Elle le réclame.

— Je voyage avec un public impatient, roucoula Loki en posant les lèvres sur le bord de sa chope. Vois-tu cela Eitri ?

— Je crois qu'elle s'est évanouie. Elle tremble, elle est brûlante et l'autre panique. »

Loki aurait aimé finir sa gorgée de genièvre, essuyer doucement la mousse sur les bords de ses lèvres, froncer mollement un sourcil ou pencher la tête avec curiosité. Passer une jambe puis l'autre par-dessus le banc, se lever, prendre le temps d'épousseter son manteau et inviter Solveig à le conduire. C'est ce qu'il s'imagina faire alors qu'en réalité, une profonde incompréhension s'empara de lui, en le figeant tout entier. Il avait eu une impression étrange. Une sensation étrange, plus exactement. Du genre qui dure une fraction de seconde, quand le corps chute et que l'esprit comprend qu'il n'a aucun contrôle. Un instant de flottement, comme celui qu'éprouvent les proies avant que les crocs ne se referment sur leur gorge.

Comme si cet organe, étrange lui aussi, auquel le Sort du Vieux Borgne l'enchaînait, avait raté un battement. 

 

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