Chapitre 31 : Notre Monde [1/2]

Pour la première fois depuis l'ouverture de la Table, la reine Diane pénétra dans la salle avec plusieurs minutes de  retard. Elle était suivie de près par le Dévoué Valmec qui était plus pâle, plus émacié que le fantôme d'un vieillard. Le contour de ses yeux était rougi par un anormal afflux de sang, ses joues creusées par une angoisse invisible et impalpable, et ses lèvres tremblantes dans une tentative misérable de marmonner quelques mots que nul ne pouvait entendre.

Diane s'assit aux côtés de son époux avec une grâce et une sérénité plus froides encore que son expression d'indifférence éternelle. Pourtant, Jade crut décerner dans le bleu clair de ses yeux l'embryon d'une étincelle qu'elle avait espéré ne jamais revoir.

L'éclat sombre d'une victoire arrachée.

La reine d'Indeya fut secouée d'un frisson glacial qui remonta le long de son échine.

Mais lorsque la Présidente appela les Parlants à s'exprimer, et que la reine Diane fut celle qui se leva de son siège, lentement, assurément, le tremblement qui bourdonnait dans la poitrine de Jade s'enroula autour de ses épaules telle une cape de mort.

— J'ai à mon tour une proposition de réforme à vous soumettre, clama la voix vide. Et j'espère sincèrement que vous comprendrez la nécessité criante de l'adopter le plus rapidement possible.

Son regard de diamant se posa un instant sur Marina, qui fronça un sourcil noir.

— Nous vous écoutons, reine Diane.

Mais la reine des Ospales n'énonça pas sa proposition de but en blanc comme l'avaient fait tous les Parlants avant elle. Au lieu de cela, elle se tourna vers la reine Garance des Andes.

— Votre Majesté, reine des Andes, votre fille aînée et unique héritière, la princesse Helena a disparu il y a de cela une dizaine d'années. À la suite d'un étrange événement qui est resté sur toutes les lèvres pendant de longs mois… L'envol de la princesse-papillon. C'est ainsi que la légende surnommait votre fille, n'est-ce pas ?

Garance tressaillit imperceptiblement, une ridule se forma sur la peau noire, d'ordinaire lisse de son front. Le sourire étincelant du roi Boris s'était soudain évanoui. Mais ni l'un ni l'autre ne tenta de contredire Diane, qui semblait satisfaite lorsqu'elle continua avec assurance.

— Et lorsque votre peuple a compris que son royaume se trouvait sans héritier, avec pour souverains deux immigrés…

Le coin des lèvres sombres de Garance se tordirent dans une grimace discrète mais contrariée.

— Je suggère, reine Diane, que vous en veniez directement aux faits que vous souhaitez nous exposer, rétorqua-t-elle sans se départir de son calme presque divin.

Boris posa une main réconfortante sur l'avant-bras de son épouse et offrit un demi-sourire à la reine des Ospales.

— Il est… vrai… que… nous ne sommes pas… originaires… de la Dynastie, contrairement à… vous, ajouta-t-il avec sa voix et ses mots incertains. Mais… la Table des Dix, c'est ça. L'union de… tous les pays du monde. Se regarder tous… dans les yeux. Écouter, même si on ne… peut pas toujours comprendre. Se sourire sans se connaître… Maintenant, il n'y a plus des Continents. Plus de Continent Connu, Inconnu. Il y a juste un monde… Peut-être… Notre Monde ?

Diane resta silencieuse un long moment. Puis elle hocha la tête avec lenteur et une sorte de sollicitude qui fit flotter une nappe d'appréhension dans l'assemblée.

— Vous avez raison, roi Boris. Néanmoins, expliquer cela à un peuple qui ne regarde pas au-delà du reflet du miroir constitue une tragique perte de temps, vous le reconnaitrez. Votre peuple n'a pas été plus malin qu'un autre, et vous n'auriez pas dû attendre de lui qu'il en soit autrement. Il n'a vu que votre apparence, votre différence. Et lorsque votre héritière a disparu, la colère a rejoint la méfiance, et une révolte a éclaté. Dites-moi, reine Garance, combien de femmes et d'hommes avez-vous perdu en défendant votre château contre la révolution ?

La reine Garance ferma les yeux dans un soupir.

— Soixante-douze.

Diane esquissa une grimace qui ressemblait dangereusement à un sourire.

— Soixante-douze morts pour sauver deux vies, continua-t-elle d'une voix douce, sucrée. L'équilibre n’est plus. Je crois savoir que vous aviez demandé l'aide de Crystallide, malheureusement, par un fâcheux hasard, l'héritière du trône de Crystallide s'était elle aussi volatilisée. Personne n'a accepté de vous aider. Tous les royaumes ont détourné le regard, prétendu que ce qui se produisait en dehors de ses frontières n'existait pas.

Elle marqua une courte pause, le temps de poser son regard brillant sur la reine Eléanor, qui cligna des yeux avec effroi.

— Comme ils l'ont fait pour vous, souverains de Percée, lorsque la grande famine des Années Sombres a mené les paysans jusqu'aux portes de la Bastille Noire, avec la ferme intention de repartir avec la tête du roi sur une fourche.

Eléanor détourna instantanément les yeux, se mordant les lèvres avec remords. Comme par pitié, Diane se détourna d’elle pour accorder son attention à Marina, qui soutint son regard sans broncher.

— Et… comme nous l’avons fait pour vous, Madame la Présidente.

Les yeux d'ambre de la reine d'Elesther s'assombrirent soudain, pourtant elle ne cilla pas.

— Quelques mois après votre montée sur le trône, le peuple a décidé de mettre fin à votre règne de tyrannie et de chaos. À l’évidence, ils n'ont pas cherché à voir celle qui se cachait dans la Tour de Feu, ils n’ont pas cherché à comprendre. Armés de seaux remplis d'eau, ils ont assiégé votre tour dans l'unique but de tuer… le monstre. Éteindre votre feu une bonne fois pour toutes.

Jade crut voir pendant l'espace d'une seconde les épaules de Marina tressaillir, pourtant son regard demeurait droit et fier. Diane joignit ses mains devant elle, et pendant l’espace d’une seconde, ses prunelles d'ivoire parurent presque s'adoucir. Lorsqu'elle poursuivit, sa voix n’était plus qu’un murmure aérien.

— À cet instant précis, qui vous a sauvé de la mort, Marina ?

La reine de l'Ouest fut comme transpercée par un éclair foudroyant. Une lueur de compréhension habilla ses yeux mordorés et un fin sourire tordit le coin de ses lèvres. Elle reposa son menton sur ses mains croisées et fixa Diane avec un étrange éclat d'amusement dansant dans ses iris.

— Je vois, dit-elle dans un petit rire léger, effrayant. Je vois très bien ce que vous voulez me faire dire, et je vais donc vous donner la réponse que vous attendez.

Diane haussa un sourcil et s'apprêtait à objecter lorsque Marina la devança.

— Esma.

Un murmure de perplexité parcourut l'assemblée. Seule Diane semblait comprendre cette réponse, et elle s'en délectait sans honte aucune.

— Attendez, reine Marina, intervint Jade, sceptique. Je crois que nous sommes plusieurs autour de cette Table à ne pas comprendre. Qu'est-ce que… Qui est Esma ?

— Esma était mon amie d'enfance, répondit la Présidente d’une voix chargée de nostalgie. Avant de… disparaître, elle m'a sauvée la vie de nombreuses fois. Ou plutôt devrais-je dire qu'elle a sauvé mon âme. Mais cela n'a aucune importance, reprit-elle d'un ton ferme quand son regard se reporta sur Diane qui demeurait immobile telle une statue. Vous attendez de moi que je dise que moi aussi, le Continent m'a abandonnée à mon sort, et sans cette jeune fille qui m'était dévouée, je serais probablement morte sur le bûcher des révolutionnaires.

Une grimace faussement contrite déforma les lèvres pâles de Diane.

— Voyons, je ne voudrais pas…

— Très bien, la coupa Marina, sans appel. Vous avez raison. Le Continent m'a tourné le dos alors que mon trône était menacé. Comme il l'a fait pour tous ceux qui ont manqué perdre la vie dans une rebellion. Comme il sera tenté de le faire encore. Nous connaissons la diplomatie, la politesse, mais nous ne savons rien de la solidarité. Est-ce ce que vous souhaitiez entendre de ma bouche, Diane ?

Les muscles du visage de cette dernière demeurèrent parfaitement lisses, solides comme le marbre.

— Je ne souhaite rien si ce n'est une réponse sincère, Madame la Présidente.

— Je ne le crois pas. Que cherchez-vous réellement ? Nous avons déjà mis en place un soutien militaire mutuel, que voulez-vous de plus ?

— L'accord sur un soutien militaire était en effet nécessaire, et nous pouvons naturellement nous en réjouir, acquiesça la reine des Ospales. Mais ne croyez-vous pas qu'il est immensément naïf de croire que les plus grandes menaces viennent de l'extérieur ?

Marina haussa un sourcil, mais ce ne fut pas elle qui prit la parole.

— Soyez parfaitement claire sur vos intentions, reine Diane, je vous prie, l'interpella Garance de sa voix grave. Souhaitez-vous instaurer un droit d'ingérence des royaumes dans les affaires internes de leurs voisins, en cas de menace pour le pouvoir en place, telle qu'une révolution ?

— Êtes-vous sûre que le terme d'ingérence soit adéquat lorsque l'on parle de mouvements révolutionnaires qui ambitionnent de détruire toute la Dynastie ? J'ose espérer, reine Garance, que vous n'entretenez pas la folle illusion que les révolutions s’arrêtent là où les frontières se dressent ?

La principale concernée poussa un long soupir.

— Non, certes, j'admets que nous pouvons un jour tous être concernés. Mais je ne crois pas que l'on puisse tenir le même discours concernant le Sskiar, le Nihil et les Îles Taravané. Ils sont aussi éloignés de nos terres et de nos coutumes que de nos problèmes.

Diane pencha la tête légèrement de côté. Cette fois-ci, elle paraissait sincèrement étonnée.

— Au delà de nos origines, de nos couleurs, de nos habitudes, nous avons créé un monde autour de cette Table. Un monde unique.

La reine aux cheveux d'argent posa alors son regard de diamant sur chaque roi et reine, les transperçant un par un de ses prunelles glacées.

— Notre Monde, ajouta-t-elle en reportant son attention sur les souverains des Andes. Ce Monde, que nous le voulions ou non, est fait de mélanges, de rencontres. En vérité, nous serions bien hypocrites de nier l'importance de ce que nous avons longtemps désigné sous le nom de « Continent Inconnu »… puisque nous en sommes tous originaires.

— Mais… Que dites-vous, Diane ? demanda Amalric, les yeux écarquillés. Enfin, vous ne voulez tout de même pas dire…

— Notre père se prénommait Arnthor, et vous avez été baptisé « Amalric », mon cher frère. Le Royaume de Galvin a toujours vénéré l'Harmonie comme déité unique, tout comme le Royaume de Sskiar, répondit Diane, tranchante comme le verre. Le premier Ministre d'Indeya a la même peau laiteuse que les représentants du Nihil, continua-t-elle avec un regard expéditif vers Christian de Rochevelle, avant de se retourner vers son frère. Danae avait également ces yeux fins et ces cheveux noirs de soie… Ce qui est certain, c’est que notre père était originaire du Sskiar, et celle qui nous servait de sœur avait des gènes communs avec le peuple du Nihil. C’est donc également le cas de notre chère Présidente.

Elle croisa le regard d’ambre de cette dernière pendant un court instant, et son sourire se fit létal.

— Que…

Diane ignora les bégaiements égarés de son frère pour se tourner vers l'Impératrice Noire et son Attendante.

— Le Nihil vénère la déesse du Néant. Certes, nous ne la vénérons pas de la même façon, mais elle fait tout de même partie de nos croyances. Le Royaume de Galvin a peut-être été un jour colonisé par le Sskiar. De nombreux nihiliens sont venus s’installer sur notre Continent, notamment en Indeya. Et la preuve en est aujourd’hui : les gouvernements des pays du Continent comptent tous parmi eux des personnes originaires d'au-delà des Terres Vierges.

Le regard de la reine des Ospales chercha à nouveau les yeux sombres de Garance.

— Je crois qu'en réalité, ce monde unique – Notre Monde – préexistait à notre naissance à tous. Nous avons toujours vécu ensemble, sans le savoir. Et les décisions que nous prenons aujourd'hui ne changeront pas cette vérité. Alors, la question qui se pose à présent est la suivante : allons-nous nous servir de cette vérité, ou la laisser nous asservir ?

Lorsque Diane parcourut la Table du regard, elle ne rencontra que des yeux circonspects, et même une fois que les traductions eurent été réalisées, elle ne reçut toujours qu'une immobilité ahurie, jusqu'à qu'une femme prenne la parole.

— Qu'entendez-vous par là, reine Diane ?

La reine des Ospales se tourna vers Juliette de Crystallide qui avait brisé le silence de son ton enjoué, quoique quelque peu incertain à cet instant.

— Cela me parait évident, rétorqua-t-elle froidement. Un choix se présente à nous tous autour de cette Table. Rentrerons-nous dans nos royaumes respectifs en tant que roi et reine solitaires, mettant fin à une assemblée froide de diplomatie et de convenances… ou alors nous quitterons-nous comme des alliés, l'esprit encore lié, alors que nos mains se seront quittées ?

Devant l'air ébahi de Juliette, Jade prit la parole d'un ton narquois.

— Si votre discours impressionne sans doute autant qu'il étonne, je crains qu'il n'offre aucune information concrète qui puisse exiger une réponse tranchée de notre part…

— C'est pourtant simple, répondit Diane, croisant les bras sous sa poitrine et toisant sa fille d'un air hautain. Nous pouvons tout à fait continuer à défendre nos propres intérêts, et à tourner la tête lorsque l'un de nos royaumes coule. Alors, tout ce qu'il nous restera à faire sera d'attendre patiemment que le Continent… que Notre Monde soit englouti tout entier.

— Si je comprends bien votre intention, commença Garance, prudente, vous souhaitez mettre en place une forme d'alliance, de soutien, qui ne serait pas militaire ?

— À vrai dire, reine Garance, j'ai plus d'ambition que cela. Plus qu'un soutien, une alliance – que nous offre déjà l'amendement proposé par mon frère – je veux une union. Une union forte et indestructible de tous les pays de Notre Monde. Une union prête à affronter toutes les menaces.

— Toutes les menaces ? répéta Jade dans une moue soucieuse. Le terme est très vague, il ouvre à une trop grande part d'interprétation. Soyez plus précise, je vous prie, Mère. Contre quel genre de menaces souhaitez-vous vous… nous prémunir ?

Du coin de l'œil, cette dernière aperçut un mouvement ; bref, furtif et noir. Aussitôt, un bruit sourd imposa le silence. L'immense main de Ren s'était écrasée sur le marbre et le trou béant de son sourire éclairait toute l'assemblée.

— La Daake Efeisa pose la question suivante à Sa Majesté la reine Diane des Ospales : « Vous nous demandez de former une union solidaire pour vous assister dans la tâche d'écraser les Panthères, que vous avez échoué à éradiquer seule ? »

Un profond silence recouvrit la salle lumineuse comme un voile funeste. Tous les souverains semblaient avoir été transformés en des statues de cire, figées dans l'appréhension et l'attente. Le visage de Jade apparaissait comme vidé de son étincelle de vie, plus pâle que jamais. Pourtant, bien qu'immobile, Diane ne parut pas décontenancée par l'interrogation. Elle se pencha en avant et s'appuya sur la Table, reposant son poids sur ses mains posées à plat sur le marbre. Lorsqu'elle répondit, sa voix était aussi posée, neutre qu'à l'ordinaire.

— Je n'ai pas fait tout ce chemin pour participer à ce sommet diplomatique historique, dans l’unique but de vous mentir. En effet, je ne parviens pas à mettre fin aux agissements de cette secte de révolutionnaires, qui ne cesse d'étendre son influence, au-delà même du royaume des Ospales.

Sur le front doré de Juliette, ses sourcils blonds formèrent un arc tordu, contrarié. Diane le remarqua instantanément, et braqua son regard coupant sur elle.

— Car, bien sûr, les Panthères n'ont jamais eu pour seule ambition de renverser le gouvernement des Ospales. Par pitié, continua-t-elle dans un petit rire dédaigneux, dites-moi, reine Juliette, que vous n'aviez pas naïvement cru que ces révolutionnaires demeureraient le problème des Ospales ?

Une ligne d'agacement se dessina sur les lèvres roses de la reine de Crystallide, et lorsqu'elle poussa un soupir, quelques mèches courtes s'envolèrent au-dessus de son front.

— Je ne suis pas sûre de comprendre. Les Panthères en ont après vous, parce que vous oppressez le peuple depuis des années, pour garder tout le pouvoir entre vos mains. Pourquoi donc en auraient-ils après le royaume d'Elesther, d'Indeya ou même de Percée ?

Diane laissa échapper un rire un peu plus franc cette fois, mais tout aussi froid.

— Votre naïveté est tout simplement navrante, reine Juliette, poursuivit-elle, ignorant royalement l'étincelle de rage qui animait les prunelles noisette de la jeune femme. Vous croyez qu'aux yeux du peuple, leur roi est différent de celui du royaume voisin ? Mais c'est tout le contraire. À leurs yeux, tous les rois sont identiques, et pire que cela ; selon eux, tous les rois avancent côte à côte, œuvrent ensemble pour détruire le peuple, et agrandir le pouvoir de leur dynastie.

— Il me semble que vous faites là une généralité grossière, objecta Jade, posant son menton sur sa paume d'un air faussement nonchalant. Le peuple n'a pas toujours une opinion homogène, et surtout, tous les peuples sont différents. Que faites-vous de l'adulation du peuple pour la reine Katherine d'Indeya, par exemple ? Beaucoup seraient encore prêts à mourir pour elle…

— L'aura de la reine Katherine est morte avec elle, cracha Diane avec violence. Il n'y a que vous, habitants d'Indeya, pour refuser de faire face à l'évidence.

Jade eut un mouvement de recul, et Christian choisit de moment pour glisser quelques mots à son oreille. La bouche de la reine d'Indeya s'ouvrit en grand, mais pendant de longues secondes, aucun son n'en sortit. Enfin, ses lèvres se déchirèrent dans une grimace qui oscillait entre le dégoût et la satisfaction.

— Vous omettez de préciser qu'elle est morte tout de même un peu grâce à vous.

Tandis que l'assemblée était parcourue de hoquets d'horreur, comme un champ d’épées se dressant à l’unisson, Diane se contenta de sourire, presque sincèrement. Puis, ses paupières se fermèrent, comme si le monde devenait tout à coup un paysage insupportable.

— Quelle différence… murmura-t-elle. Elle a abandonné.

— Si vous le permettez, nous allons recentrer le débat sur le sujet affairant, s’immisça Marina, inflexible.

— Naturellement, Madame la Présidente, acquiesça Diane sobrement. Si la plupart d'entre vous ici présents n'ont pas la moindre idée des desseins de la Panthère Noire, sachez que j'en ai quant à moi une idée assez précise.

— Vraiment ? l'interrogea Juliette. Parce que jusqu'à présent, tout ce que vous nous offrez comme preuve est votre seule parole…

— Si la parole n'est pas digne de confiance à la Table des Dix, alors pourquoi donc la confier à des Parlants chargés de représenter fidèlement et sincèrement les intérêts de leur royaume ? Si nulle parole n’est digne de confiance, alors à quoi donc sert cette assemblée ? Hm ?

Personne ne trouva rien à redire à cette affirmation, alors elle continua, imperturbable. Elle n’offrit même pas la satisfaction à son audience de paraître agacée.

— En réalité, je n'ai pas pour objectif de défendre mes intérêts ici, mais bien ceux de notre dynastie. Cette dynastie damnée depuis des siècles… Quand va-t-elle cesser de payer pour les erreurs de nos ancêtres ? Peut-être ont-ils conquis le pouvoir par la force, la violence, et le sang. Nous n’en savons rien. Mais ce que nous savons avec certitude aujourd'hui, c’est que ce pouvoir nous revient. Nous ne l'avons pas cherché, nous ne l'avons pas désiré, mais il est ici, entre nos mains et sur cette Table. Nous avons tous ici été placés sur un trône de force. Mais cette absence de choix, notre fardeau, fait-il pour autant des nous des imposteurs incapables de gouverner ? Je ne le crois pas. Nous sommes nés, nous avons vécu, nous avons souffert pour mériter ce trône. Alors, au contraire, cela ne fait-il pas de nous les plus aptes à régner ?

— Sans doute que si, admit Garance avec flegme. Mais il ne me semble pas que qui que ce soit remette l'assise de la dynastie en cause…

— Les Panthères le font, glissa Diane, plus rapide que l’éclair. C'est là leur but final : détruire la dynastie. Et lorsqu'elles découvriront que nous nous sommes associés au Nihil, au Sskiar et aux Îles Taravané, qui ne sont en réalité qu'un prolongement de notre Continent, alors… même la mer ne sera pas suffisante pour les arrêter. Est-ce donc ce que vous désirez tous ? Abandonner ? Abandonner la dynastie, ce Continent… Abandonner Notre Monde ?

— Bien sûr que non, réfuta Amalric avec une fermeté que nul ne lui connaissait. Mais tout de même… Nous ne pouvons pas toujours exterminer toute menace qui surviendrait…

Diane secoua la tête négativement, ce qui incita son frère à suspendre sa phrase.

— Je ne vous demanderai pas de créer une union de la mort et de l'extermination. Une union de justice et de police suffira amplement, pour enquêter sur ces menaces et estimer les actions qui doivent être mises en oeuvre en conséquence.

— Mais s'unir à votre justice, c'est comme s'unir à la mort ! s’égosilla Juliette, tremblante de rage, tandis qu'elle se dressait hors de son siège. Quelle différence alors ?

Jade adressa un hochement de tête reconnaissant à sa cousine, qui le lui rendit dans un sourire exténué.

— Oui, il me semble évident qu'une règle fondamentale doit être ajoutée comme condition pour rendre cette union viable, souligna Garance. Que cette union judiciaire et policière n'aboutisse en aucun cas à la peine capitale, que vous pratiquez dans des conditions profondément indignes, reine Diane.

Un doux sourire naquit sur les lèvres de Jade, que Diane ne put manquer. La reine des Ospales serra la mâchoire.

— Si tel est le prix pour sauver cette dynastie maudite, qu'il en soit ainsi.

— Bien, si nul n'a rien à ajouter, je crois qu'il est temps de procéder au vote.

Jade pivota subitement vers la Présidente, les yeux écarquillés.

— Attendez, Marina, vous n'avez rien à ajouter à cela ?

La reine d'Elesther la toisa longuement, ses yeux d'ambre assombrit par un voile qui l'effraya autant qu'il l'attrista. Enfin, quand elle lui répondit, sa voix résonna comme celle d’une âme morte.

— Non.

Le rictus de Diane se fit plus glacial que jamais.

— Taravahë ? tenta encore Jade, se tournant vers la cheffe des Îles Taravané. Vous… Le contenu des débats vous a-t-il été correctement traduit ? Peut-être souhaitez-vous ajouter quelque chose ?

L'Attendant interprète de la guerrière aux cheveux de plumes s'empressa de lui traduire les mots, et cette dernière  hocha franchement la tête. Lorsque ses iris charbon, aussi calmes et sages que ceux de Garance, rencontrèrent les yeux brillants de Jade, Taravahë inclina lentement la tête vers elle, dans un sourire aussi étincelant que les étoiles.

Jade resta longtemps figée, comme absorbée par ce sourire blanc et ces yeux noirs. Puis, elle se tourna vers son dernier espoir. Son fol espoir.

— Reine Eléanor, n'avez-vous rien à dire à ce sujet ? insista-t-elle, sa voix descendant de quelques octaves. Sans doute quelques pensées doivent…

— Voyons, ma chère fille, insinua Diane, sa voix dégoulinante de miel. Laissez donc la reine de Percée s'exprimer. Je suis certaine que si elle a la moindre pensée à nous partager, elle l’exprimera sans tarder. N’est-ce pas, reine Eléanor ?

La reine d'Indeya se retint de la fusiller du regard, au lieu de cela elle porta toute son attention sur la reine de Percée, appelant toute la douceur qu'elle possédait encore pour la couler dans ses yeux qu’elle voulut scintillants, encourageants. Mais lorsqu'elle aperçut le visage d’Eléanor, dissimulé derrière une rivière de mèches brunes abandonnées, et ce bras tremblant recouvert par la poigne sévère de Valmec, elle sut que ses idéaux avaient déjà sombré dans le Néant.

— Euh… Je… Non, je… Je… Je suis désolée.

Et Eléanor baissa les yeux, pour ne plus jamais les relever.

— Bien, reprit Marina avec une indifférence presque cruelle. Dévoué Daryn, Penseur Perrault, veuillez faire procéder au vote, je vous prie.

Et il en fut ainsi.

***

La proposition fut à l'image de son autrice. Équivoque, fourbe, vicieuse.

« Une union solidaire internationale afin de lutter contre toute menace grave et imminente mettant en péril la paix et la sécurité d’au moins un des pays de Notre Monde. »

L’alliance fut consacrée. Le Monde ne formait plus qu’Un.
Il n’y aurait plus une diversité de violences, dispersées, impuissantes.
Il n’y aurait jamais plus qu’une seule violence, invincible, écrasante.

Le verdict fut à l’image de ses auteurs. Naïf, aliéné, imprévisible.

« Oui. »

Sept contre trois.
Victoire vénéneuse.
Diane sourit, aussi lumineuse qu'une comète.
Défaite désastreuse.
Jade ferma les yeux, s’enferma dans ses ténèbres.