Chapitre 32

Par Mila
Notes de l’auteur : Bonne lecture à tous !

“On peut faire une pause ?”

 

Taïe s’assit sur un rocher, épuisée. Sa proposition sembla en contenter plus d’un dans le groupe, et plusieurs d’entre eux l’imitèrent. La pente qu’ils gravissaient était particulièrement…pentue. Ils avaient dévié de la vallée, et ce pour une bonne raison : Lo’hic avait aperçu un relief sur l’une des parois. Seulement, la gravure se trouvait sur le flanc de la montagne, et pour l’atteindre, il fallait gravir tout une portion de terrain particulièrement escarpée. Alors qu’elle reprenait son souffle, Taïe vit à nouveau une ombre s’agiter à la périphérie de son champ de vision. Cela faisait plusieurs jours maintenant qu’il lui semblait apercevoir ces mouvements furtifs autour d’elle. Étant particulièrement affaiblie, elle n’avait rien dit au groupe, de peur que ce ne soit là que l’effet d’une fatigue intense. Ces montagnes étaient déjà réputées dangereuses : inutile de les inquiéter davantage avec des bêtises.

 

En parlant de danger, même si la région ne paraissait pas particulièrement hostile au premier abord, toute la troupe s’était bien retrouvée en difficulté quelques fois. Ils avaient recroisé de ces plantes de pierre que Ban’eh avait affrontées lors du premier voyage : ils les avaient évitées tant bien que mal, n’hésitant pas à faire des détours pour ne pas passer trop près d’elles. Le soldat néréein leur vouait une rancune tenace. Lors de son premier affrontement avec l’une d’elles, la peau presque indestructible de la créature avait eu raison de sa solide lance néréeine : la pointe de nacre en était ébréchée. Même si le dommage ne diminuait en rien l’efficacité de l’arme, la brisure nette étant aussi coupante que la lame, Ban’eh était toujours vert de rage. Manifestement, chez les néréeins, les armes étaient des objets aussi importants que dans les Tribus. Un soir, autour du feu, Taïe s’était approchée de lui alors qu’il inspectait sa lance avec attention, comme chaque jour.

 

“Nos armes sont très importantes, lui avait-il expliqué après qu’elle ait engagé le sujet. Nous les forgeons nous-même, soldats, à la fin de notre formation.

-Une formation ? Nous avons la même chose dans les Tribus d’où je viens. Chaque apprenti est formé par un mentor.

-Ce n’est pas exactement ainsi. C’est plutôt une école. Nous avons des instructeurs, qui assurent l’apprentissage de grands groupes.

-Vous n’avez que quelques professeurs pour une foule d’élèves ?”

 

Voilà qui lui semblait étrange. Comment apprendre efficacement en étant noyé dans la masse ? N’était-ce pas plus efficace avec un professeur particulier, connaissant les faiblesses et les points forts de son élève, lui proposant un apprentissage précis ? En l’écoutant, Ban’eh eut un petit sourire.

 

"Toutes les méthodes ont leur avantage. Parce que nous n’avons pas eu la même formation, penses-tu que j’ai moins de valeur que toi ? Que je me bats moins bien ?

-Non, bien sûr, bredouilla Taïe, rouge de honte. Je n’ai pas dit ça.

-Je sais bien, la tança le soldat. Cependant, je comprends que cela puisse être déroutant. J’ai grandi près de Vagua’hey, étant ouvert à toutes les autres cultures d’Oedoria, tandis que tu n’avais jamais connu autre système que celui des Tribus. Mais, à ce que je vois, cela ne nous empêche pas de partager des points communs.”

 

Son regard glissa vers sa lance, et s’attrista en voyant le bout cassé.

 

“Tout comme vous, nous apportons une grande importance aux outils qui servent notre profession. À la fin de ma formation, comme tous mes camarades, j’ai forgé moi-même ma lance. Pas à l’aide d’une forge traditionnelle, alimentée par le feu, mais par la seule force de ma volonté. À l’aide de nos affinités, nous modelons une certaine matière, appelée narcega, pour prendre la forme que nous souhaitons.

-La narcega ?” murmura Taïe en se penchant au-dessus de la lance.

 

Elle avait l’impression d’avoir déjà vu cette matière étrange autre part. Elle l’observa un long moment, cherchant à faire remonter le souvenir tout au fond de sa mémoire.

 

“La plaque ! La plaque était faite de la même matière, n’est-ce pas ?

-La plaque ?”

 

Ban’eh la regardait d’un air intrigué. Cette expression était très étrange à observer sur sa tête néréeine. Il n’avait pas de sourcils, et ne pouvait donc pas les hausser ou les froncer, pourtant les contractions de son visage donnaient cette impression et reflétaient parfaitement la perplexité.

 

“Lors de l’Épreuve des Esprits, à Vagua’hey. Les condamnés étaient attachés à une plaque. Elle était faite de narcega, n’est ce pas ?”

 

Taïe avait hésité en parlant. Elle n’était pas sûre que parler que cette condamnation à mort, car c’en avait bien été une malgré tout ce que le roi Néréein pouvait affirmer, était très judicieux. Quand elle avait essayé d’en reparler aux gardes quelque temps après, elle s’était heurtée à un mur de silence. Ban’eh parut hésiter un instant, réfléchit moment, puis décida de tout lui dire.

 

“C’est cela. Ce sont les pouvoirs combinés des milliers de Néréeins qui la font se mouvoir si vite. Seuls, nous mettons beaucoup plus de temps et d’énergie à la modeler. C’est une tâche noble, qui nous prend des jours entiers, voire des semaines. Nous en ressortons épuisés, mais fiers de ce que nous avons créé. Notre partenaire à vie.

-Mais alors… pourquoi avez-vous une armurerie ? J’y ai vu des dizaines d’armes comme celle-ci…”

 

Il eut un sourire.

 

“Elles peuvent toujours être cassées, ou perdues. Il nous faut alors quelque chose pour la remplacer en attendant de la refaire. Je pourrais réparer la mienne, mais je mettrais des jours à le faire, et je me retrouverais exténué. Je préfère attendre d’être rentré à Vagua’hey pour ça.”

 

Un petit silence s’installa, avant que Taïe n’ose poser une nouvelle question, timide.

 

“Si cette matière est si compliquée à maîtriser… les condamnés à l’Épreuve des Esprits n’ont aucune chance, n’est ce pas ?

-Non.”

 

Il eut un petit rire avant de se retourner vers elle.

 

“Autrefois, l’Épreuve était juste. Si l’accusé était innocent, alors notre Tsadien Fluide lui prodiguait une aide divine. Son affinité était renforcée, et il était en capacité de lutter contre le peuple tout entier. Puis, avec la disparition physique de notre Tsadien, il était devenu évident, au fil du temps, que l’Épreuve n’avait plus lieu d’être. Manifestement, son esprit et son âme veillant sur nous n’avaient plus le pouvoir de rendre la justice. Elle a donc été peu à peu abandonnée. Lorsque le roi actuel est monté sur le trône, à la suite de son père, cette tradition a été réinstaurée. Je ne soutiens pas cette décision, mais on ne peut rien y faire. Même Nali’ah est impuissante face aux décisions de son père. En tout cas, je ne soutiens pas ce roi. ”

 

Taïe fut surprise par cet aveu. De ce qu’elle avait pu voir, les règles de la société néréeine étaient assez strictes. Elle n’avait pas imaginé qu’un soldat puisse révéler ses doutes et ses convictions si ouvertement.

 

“Êtes-vous nombreux à contester la position du roi ?”

 

C’est seulement à cet instant que Ban’eh sembla se rendre compte de ce qu’il venait de dire. Sa mine se fit soucieuse, et sa voix baissa d’un ton.

 

“Tu dois garder pour toi ce que je viens de dire, d’accord ? Je ne crains pas Nali’ah, mais il n’est pas bon d’exposer ainsi ses convictions politiques. De nombreux Néréeins sont de plus en plus sceptiques face à la monarchie en place. Beaucoup désapprouvent simplement ses décisions, et souhaiteraient faire monter Nali’ah sur le trône. On peut les comprendre : face à la démence grandissante du roi, la princesse est un choix judicieux, et le seul possible. Elle est la premes. Il y en a d’autres, en revanche, qui semblent poursuivre un autre objectif. Ceux-là sont discrets : on sait qu’ils existent, mais on ne sait pas qui ils sont. Ils semblent opposés à toute forme de monarchie.

-Ce sont ceux qui ont été condamnés à mort, n’est-ce pas ?

-Oui. C’était suite à leur première action, la première fois qu’ils sortaient de l’ombre physiquement. Autrefois, ils s’étaient contentés de laisser des messages, des revendications sur les murs.

-Comment savez-vous qu’ils faisaient partie de ce groupe de gens ? Ont-ils revendiqué le meurtre du conseiller ?

-Ils portaient sur eux un symbole qui ne trompe pas : un masque juvénile, orné d’une larme. C’est le symbole qu’ils gravent partout, en dessous de leurs messages.

-Un masque d’enfant ?”

 

Taïe fut confuse un instant, regroupant les informations dans sa tête. Ban’eh la regardait d’un air intrigué, attendant la suite.

 

“Lors de notre arrivée à Feli’ah, Elyie et moi avons été enlevées par un groupe, une sorte d’organisation vivant dans des tunnels sous la ville. Parmi eux, un Radvenheng nous a révélé la présence d’une âme supplémentaire en nous, qui s’est trouvé être celle de Temps.”

 

Le Néréein hocha la tête. Il était déjà au courant.

 

“Et bien ces individus portaient le masque que tu me décris.

-Alors ils sont de mèche avec les rebelles de Vagua’hey ?

-Ils doivent faire partie de la même organisation, en déduit Taïe.

-Ils se font appeler les Fervents. Personne ne sait pourquoi, car nous ne connaissons rien de leurs motivations, mais c’est ainsi qu’ils signent leurs messages, accompagnés du masque.

-Les Fervents… murmura Taïe. Alors ce sont eux qui nous ont enlevées, et qui ont tué le conseiller Vani’hel, à Vagua’hey.”

 

Encore stupéfaits de leurs découvertes, les deux camarades décidèrent d’en informer le reste du groupe sans attendre.

 

“Sont-ils à l’origine d’autres actions semblables ?”

 

Un grand silence suivit l’interrogation de Lo’hic.

 

“Je ne crois pas, s’avança Ban’eh. Du moins, pas à ma connaissance.”

 

Elyie, qui s’était jusque-là tenue silencieuse, se redressa brusquement.

 

“Et Ely’ah ? Ne pourraient-ils pas l’avoir tuée ? Une sorte de vengeance, suite à notre évasion…”

 

Sa déclaration jeta un grand froid.

 

“Ce serait possible, admit enfin Lo’hic. En représailles.

-Je ne pense pas”, déclara Taïe, sûre d’elle.

 

Sous les regards étonnés de toute l’assemblée, elle se démena avec la cordelette attachée à sa poitrine pour en extraire le petit paquet d’Ely’ah.

 

“Ban’eh, est-ce que les masques des Fervents ressemblent à celui-ci ?”

 

Elle sortit de la chemise tachée de sang le morceau de bois qu’elle avait trouvé au fond de la caisse, dans la guérisserie. Elle écarta les pans du tissu, laissant apparaître le dessin à moitié effacé de ce qu’elle avait tout d’abord pris pour une goutte : à présent, elle le voyait bien, la forme pouvait également s’apparenter à celle d’une larme, les deux étant identiques. Ban’eh lui prit le fragment des mains et l’examina, stupéfait.

 

“Où as-tu trouvé ça ?

-Dans les affaires d’Ely’ah. Le jour de la cérémonie funéraire, je suis allée à la guérisserie pour chercher quelque chose… et je suis tombée sur ça. Il me disait quelque chose, alors je l’ai gardé. Manifestement, Ely’ah était une Fervente.”

 

Lo’hic saisit le morceau de bois et passa son pouce dessus, fixant le dessin d’un air triste.

 

“Tout devient logique, à présent. Voilà pourquoi elle s’intéressait tant à vous, et à l’âme. C’est peut-être même elle qui vous a livré à ses camarades, le jour où ils vous ont enlevées.

-Il est vrai que nous sortions alors de la guérisserie, mais comment aurait-elle pu les prévenir si vite ?

-Je pense, dévoila Taïe, qu’ils possèdent un moyen de communiquer avec le Radvenheng. Lorsque…”

 

Elle s’arrêta, et prit une profonde inspiration. Elle allait devoir leur révéler qu’elle était retournée voir les Fervents, lors de leur séjour à Feli’ah. Seule Ely’ah avait été au courant. Évidemment ! Tout devient logique maintenant. Elle le savait car elle en était une…

 

“À Feli’ah, je suis retournée dans les souterrains. Je voulais des réponses en plus. Écoutez-moi, dit-elle en haussant la voix pour couvrir leurs commentaires indignés. Je tenais le Radvenheng, quand tout à coup un petit Soboemns est arrivé. Le chef a fait un commentaire étrange, comme s’il l’attendait, qu’il l’avait appelé. Les membres de son peuple manipulent les esprits : peut-être peuvent-ils communiquer à distance ?

-Outre le fait que tu t’es inutilement mise en danger, gronda Lo’hic en serrant les dents, tu as peut-être raison. Cela répondrait à la question. Ce fragment de masque, plus ce que Ely’ah m’a dit au moment de mourir… “J’ai dédié ma vie, un jour tu comprendras”. Elle était une Fervente. Ma sœur était une Fervente…souffla-t-il en s’éloignant, sous le choc.

-Mais alors qui l’a tuée ? intervint Pavel. Si ce n’est pas eux…

-Sûrement un ennemi de l’organisation. Ils en comptent beaucoup, à Vagua’hey. Nombreux sont ceux à ne pas approuver leurs actions.”

 

Sur les paroles de Nali’ah, Lo’hic revint vers eux. Il avait l’air plus déterminé que jamais.

 

“Si Ely’ah était une Fervente, alors elle avait un lien avec toute cette histoire. Je suis d’autant plus décidé à trouver les Radvenhengs, puisqu’elle en connaissait au moins l’un d’eux. Nous partons demain à la première heure.”

 

Et c’est ainsi qu’ils s’étaient retrouvés à devoir avancer à un rythme infernal, jusqu’à ce que le sage n’aperçoive la marque sur la paroi de la montagne. La découverte de la véritable identité de sa sœur avait renforcé sa détermination. Non seulement les Fervents avaient un lien avec les Radvenhengs, mais il espérait secrètement que les rencontrer puisse l’aiguiller dans sa recherche de l’assassin. Selon lui, les Fervents devaient posséder plus d’informations au sujet du meurtre, Ely’ah ayant été l’une des leurs. Ils connaissaient leurs ennemis. De plus, deux éléments reliaient les Fervents et la vérité que Temps pressait Taïe de découvrir : l’âme, et le peuple Radvenheng.

 

“Allez, on repart.”

 

Taïe se remit péniblement debout sous l’injonction de Lo’hic, et reprit l’ascension de la pente. De tout le groupe, elle était celle qui peinait le plus : son dos la faisait horriblement souffrir, et son esprit divaguait sans cesse. Après une cinquantaine de mètres supplémentaires, ils atteignirent enfin le symbole gravé dans la roche. D’au moins deux fois la taille de Taïe, il était profondément taillé dans la pierre. Les rainures avaient autrefois été peintes en noir, mais les intempéries avaient eu raison de la couleur : à présent, seules de petites traces sombres subsistaient. La nature du symbole ne faisait aucun doute : un tourbillon dans un cercle, entouré de quatre points.

 

“Encore le symbole Radvenheng.”

 

Cette découverte leur avait redonné espoir. Ils espéraient tous que le peuple des esprits soit proche. Afin de garder en tête toutes les occasions où ce symbole était apparu, Lo’hic avait décidé d’en coucher la liste sur papier.

 

“Nous l’avons vu pour la première fois sur l’arme qui a mis fin aux jours d’Ely’ah, puis sur celles des attaquant des villages de la Forêt de la Vie. Enfin, il est apparu sur le poignard de l’armurier, et dans le rapport que nous avons lu dans la Bibliothèque de Feu, derrière la nuque du corps examiné.”

 

Cette liste faite, ils avaient poursuivi leur marche, longeant la paroi où était inscrit le symbole. Ka’ni avait suggéré qu’il y en avait peut-être plusieurs, et qu’ils menaient au peuple qu’ils recherchaient. Le jeune homme avait raison car, en fin de journée, ils en découvrirent un deuxième. Cette découverte leur avait donné un regain d’énergie, et tout le groupe marchait vaillamment en discutant allègrement. Seule Taïe restait en retrait, à l’arrière du groupe. Les voix de Temps et des Tsadiens lui vrillaient l’esprit, son dos lui faisait souffrir le martyre, et la fatigue l’écrasait. Cependant, malgré son épuisement, elle se porta volontaire pour monter la garde quand ils montèrent le camp. Toute la journée, elle n’avait cessé d’apercevoir de sombres silhouettes qui les suivaient. Elle se força à rester éveillée pour en avoir le cœur net.

 

Trouve la vérité, trouve l’homme et la vérité la vérité et l’homme trouve la vérité la vérité…

 

“Oh, silence”, murmura-t-elle.

 

Ce n’était pas le moment. Elle fixait un coin de roche où elle était sûre d’avoir perçu un mouvement. Elle garda les yeux rivés dessus, osant à peine cligner des yeux. Elle en était certaine, une grosse ombre avait bougé dans ce coin. Après ce qui lui sembla une éternité, elle se résigna et détacha son regard du rocher. Au moment où elle tourna la tête, elle perçut à nouveau un mouvement. Rivant ses yeux sur la roche, elle vit enfin ce qui clochait. Sur le côté de la pierre, cinq petites ombres s’agrippaient à l’arête rocheuse.

 

Des doigts.

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Camice
Posté le 30/08/2024
Je trouve toujours que tes fins de chapitres sont au point, toujours un petit indicateur de mystère, qui suscite l'intérêt et donne envie de cliquer sur le chapitre suivant !
J'aime aussi beaucoup le fait que chaque secret révélé (le fait qu'elle soit malade ou bien le fait qu'Ely’ah soit avec les 'ennemis') ait une origine, et que certaines choses qui paraissaient un peu étranges ou anodines ont en fait beaucoup de sens quand on a toutes les informations !

Hâte de voir plus de plot twist
Mila
Posté le 30/08/2024
Hello !
Merci pour tous ces compliments ;)
Eh oui, tout a de l'importance... j'espère que la suite te plaira tout autant !
Je suis heureuse si l'histoire continue à te plaire :))
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