Le lendemain matin, Axel s’éveilla alors que le soleil était levé depuis bien longtemps. Il avait la tête bourdonnante et la bouche pâteuse ; se souvenait qu’il s’était couché bien trop tard. Il referma les yeux un instant, hésita à se rendormir.
Ils sont plusieurs à être réveillés, dit Telclet.
Ce fut suffisant pour qu’Axel se redresse et s’étire longuement. Eraïm ! Il n’avait presque pas dormi. Il fila sous la douche histoire de se réveiller.
Il s’habilla rapidement de son uniforme gris d’Émissaire, quitta sa chambre. Il ne croisa personne dans les couloirs, mais devina aux cris que les enfants jouaient déjà joyeusement dans le jardin. Quand il arriva dans la salle à manger, il réalisa que toute sa famille était déjà là. Sauf Surielle, et il ne put s’empêcher de sourire. Elle était spécialiste des grasses matinées. Il salua tout le monde, s’installa à une place libre. Plusieurs panières de brioches et viennoiseries trônaient sur la table, mais pour l’instant c’était surtout la carafe d’eau qui l’intéressait.
Alistair et Lypherin étaient là, souriants et fatigués. Éric et Esbeth, en bout de table, discutaient avec Eviel et Serena, les parents de Lypherin. Peut-être pour organiser les derniers détails de la cérémonie qui se déroulerait sur Massilia ? Ses parents, à côté, participaient à la conversation. Près d’Alistair, il y avait sa cousine Elésyne, qui l’accueillit d’un sourire, tout comme Léander à ses côtés.
—Eh bien, cousin, je ne pensais pas que tu dormirais autant.
—Autant profiter de l’occasion, non ?
—Dis ça à mes frères, marmonna Alistair. Ils sont debout depuis… non, ils étaient levés avant qu’on se couche.
Dans le jardin, Chloan et Killian se poursuivaient avec des épées de bois, tandis que Lilia et Eliel jouaient à se cacher dans les massifs de fleurs, au milieu des domestiques qui s’affairaient à préparer le brunch pour les invités qui avaient dormi sur place.
Une sensation familière, comme un écho, titilla Axel ; puis il vit Aéryn voler en rase-motte au-dessus des tuiles.
—AERYN ! hurla Esbeth. Arrête ça tout de suite !
Bien loin de lui obéir, Aéryn lui tira la langue avant de recommencer. Esbeth soupira et Éric fronça les sourcils.
— Il faudra bien que tu descendes pour manger.
— Même pas ! fanfaronna l’enfant.
Et d’un piqué, il fondit sur une table placée à l’extérieur, s’empara d’une brioche dorée sous les cris de surprise des domestiques. Axel laissa échapper un sifflement admiratif. Aéryn éclata de rire.
— Jamais vous ne m’attraperez !
— Il a un sacré talent, murmura Léander.
La mine sombre, Éric ne paraissait pas ravi du manque de politesse de son fils, mais Axel doutait qu’il puisse y faire quoi que ce soit. Son oncle était trop… vieux ? maintenant, pour espérer prendre Aéryn de vitesse. Axel ressentait toujours une certaine familiarité dès qu’il posait les yeux sur lui, sans comprendre d’où elle venait.
—Souhaitez-vous que nous allions l’attraper ? demanda Léander.
Éric ricana et Alistair soupira.
— J’ai déjà essayé avec Axel, et… comment s’appelait ton camarade ?
— Nicoleï.
— Voilà. Nous étions trois, et il nous a chaque fois glissé entre les doigts. Il est doué, admit Alistair.
Léander sourit.
— Il a dû utiliser vos courants. C’est malin – et intelligent. Permission de tenter ma chance ?
Éric hocha la tête.
— Accordée. Ne me l’abime pas trop.
Léander s’inclina pour toute réponse, poing sur le cœur, avant d’étirer ses ailes rayées de gris. Alistair le regarda s’envoler, songeur.
— Il a beau être Messager, je parie quand même sur Aéryn.
Elésyne sourit.
— Tu n’as jamais vu Léander voler. Pour ça comme en bien d’autres choses, il est doué.
Axel trouva sa cousine bien confiante. Pour avoir essayé de suivre Aéryn… il leur avait littéralement glissé entre les doigts, plus filant qu’une anguille. Il jouait avec les courants aériens comme s’ils lui appartenaient. Axel se figea. Ne venait-il pas de mettre le doigt sur quelque chose d’important ? Si Aéryn utilisait les courants au mieux… Maitrisait-il les Vents ? Si oui, Léander n’avait strictement aucune chance.
— Je parie aussi sur Aéryn. C’est plus que du talent, ce qu’il a.
Mais le sourire d’Elésyne ne fit que s’élargir.
— Vous jouez la solidarité entre cousins, je vois. Admirez le spectacle.
Aéryn mit plusieurs instants à réaliser qu’un autre ailé avait gagné les cieux. En apercevant Léander, il laissa échapper un rire ravi, partit aussitôt en chandelle. Avec une fluidité à laquelle Axel ne s’attendait pas, Léander le suivit dans son ascension. Aéryn effectua un looping, virevolta dans tous les sens.
Et Léander restait dans son sillage.
Rien que pour ça, Axel était impressionné. Il ne se souvenait que trop bien des difficultés qu’il avait eu à seulement essayer de le rejoindre.
— Il se débrouille, lâcha Alistair.
Lypherin attrapa sa main.
— Serais-tu mauvais perdant ? le taquina-t-elle.
Alistair se renfrogna et Elésyne éclata de rire. Axel la trouvait plus détendue que lors de leur dernière rencontre. Mais il n’y avait pas Léander, alors. Il savait qu’elle s’était refusée à se marier par intérêt politique, pour contenter les Clans massiliens. Avait-elle trouvé l’amour ? Il n’avait pas eu besoin des insinuations d’Alistair pour comprendre que Léander était bien plus qu’un simple garde du corps. Et puis, ni ses parents, ni les parents d’Alistair, n’avaient paru surpris par sa présence.
L’exclamation étouffée d’Alistair lui fit relever les yeux vers le ciel. Et il comprit aussitôt pourquoi. Aéryn continuait de tournoyer, d’enchainer les acrobaties, sans parvenir à décrocher Léander. Ses ailes grises se mouvaient avec souplesse, en cadence, s’adaptaient aux changements de direction brutaux d’Aéryn.
Aéryn était vif, souple, mais Axel réalisa que Léander le surclassait. D’ailleurs, celui-ci semblait avoir décidé de passer à l’action. Un bref mouvement d’aile, une torsion, et Léander se glissa sous Aéryn avant de monter en chandelle sous ses yeux ébahis. Aéryn piqua aussitôt, espérant utiliser ces secondes de décalage. Léander l’avait suivi, mais en lui laissant plus de marge, cette fois. Axel s’en étonna d’abord ; puis comprit qu’Aéryn serait bien obligé de remonter, à un moment.
Et comme la dernière fois, Aéryn semblait se jouer de la gravité. Utilisait-il les Vents, même de façon inconsciente ? Axel chercha à se concentrer. Dans ses entrailles, le nœud qu’il associait à son pouvoir s’agita. Axel le calma aussitôt. Il n’avait pas besoin que son Feu se manifeste – surtout en présence de sa mère, qui serait capable de le ressentir. Et les Vents devaient rester tranquilles : toute bourrasque serait malvenue et irrémédiablement remarquée. Non, il devait juste ressentir, être à l’affût d’un écho. Comme ce que lui avait rapporté Nicoleï.
Je ne comprends pas ce que tu cherches à faire, dit Telclet, mais je suis avec toi.
Axel le remercia. Son Compagnon se faisait discret, par moment, mais la seule chaleur de sa présence était toujours réconfortante. C’était tout autre chose qu’une relation amicale, c’était quelqu’un avec qui il partageait absolument tout, où ils seraient toujours là l’un pour l’autre. Un lien qui ne se romprait que dans la mort ; tous les Mecers en étaient conscients. Rares étaient ceux qui survivaient à la mort de leur Compagnon et les exceptions se comptaient sur les doigts d’une main. Son propre père était l’un de ceux-là ; et encore. Son lien avec son premier Compagnon n’avait pas été réellement brisé, mais transmis à un autre. Une procédure tabou ; un des interdits les plus sacrés du Wild.
Ce lien renforcerait-il sa capacité à se concentrer davantage, à améliorer son contrôle ? Il était temps de le découvrir.
Axel effleura le cœur de son pouvoir, chercher à s’en imprégner sans l’utiliser. Il perçut l’attention de sa mère qui se fixait sur lui et déglutit. Avait-elle compris ce qu’il cherchait à faire ?
Non, elle ne perçoit pas tes Vents.
Avec précaution, Axel étendit ses perceptions vers les deux ailés qui piquaient droit vers le sol. D’abord, il ne sentit rien. Puis il écarquilla les yeux. Il percevait une trace ! Comme des lignes, invisibles mais pourtant présentes.
Tu les ressens aussi ?
Je les perçois à travers toi, dit Telclet.
Bon, au moins, s’ils étaient deux, il ne rêvait pas. Et s’il interprétait correctement ce qu’il percevait… était-ce des trajectoires ? Aéryn prévoyait-il autant ses acrobaties ? À huit ans, n’était-il pas trop jeune pour ça ? Et comment Léander arrivait-il à le suivre, alors qu’Axel ne percevait rien de tel chez lui ?
Celui que tu appelles Léander semble avoir un grand sens de l’observation. Puis, il est Lié à un milan.
Axel acquiesça. Des oiseaux extrêmement agiles, les milans. Ça expliquait qu’il arrive à suivre Aéryn.
Même si ça ne faisait pas tout. Léander avait-il deviné qu’Aéryn utilisait les Vents ? Axel comprenait mieux les regards qu’il avait parfois surpris posés sur lui de son jeune cousin. Il faudrait qu’ils aient une discussion, avant qu’il reparte. Axel brûlait de savoir si sa maitrise était instinctive, comment il s’était formé… et bizarrement, il doutait que son oncle et sa tante soient au courant. Il n’était même pas sûr qu’Alistair soit dans le secret. Comment Aéryn avait-il réussi ce tour de force ?
Une exclamation étouffée échappa à Alistair et Axel reporta son attention sur les deux ailés dans le ciel.
Léander s’était positionné juste au-dessus d’Aéryn ; pendant quelques instants, il resta là, à quelques centimètres à peine. Axel siffla d’admiration. Léander maitrisait son sujet. De la main, il toucha l’aile droite d’Aéryn. Axel comprit qu’il lui parlait, qu’il le guidait, même. Cette fois, Aéryn accepta d’atterrir enfin.
À peine avait-il les pieds au sol qu’il bombardait Léander de questions, un large sourire aux lèvres. Axel ne fut pas surpris que le Messager prenne la peine de lui répondre, acquiesçant parfois à ses remarques. Une chose était sûre, Aéryn le considérait avec adoration.
Léander raccompagna Aéryn auprès de ses parents.
— Votre fils ferait merveille chez les voltigeurs.
— C’est quelque chose que nous pourrons considérer…. (le visage d’Aéryn s’illumina) une fois qu’il aura compris l’importance de l’obéissance.
Le garçon pâlit avant de baisser la tête et Axel se sentit compatir. Aéryn était impulsif, plein de fougue.
Un vrai feu follet, oui, intervint Telclet.
Axel ne pouvait qu’être d’accord avec son Compagnon. D’ailleurs, peut-être qu’Aéryn avait commencé à en comprendre l’importance, parce qu’il n’avait pas protesté.
Léander revint vers eux et Alistair soupira face au sourire triomphant d’Elésyne. Leur cousine les avait bien eus, c’était sûr.
— Tu as gagné, admit-il. Tu as un talent pour voler, ajouta-t-il pour Léander. Je pensais Aéryn maitre dans ce domaine mais tu l’as surclassé.
Léander haussa les épaules.
— Ton frère est un diamant brut. Avec la formation adéquate, il deviendrait rapidement plus doué que moi.
— Axel ? appela Lucas.
Il vit que son père s’était rapproché d’eux. Axel s’excusa auprès de ses cousins et le rejoignit.[UW1]
—Il faut que je te parle, dit Lucas d’une voix douce.
Douce, mais ferme, et un instant, Axel eut peur.
—J’ai été condamné ? dit-il d’une voix blanche.
Lucas sourit.
—Non, voyons. Tu es une victime, dans cette affaire, je te rappelle. Tu n’as tué personne, contrairement à Solerys, d’ailleurs.
Puis il redevint grave.
—Les jeunes femmes ont été examinées par des Guérisseurs. Une était effectivement enceinte.
Axel se sentit glacé. Ainsi, les prédictions de Solerys se vérifiaient. L’enfant hériterait-il de ses pouvoirs ? Il allait devenir père ?
Axel se trouvait bien trop jeune pour une telle responsabilité. L’angoisse et la panique le submergèrent. Comment allait-il gérer tout ça ? Il était à peine Émissaire !
—Elle a choisi d’avorter.
Axel se pétrifia, releva des yeux incertains vers son père, qui confirma d’un signe de tête. Le soulagement, la honte et la culpabilité se disputaient son esprit. S’il avait paniqué à l’idée de devenir père, il se sentait maintenant déçu de ne pas avoir saisi cette opportunité. Il n’avait même pas eu son mot à dire.
—Elle est Niléenne, rappela Lucas, comme s’il avait lu son esprit. Le choix lui appartenait. Elle aussi a été manipulée par Solerys.
Incapable de parler, Axel se contenta de hocher la tête. L’avortement était plutôt tabou chez les Massiliens. Les enfants non désirés étaient confiés aux T’Sara, mais la vie était trop précieuse pour être ainsi gaspillée.
—Je comprends que tu aies besoin de temps pour te faire à l’idée, poursuivit Lucas, mais je préférai que tu sois au courant.
—Qu’en pense maman ? dit Axel.
—Elle est d’accord avec elle.
—Je n’ai pas eu mon mot à dire…
—C’est dans son corps qu’il grandissait. Pas dans le tien.
—Elle aurait pu le confier à quelqu’un d’autre après la naissance…
Lucas se fit compatissant.
—Elle n’avait pas à suivre les coutumes massiliennes. Une grossesse, ce n’est pas rien, Axel. (Un voile ombra son visage un instant) Et un accouchement peut être fatal, ajouta-t-il doucement.
—C’est vrai…
Axel savait que sa grand-mère paternelle était morte en donnant naissance à son père. Il savait aussi que sa mère aurait aimé un quatrième enfant. Il n’avait que trois ans lors de la naissance de Lysabel ; de ses souvenirs confus, il ne retenait que l’inquiétude de son père. Plus tard, il avait appris que la naissance de sa cadette s’était mal passée et que sa mère était passée à deux doigts de la mort.
Peut-être était-ce mieux ainsi. Pas d’enfant, pas d’angoisse que Solerys cherche à le manipuler de nouveau. Il n’arrivait pourtant pas à se défaire de ce sentiment de tristesse et de gâchis.
—Prends le temps qu’il te faudra, Axel.
*****
La journée s’écoula au rythme tranquille d’un lendemain de fête. La plupart des invités repartirent après le repas de midi et la maisonnée retrouva un semblant de calme alors que les domestiques s’affairaient aux préparatifs pour le voyage du lendemain.
Éric n’en ferait pas partie, toujours sous le coup d’une interdiction de poser le pied sur le sol des Douze Royaumes. Un instant, Axel se demanda si oncle Aioros n’avait pas choisi ses mots précisément en formulant cet exil forcé. Techniquement, Éric pouvait voler ou se percher sur un arbre, sans violer l’interdiction. Axel se demanda s’il était le seul à avoir remarqué cette faille, si Éric l’avait toujours su lui aussi.
Il restait trop intimidant pour qu’il ose lui poser la question. Alors qu’il répétait sa séquence d’échauffement, Aéryn atterrit près de lui. Le garçon attendit qu’il termine, sans mot dire, observant ses mouvements.
—Tu voulais me parler ? s’enquit Axel après le salut final.
Aéryn s’approcha, hésitant, puis se lança.
—Quand je regarde… je ressens… je ne sais pas… comme un écho ? J’ai parfois l’impression de savoir où tu es même si je ne te vois pas. Tu sais pourquoi ?
Face au sérieux d’Aéryn, Axel n’hésita qu’un bref instant. Il n’avait peut-être que huit ans, mais il méritait de savoir.
—Je possède le Don du Feu, comme ma mère, expliqua-t-il. Et j’ai découvert récemment que je possède aussi celui des Vents. Je crois que la raison pour laquelle tu voles aussi bien, Aéryn, c’est que tu utilises aussi les Vents. Peut-être sans le savoir. Ceux qui ont le Don sont capables de le percevoir chez les autres.
L’enfant écarquilla les yeux.
—J’aurai un pouvoir, moi ? Mais… il n’y a pas de… magiciens, ici. Je croyais que la magie était réservée aux Royaumes ?
—Ce n’est pas de la magie, dit Axel. Un Don.
Une flammèche vint danser au creux de sa main, sous les yeux émerveillés d’Aéryn.
—Comme tu le vois, être dans l’Empire ne m’empêche pas d’utiliser ce Don. Et puis, ton père… il est né sur Massilia. Tu es de son sang.
Aéryn resta silencieux. Il avait pâli, nota Axel. Avait-il peur ?
—Et ça peut être…dangereux ?
—Oui. Sans formation… ton Don risque de t’échapper, un jour.
—Cela ne m’est encore jamais arrivé.
—Pour l’instant.
Aéryn releva des yeux inquiets vers lui.
—Vas-tu en parler à mes parents ? Je vais me faire gronder ?
—On peut en parler d’abord à ma mère, si tu préfères. Elle ne te grondera pas, et elle saura trouver les mots pour en parler à tes parents. Tu pourras lui demander, mais je pense qu’elle sera d’accord avec moi pour dire que c’est préférable. Tu ne pourras le cacher éternellement.
—D’accord. Tu veux bien venir avec moi ?
Avec un sourire, Axel prit la main tendue de son cousin et se mit à la recherche de sa mère[UW2] .
*****
Au gouter de l’après-midi, Alistair se montra distant. Ils n’étaient plus beaucoup autour de la table – Éric et Esbeth, Eviel et Serena, Lucas et Satia se partageaient un côté de la table, tandis qu’Alistair et Lypherin se tenaient aux côtés d’Elésyne et Léander, tout près d’Axel. Ses sœurs étaient déjà rentrées, et il tardait déjà à Axel de les revoir. Puis venaient les petits frères d’Alistair : Liam et Chloan, inséparables, Killian, Aéryn – pour une fois assis tranquillement à table, plongé dans ses pensées – Eliel, et Sylis, à côté de Lilia, une des filles d’Aioros, qui rentrerait avec sa sœur.
—Quelque chose te chiffonne, Alistair ? questionna Éric tout en attachant une serviette autour du cou de Sylis. Tu parais bien préoccupé, pour un jeune marié.
Alistair força un sourire mais sa main pressa celle de Lypherin. Curieuse, Elésyne se rapprocha.
—C’est Orssanc, dit-il. Tu sais comme elle aime m’agacer. (il fronça les sourcils.) Même si je goûte peu sa dernière plaisanterie.
—Que vous a-t-elle dit ? demanda Elésyne.
Axel brûlait de connaitre la réponse, lui aussi, mais jamais il n’aurait osé poser la question. À la place, il s’empara d’une tartelette aux myrtilles, même s’il n’avait pas très faim. Une chose était sûre, le cuisinier s’était surpassé : tout était alléchant.
Alistair soupira, dispersa distraitement les miettes devant lui de son index.
—Elle a dit… elle a dit que Lypherin devait rester sur le sol impérial dès son sixième mois de grossesse. Si elle souhaitait survivre.
Autour de la table, les adultes avaient pâli, mais Axel aurait juré que les parents de Lypherin étaient plus blancs que les autres.
—Impossible ! s’exclama Serena. Seule une T’Sara sait s’y prendre avec les ailées. Être bien entourée, c’est ce qu’il lui faut. Le climat est adéquat, dans les Îles.
Éric resta pensif.
—Je sais qu’Orssanc ne s’est pas toujours montrée… juste… envers toi. Edénar est ton ami. Y a-t-il vu un sens ?
Alistair eut un geste de dénégation.
—Il croit en son avertissement. Orssanc est plutôt avare de faveurs. Et pour lui, c’est une faveur plus qu’un avertissement.
—C’est qu’elle a vu quelque chose, alors, dit Esbeth. Je connais les T’Sara. Mais tous mes accouchements se sont bien passés, ici, même si je ne suis pas une ailée. Nos médecins sont aussi compétents que vos Guérisseurs.
—Nos peuples sont différents en bien des points, ajouta Elésyne. Ta déesse semble pourtant penser la technologie impériale supérieure sur ce point.
—Alors qu’est-ce que font les impériaux que nous ne faisons pas ? se surprit à dire Axel.
—Très bonne observation, fit Éric avec un sourire.
Puis il pianota quelques secondes sur son poignet.
—J’appelle Simus, fit-il pour Alistair. Autant que vous soyez rassurés avant d’aller refaire la fête.
Il s’écarta le temps de la communication puis revint vers eux.
—Vous avez de la chance, il n’a pas grand monde aujourd’hui. Il sera là d’ici deux heures.
Lorsque la navette se posa à l’extérieur de la maisonnée, Axel s’aperçut qu’il brûlait d’impatience, comme un jeune Envoyé qui n’aurait pas encore acquis sa première Barrette.
Son seul réconfort était qu’il n’était pas le seul. Les parents de Lypherin, tout en aidant Esbeth, avaient longuement discuté avec elle. Ils étaient inquiets pour leur fille, et Axel le comprenait. Déjà qu’elle se mariait avec un impérial, si en plus elle risquait de mourir lors de sa première grossesse…
—Allez avec eux, proposa Éric.
Esbeth, Eviel et Serena accompagnèrent Alistair et Lypherin à l’intérieur de la navette.
—Que vont-ils lui faire ? demanda Axel.
—Une échographie, répondit son oncle en débarrassant la table une fois les plus jeunes débarbouillés. Ça permet de voir à l’intérieur du corps, expliqua-t-il face à leurs airs interrogatifs. Si le bébé a une complication qui doit être traitée avant la naissance, s’il est mal positionné – quoique c’est bien tôt pour ça – ils sont capables de le voir. Et la plupart du temps, d’y remédier.
Elésyne acquiesça, pensive.
—C’est bien pratique. Peut-être devrions-nous mettre en place un tel suivi, chez nous.
—Ta tante a déjà essayé, lui répondit Éric avec un demi-sourire. Il y a trop peu de Guérisseurs ayant les compétences nécessaires. Ici, ce sont des examens simples et obligatoires.
C’était étrange de voir leur oncle en train d’astiquer la table et de ranger les assiettes alors que des domestiques s’en occupaient habituellement. Puis Axel réalisa qu’Éric était juste nerveux et tentait de le masquer en s’occupant.
C’est moi qui ne comprends pas la crainte mêlée de déférence que tu ressens en le regardant, dit Telclet. C’est ton oncle, non ?
Oui, mais… ce n’est pas que mon oncle. C’est le Commandeur Éric aux Ailes Rouges. Le meilleur combattant côté impérial.
Avant que ton père ne le blesse, non ? ajouta Telclet en fouillant les souvenirs d’Axel.
Certes, mais…
Ce n’est qu’un homme, Axel. Un homme inquiet pour son fils.
Axel surprit le regard de son père posé sur lui, comprit le rôle important des Compagnons. Telclet lui avait évité d’avoir un jugement biaisé.
Avant qu’il ne puisse lui parler, toutefois, il aperçut le groupe qui revenait. Éric ouvrit un placard, en sortit une bouteille et plusieurs verres à peine plus gros qu’un dé à coudre.
Alistair franchit le seuil le premier, l’air très pâle, se laissa tomber sur sa chaise. Sans un mot, son père remplit un verre et le poussa vers lui. Alistair le vida d’un trait alors que Lypherin s’installait à ses côtés, pâle elle aussi, mais souriante, une main plaquée sur son ventre encore plat. Les parents de Lypherin paraissaient sonnés, eux aussi, et Éric plaça deux verres remplis devant eux, qu’ils vidèrent d’un air absent. Esbeth, elle, rayonnait.
—Eh bien, Alistair ! s’impatienta Elésyne. Sae refuse de me dire ce qu’il sait. Dis-nous au moins si c’est grave ?
Alistair avança son verre pour un deuxième service, qu’il vida avant de le fixer en silence. Axel s’inquiéta. Il n’avait jamais vu son cousin boire plus que de raison, et s’il en croyait les vapeurs qui parvenaient jusqu’à lui, c’était un alcool fort.
—Rien de… grave, dit-il enfin. C’est juste… surprenant. Et un peu terrifiant aussi, ajouta-t-il en pressant la main de Lypherin[UW3] .
Puis il prit une grande inspiration, puisa de la force dans le regard de son épouse, balaya sa famille du regard.
—Il n’y a pas qu’un seul bébé. Il y en a quatre.
—Quatre ! s’exclama Elésyne. Eraïm ! Cela va être un sacré chamboulement !
Alistair acquiesça, grimaçant.
—Comme tu le dis.
—Je vais devenir énorme, marmonna Lypherin.
Elle paraissait plus angoissée qu’Alistair, si c’était possible.
—Au moins vous savez, maintenant, dit Éric.
—Mais pourquoi parler de six mois ? demanda Axel. Ça augmente juste les risques, non ?
—Ca augmente surtout les risques d’accouchement prématuré, précisa Esbeth. Et ici, nous avons des installations permettant de garder en vie des bébés dès cinq mois de grossesse.
Alistair fronça les sourcils.
—Ça n’a pas de sens, Orssanc a dit que c’était Lypherin qui risquait d’y passer, pas le… pas les bébés.
—Tu n’en as peut-être pas eu parmi tes camarades, Alistair, mais au-delà de deux enfants, la césarienne est de rigueur. Déjà que c’est compliqué avec un ailé et le soin à prendre pour les ailes… alors s’ils sont quatre… ce sera épuisant pour Lypherin. Allons, ne vous tracassez pas tant, les enfants, continua Esbeth en posant une main sur l’épaule d’Alistair. Profitez de votre mariage d’abord, faites la fête. Vous avez des semaines de tranquillité qui vous attendent. Et j’espère que tu prendras bien soin de Lypherin, elle va avoir besoin de repos et de bien manger.
—Oui, maman, soupira Alistair en levant les yeux au ciel.
Elésyne gloussa et Axel se sentit sourire. Les parents étaient bien tous les mêmes.