-Je suis aveugle.
À la déclaration d'Archi, ses deux amis se reculèrent en panique.
-Ne dis pas...
Lya croisa le regard du blondinet et saisit que ce n'était pas simplement une blague de mauvais goût.
Les iris d'Archi avaient pris une teinte inhabituelle de gris, comme si ses yeux hébergeaient désormais une galaxie anthracite criblée d'éclairs. La jeune femme se perdit un instant dans la beauté étrange de ces orbites singulières, captivée par l'aspect cosmique de ses pupilles.
Rapidement, cette fascination laissa place à une angoisse grandissante.
-Votre silence en dit long..., désespéra Archi, brisant l'atmosphère oppressante.
-Comment... ? Qu'est-ce qui a bien pu se passer ?, s'étouffa Matt, la gorge nouée par l'incompréhension.
-On trouvera une solution ! Il y en a forcément une !, s'exclama Lya avec une ferveur presque désespérée.
-Elle a raison. Avec sa magie de soin, elle pourra sûrement te guérir, ajouta Matt, cherchant à y croire lui-même.
-Risalita nostri morti..., murmura alors le blondinet d'une voix à peine audible.
Un silence pesant s'abattit, brisé par Matt, visiblement déconcerté.
-Comment ?, demanda-t-il après un moment, fixant Archi avec insistance.
-Risalita nostri morti, répéta Archi. C'est forcément à cause de ça.
-Qu'est-ce que c'est, ce "Risolita"... je sais pas quoi ?!, s'exclama Matt, l'agacement mêlé à l'angoisse.
Les yeux dans le vide, Archi se tourna tout de même vers Lya.
-Lya, toi tu sais, n'est-ce pas ?
La jeune femme fronça les sourcils, plongée dans ses pensées. Puis, comme une lame transperçant la brume, un souvenir ancien s'imposa à elle.
-Le livre des sortilèges interdits, murmura-t-elle, plus pour elle-même que pour les autres.
La jeune femme se leva alors d'un bon et commença à faire les cents pas.
-Risalita nostri morti..., déglutit-elle. Ce sort permet de...
Elle hésita, le poids de ses mots alourdissant l'air autour d'eux.
-...ressusciter les morts, continua Archi.
-Quoi ?! Comment ça ? Qui...
Matt s'interrompit, la voix tremblante. Un silence tendu l'enveloppa tandis que ses pensées se bousculaient. Puis, l'évidence l'atteignit, glaciale.
-C'est moi, murmura-t-il, comme s'il craignait de briser un calme invisible. C'est moi que tu as ressuscité, Archi ?!
Lya hocha lentement la tête, incapable de croiser son regard.
-Alors... j'étais vraiment mort, balbutia Matt, abasourdi. Ce... ce n'est pas possible. Je ne comprends pas.
Soudain, il releva brusquement la tête, ses yeux brillants d'une peur nouvelle.
-Ce n'est pas un acte anodin ! Il doit y avoir de graves conséquences, pas vrai ?!
Lya et Archi gardèrent le silence, écrasés par la vérité qu'ils n'osaient avouer.
-Quelles sont les conditions de ce sort ?!, exigea Matt, le ton presque autoritaire.
Lya inspira profondément, puis commença à parler d'une voix peu assurée.
-Risalita nostri morti... Ce sort permet de redonner vie à une personne décédée depuis moins de cinq minutes. En échange, l'utilisateur doit sacrifier...
-...une chose importante pour lui, acheva Archi d'un ton taciturne, baissant la tête. En l'occurrence ici, ma clairvoyance. Mes yeux.
-Archi..., souffla Matt, horrifié, sa voix chargée de désespoir.
-Il y a un autre tribut, continua le blondinet sans attendre. Il s'agit du sacrifice des cent vies humaines les plus proches.
Le sang de Matt se glaça. Il repensa aux corps qu'ils avaient dû enjamber pour sortir de leur prison. Ces hommes, ces femmes, et peut-être même des enfants, avaient été exécutés, uniquement pour que lui vive. Comme ci tous ces morts reposaient maintenant sur ses épaules. Il prit sa tête dans ses mains.
-Je ne regrette rien.
Lya brisa le silence mortifiant avec un aplomb qui était rare de lui voir revêtir. Ses yeux brillaient d'une assurance déconcertante.
-Qu'est-ce que tu dis ?, bredouilla Matt.
-Ta vie vaut plus que la leur. Nous n'avons pas à nous excuser et s'il avait fallu en tuer des centaines de plus pour te sauver, je l'aurais fait de mes propres mains.
-Lya tu ne peux pas dire ça sérieusement ! Archi dit quelque chose !
Le blondinet resta muet, sans l'intention de désapprouver les propos de son amie. Forte de cette validation silencieuse, Lya continua avec beaucoup d'aplomb.
-Je suis plus que sérieuse. Toi et Archi, vous êtes les seules qui me soient chères et je ne me limiterais plus jamais pour vous protéger. Par la même occasion, je ne m'excuserai plus jamais d'être qui je suis et je ne prendrai plus le risque de vous perdre.
-Mais... ils étaient innocents...
-Est-ce que tous ces hommes et ces femmes étaient vraiment innocents ?, commença-t-elle à s'emporter. Ils savaient tous que nous étions là, ce qu'on nous faisait subir, et aucun n'a levé le petit doigt ! Ne pas agir c'est cautionner !
-Archi !, insista une nouvelle fois Matt.
-La question ne se pose pas pour l'instant. Nous devons d'abord décider de la suite. C'est ce qui est le plus important à cet instant, déclama rationnellement Archi.
-Oui, tu as raison, acquiesça Lya. Les soldats ne sont plus très loin, j'ai entendu une garnison toute près d'ici.
-Mais...
-Matt !
La jeune femme saisit les épaules de son ami et le serra fort.
-Nous n'avons pas été aussi loin pour se faire attraper maintenant !
-Depuis combien de temps, nous sommes là ?, demanda Archi.
-Une nuit et une demi-journée environ.
-Il est clairement temps de bouger alors. Il ne faut pas que l'on stagne trop longtemps au même endroit.
-Oui, mais pour aller où ?, s'interrogea la jeune femme.
-Je ne sais pas... Il faudrait que l'on trouve de quoi manger et nous changer.
-Chez mon père, dit Matt très sérieusement.
Lya écarquilla les yeux.
-Tu plaisantes ! Tu veux qu'on aille à Gloria ? La capitale ? Le fief du PC ?
-C'est très risqué, continua Archi. Ils doivent déjà nous y rechercher activement, et ton père... je pense qu'il est surveillé.
-Ils ont déjà dû lui rendre une visite même !
-Je suis conscient que c'est une option dangereuse, mais c'est aussi la seule qu'on ait, insista Matt. Réfléchissez, si on arrive à parler à mon père, il pourra nous mettre en contact avec des personnes qui sont anti-PC. Ils pourront nous cacher et nous aider.
-C'est trop imprudent, s'entêta Lya. Je suis contre.
Elle se tourna alors vers Archi, qui semblait peser le pour et le contre, très intensément. La jeune femme ne comprit pas pourquoi il hésitait.
-Ok, tentons, finit-il par lâcher.
-Quoi ? Tu es fou ! Ils vont nous tendre un piège !
-De toute façon, il n'y a pas de bonne solution.
Lya souffla, mais n'opposa pas plus de contestation. La majorité avait parlé et elle respecta sa décision.
*****
Ils avaient dû marcher jusqu'à la tombée de la nuit pour atteindre Gloria. En cours de route, Matt avait subtilisé des capes, enfin de les fondre dans la masse. La mission paraissait réussie, car ils étaient rentrés dans la ville fortifiée malgré la présence de plusieurs gardes.
Au premier abord, les rues paraissaient aussi animées et joyeuses qu'à leur première visite. Cependant, en prenant le temps d'observer vraiment l'énergie qui émanait des lieux, on comprenait rapidement qu'une tension y régnait. Des garnisons de soldats étaient postées un peu partout, et il était évident que le petit groupe n'était certainement pas étranger à cette situation.
-Passons par les petites ruelles, ordonna Matt en tirant sur sa capuche.
Tout en suivant leur guide, Lya serra un peu plus fort la main d'Archi, qui dépendait d'elle pour avancer. Cette impuissance forcée mettait le jeune homme dans une colère profonde. Il ne pouvait guère y avoir pire pour lui, et son amie le sentait bien.
Grâce à la parfaite connaissance des lieux de Matt, le trio arriva sans encombre. Cependant, le garçon les stoppa à quelques mètres de leur but.
-Qu'y a-t-il ?, demanda Archi.
-La porte de l'entrée... elle est ouverte.
-Et ?
-Jandbo ne ferait jamais ça !
-Jandbo ?
Il doit s'agir de l'homme rondouillard qui nous avait ouvert la dernière fois, pensa Lya.
-C'est un piège ?, demanda Archi.
-Peut-être.
-Ce n'est pas comme ci cela était étonnant..., pesta la jeune femme.
L'esprit plus qu'alerte, ils pénétrèrent sans bruit par la porte rouillée.
-Arh, qu'est-ce que c'est cette odeur ?, se plaignit Lya.
Une fragrance acre et désagréable emplissait les lieux, baignés dans l'obscurité. Le trio se servit de leur cape comme de masque tellement ils en étaient gênés.
-Jandbo !, s'exclama soudainement Matt en courant.
Le bonhomme rustre, mais au bon fond, était étendu dans une mare de sang. Au vu de l'entaille sur sa gorge, il n'y avait déjà plus rien à faire pour lui. Matt ne tenta même pas de le secouer et prit d'une grande panique, il ouvrit violemment la porte que Jandbo semblait protéger.
Dans cette pièce qui paraissait servir de salle de réunion pour les hommes du trafic, le sol était jonché de cadavres. Chacun d'entre eux portant les marques d'une lutte acharnée. Leurs visages étaient tuméfiés, leurs vêtements déchirés et maculés de sang, et les corps entremêlés paraissaient figés dans une danse macabre.
Matt qui les connaissait tous depuis très longtemps ne put se retenir de vomir devant ce charnier insensé. L'émotion était si vive qu'il commença à suffoquer.
Lya ne savait pas comment réagir devant l'horreur de la situation. Elle voulait soutenir son ami, mais que dire à quelqu'un qui venait de retrouver sa famille dans un bain de sang. Elle n'eut pas à chercher bien longtemps, car le jeune homme se remit en mouvement. Sans crier gare, il monta quatre à quatre, les escaliers menant à son appartement.
La jeune femme voulue le suivre, mais on la retint.
-Montons la garde, lui dit Archi sagement.
Il savait pertinemment ce qu'ils allaient découvrir au sommet de ces escaliers. Une simple inclinaison de tête suffit pour que Lya comprenne : il valait mieux laisser Matt affronter cette épreuve seul.
Le silence pesant semblait alourdir l'air, chaque seconde s'étirant à l'infini alors qu'ils attendaient en bas. Seul le grincement lointain des marches, sous le poids de ses pas, résonnait dans la pénombre, comme un écho de son chagrin.
Un long moment passa avant qu'il ne réapparaisse. Le grand brun descendit les marches d'un pas lent, presque mécanique. Ses épaules voûtées trahissaient un poids invisible, et son visage fermé laissait deviner l'immense douleur qu'il tentait de contenir.
Le pire des scénarios s'était confirmé, et cela se lisait dans chacun de ses gestes.
À son dos, il portait un petit balluchon de toile grossière, rempli d'objets qu'il avait sans doute jugés précieux ou symboliques. Mais c'est l'épée démesurée à sa taille, qui attira immédiatement les regards. Elle pendait à sa ceinture, massive et imposante, contraste saisissant avec le délicat ruban rose noué à sa garde. C'était l'arme de son père.
-Allons-y, lâcha-t-il d'une voix froide et monocorde, comme s'il craignait qu'un ton plus expressif ne fasse éclater le barrage de son chagrin.
Lya fit un pas vers lui, ses mains tendues dans un élan de réconfort.
-Matt..., murmura-t-elle, cherchant ses mots.
Mais il esquiva son geste sans un regard, se détournant brusquement.
-Ne t'en fais pas, coupa-t-il, d'un ton sec qui interdisait toute insistance.
Il s'avança, son pas lourd marquant un chemin solitaire.
Lya regarda son dos s'éloigner, impuissants. Elle et Archi savaient qu'il était encore trop tôt pour tenter de briser le mur qu'il s'était construit. Ses blessures étaient encore trop vives, trop profondes pour être effleurées par des mots, même bienveillants.
Lya pressa la paume d'Archi. Aucun d'eux n'osait parler à haute voix, mais la même pensée s'imposait : Matt avait besoin de temps. Temps pour apprivoiser cette douleur qui semblait le dévorer de l'intérieur.
Et, pour l'instant, il ne leur restait qu'à marcher derrière lui, en silence, en respectant cette distance qu'il imposait, espérant qu'un jour, il leur laisserait une place pour partager ce fardeau.
*****
Matt les avait fait sortir de la capitale grâce à un passage dérobé que seuls les initiés connaissaient. Ils se dirigèrent vers des montagnes au Nord.
Leurs pas résonnaient sur le sol rocailleux tandis qu'ils escaladaient les pentes abruptes des montagnes. L'obscurité, complice de leur fuite, cachait les larmes de fatigue qui perlaient sur leurs visages creusés par la tristesse et l'épuisement. La faim leur tiraillait les entrailles, mais ils n'osaient pas allumer de feu, de peur d'attirer l'attention.
À cause de sa cécité, chaque pas que faisait Archi était une preuve de courage et de confiance en ses compagnons. Ils se relayaient pour le guider, pour l'aider à franchir les obstacles qui jonchaient leur chemin, pour lui décrire le monde qu'il ne pouvait plus voir.
Ils avaient choisi ces montagnes pour leur immensité, leur isolement, et surtout, pour la dense forêt de pins qui les recouvrait. Elle offrait un abri naturel, un endroit où se dissimuler, un refuge au milieu de l'hostilité du monde extérieur. Ils savaient que la route serait difficile, mais au moins là, ils ne croiseraient pas de milice.
Ce n'est qu'en étant sûr d'être plus ou moins en sécurité, qu'ils s'accordèrent enfin une pause. La fatigue était si pesante, qu'ils n'arrivaient même plus à tenir leurs têtes droites.
-Elle est belle cette épée, brisa le silence Lya.
Matt caressa le pommeau de son arme avec tendresse.
-C'est... c'était celle de mon père.
Il la sortit de son fourreau, révélant sa large lame aussi scintillante que tranchante.
-Je n'ai jamais vu d'épée aussi... imposante.
-Elle est surtout très lourde, mais quand on réussit à la manipuler, ça devient une arme inégalable.
Pour prouver ses dires, il laissa la jeune femme la prendre main. Cette dernière ne put même pas la soulever.
-Wouah ! Comment tu peux te battre avec ça ?!
-Il faut être mage de combat et aussi beaucoup s'entrainer. Mais je te rassure, je ne sais pas encore l'utiliser moi non plus. Mon père... ne voulait pas vraiment que je la touche...
À ces mots, le jeune homme retomba dans une mélancolie infinie. La tristesse de son ami brisa le cœur de Lya.
-Archi, tu connais bien le sort Occultamento minimo ?, demanda-t-elle soudainement.
-"Ocucu mimo" ?, s'étonna Matt.
-Tu n'écoutais vraiment rien en cours toi !, s'offusqua le blondinet. C'est un sort de magie commune, de dissimulation physique. Cela permet de cacher des traces sur des parties de son corps. Et pour te répondre, je le connais assez bien oui, c'est de la magie de base. Pourquoi ?
-Tu crois qu'il pourrait s'appliquer à plus grande échelle, sur tout un corps ?
-Euh... oui en théorie, ça serait envisageable. Mais il faudrait énormément d'énergie pour le maintenir... Enfin, cela ne peut pas te faire disparaitre complétement par contre ! Qu'est-ce que tu as derrière la tête ?
-Je ne veux pas être invisible ne t'inquiète pas ! J'ai une idée pour nous sortir de là, mais il me faut ce sort.
-D'un seul coup ? Ça sent l'idée dangereuse..., suspecta Archi, méfiant. Mais de toute façon, je ne vois pas comment tu pourrais déployer autant d'énergie.
-Et avec ça ?, les interrompus Matt en plaçant une petite de boite en ferraille au milieu d'eux.
C'était un petit cube d'à peine cinq centimètres de côté, tous qu'il y avait de plus mystérieux. Le jeune homme souleva alors le petit couvercle et instantanément une vague de malaise submergea les trois comparses.
-Une pierre noire !, s'exclama Archi.
Ses deux amis se tournèrent vers lui, très étonné. La puissance que dégageait cet objet était sans égal. Pourtant, la pierre n'était pas si grosse que ça. Archi s'empressa de demander.
-Comment tu as eu ça ?
-Je te rappelle que je viens d'une famille de trafiquant de poudre noire, dit Matt.
-C'est parfait !
-Ne sois pas si enthousiaste Lya !, la stoppa Archi. La pierre peut te donner beaucoup de puissance, mais le risque est trop grand.
-Tu as une idée pour la suite ?, continua la jeune femme sans écouter.
Archi fronça ses sourcils pour montrer sa frustration.
-Non, mais quelle que soit la tienne, je ne pense pas qu'elle vaille le coup que tu prennes le risque de mourir !
-Si on ne fait rien, on est tous condamnés de toute façon.
-Tu n'as rien à dire Matt ?!, s'offusqua le petit blond.
-C'est son choix.
La réponse de son ami laissa Archi sans voix, ce qui laissa le champs libre à Lya.
-Comment faire pour que son utilisation soit le plus optimale ?
Matt se gratta la tête avant de répondre.
-Plus la pierre est en contacte près d'un point vital, plus sa puissance est décuplée.
-Non mais ne l'encourage pas, souffla de rage le blondinet.
Lya tendit son bras pour se rapprocher de la boite.
-Attend !, lui intima Archi. Tu vas beaucoup souffrir... tu le sais au moins ?
-Ce n'est plus un mot qui me fait peur. Je m'occupe de l'énergie et toi du sort.
Sur ces mots, elle prit la pierre à pleine main. Instantanément, elle ressentit un choc, comme si elle venait de se faire percuter par un cheval à grande vitesse. Puis plus rien. Black out.