« Ta nature est un feu, Démon. Un feu qui embrase et qui détruit. L'Enchanteresse t'a façonné. Elle a modelé ton intelligence, balayé l'indiscipline de ta race et gardé l'essence explosive qui rugit dans les Brasiers de Musspelheim. Tu étais son arme, tu étais son bouclier, et peut-être es-tu encore son espion. Te laisser entrer serait folie.
— Elle m'anéantirait si elle me savait ici, te demandant asile.
— Je ne peux laisser le chaos pénétrer ma maison. Je ne peux le laisser terroriser mon épouse et mes fils. Je ne peux livrer à son insatiable appétit tout ce que j'ai bâti et ce que Bor, mon père et son père avant lui, ont érigé.
— Alors gèle ce feu que tu redoutes tant. Mets-le en cage ou arrache-le de ma poitrine mais laisse-moi entrer ! L'Enchanteresse est à mes trousses !
— Quelle valeur te resterait-il ? Ta malice ? Elle serait une distraction plaisante quelques temps. Ta beauté ? Ô Démon ! Celle de mon fils Baldr ravit déjà le cœur des dames d'Asgard. Ta vue est perçante mais moins que celle de mon Veilleur Heimdall. Tu es malin et tes ruses pourraient nous ramener quelques broutilles mais aucun de tes plans n'égalera jamais les stratégies de Tyr. A ton charme bâtard, l'on préférera l'éclatante présence de Freyr et de Freya. La fidélité ne saurait être ta vertu, car voilà la deuxième fois que tu changes de camp ! Qu'as-tu à m'offrir si ce n'est le courroux de l'Enchanteresse ? Qu'aurais-je à gagner ?
Loki n'avait rien montré de son impatience. Il n'avait rien laissé apparaître de l'humeur que lui inspirait le mépris d'Odin car ce dédain, prévoyait-il déjà à l'époque, lui serait rendu en de déraisonnables proportions.
— Je te livrerai les secrets de l'Enchanteresse, avait-il susurré avec la peur de ceux qui trahissent. Je t'apprendrai comment la vaincre. Car le feu n'en a jamais eu raison, n'est-ce pas ? »
De l'autre côté de la haute grille, l'unique pupille d'Odin s'était élargie, noircissant d'orgueil son visage balafré par d'anciennes défaites.
« Je le sais, reprit Loki, car j'étais là pour laver le corps de l'Enchanteresse lorsque tes petits feux ont postillonné leurs cendres sur sa peau dorée.
— Tu ne manques pas d'audace, Démon ! s'était courroucé le Borgne.
— Cette audace pourrait t'offrir bien plus que quelques babioles. Mon audace m'a permis de tromper le Roi de Musspelheim, elle m'a rendue séduisant aux yeux d'Angrboda. Elle pourrait déposer aux pieds d'un Grand Souverain tout ce qu'il désire mais qui lui est toujours refusé.
— Que pourrait m'être refusé, si je suis le Souverain dont tu parles ? La Connaissance m'a été offerte en récompense du Sacrifice de mon œil !
— L'honnêteté de ses sujets, siffla Loki à l'oreille d'Odin. N'as-tu jamais douté des sourires et des révérences ? Certes, mon intelligence, ma vision et ma beauté ne surpassent en rien celles de tes enfants, Odin. C'est leur cumul qui ferait de moi un atout dans tes rangs, ou une menace si ta porte me restait close. Je suis né de la rencontre du Fleuve des Rêves et des Brasiers. Je suis un serpent rampant dans les hautes herbes, je suis le ruisseau qui s'insinue dans la rivière. Si tu me demandais de me glisser dans le cœur de tes amis pour en extraire la vérité, je le ferais sans peine. Si tu m'offrais refuge, c'est Yggdrasil que je te donnerai. Mais si tu refuses, c'est ton âme que je percerai, car l'Enchanteresse m'y condamnera. »
Les promesses du Démon se répandirent comme un poison dans l'esprit d'Odin. Il avait suffi de lui offrir la plus glorieuse des visions. Celle le hissant en Maître des neuf royaumes, Dieu des rois et Rois des dieux, Empereur de toutes les races, Tyran adoré à l'abri de tous les complots. En repoussant la grille, Odin avait cru sentir dans le creux de sa paume la réalité de ses plus folles ambitions. Ce contact le grisa. Le temps que cela dura, sa conscience appartint à ses seuls vices. Le démon avait vu au travers de son cœur, le sien ! Lui, le descendant de Bor, le tueur de Géants ! Que seraient pour lui la poignée d'âmes corruptibles et faibles qui rôdaient à la cour ?
« Ce feu dont tu es né, c'est là que réside ta valeur, avait-il dit en laissant Loki passer la Porte de son Royaume. Aucune magie ne saurait l'égaliser, aucun mage ne serait assez fou pour l'effleurer. Ce Grand Brasier dont tu es né, ce Grand Brasier dont a éclos le Monde, cette parcelle d'infini que Seidr a façonné, ce feu précieux, c'est cela que je veux en échange de ton Exil. Et tu en seras le dévoué Gardien, Loki. »
Avant de le présenter, Odin lui avait offert une apparence semblable à celle de ses fils et de ses filles. Le charme hypnotique de Loki n'eut qu'un temps et lorsqu'il retomba, Odin prit peur. Il ne pouvait risquer d'être surpassé par ce frère d’adoption que tous considéraient avec méfiance et contre lequel tous, le mirent en garde. Il ne pouvait être le Roi idiot qui avait offert au loup un manteau de laine avant de lui ouvrir les portes de la bergerie.
La Nature de Loki était un feu que la Magie d'Odin enferma sous un dôme de glace. Dès lors, le corps qu'il lui avait offert fut scellé de la Rune dont Odin seul détenait le contrôle.
« Attaque cette enveloppe et elle t'engloutira. Tente de me duper, et elle se refermera jusqu'à t'étouffer. Force le sceau d'Ansuz, et tu seras détruit. »
Piégé pour un temps, Loki se plia aux limites de cette nouvelle cage. Au moins lui offrait-elle le refuge qu'il avait espéré. L'Enchanteresse Angrboda, mine de rien, le terrifiait plus que la vingtaine de dieux décérébrés peuplant Asgard. Loki expérimenta la largesse de leur médiocrité en de nombreuses reprises, mais il fit aussi les frais de leur inventive cruauté car son audace tant prisée par Odin, devint l'objet de tous les reproches de ses enfants.
Le dôme d'Ansuz s'alourdit au fil des décennies et des supplices. Jamais Odin ne daigna ouvrir la moindre brèche. Cela s'était en fait avéré inutile car il comprit rapidement que pour spolier ses adversaires de leurs trésors et obtenir leur totale soumission, il lui suffisait d'exhiber son nouveau pouvoir plutôt que d'en user.
Seules les Sorcières lui tinrent tête, indifférentes à ses démonstrations de force.
Ceci dit, ce qu'Odin n'avait pas prévu, à moins que ce ne fut au contraire une éventualité précisément envisagée, c'est qu'il mourrait le premier. Loki ne parvenait à figer son avis sur la question car il imaginait le Vieux trop orgueilleux pour accepter la seule possibilité de son trépas, mais, en même temps, une telle prétention pouvait également exiger que tous meurent après lui. Que le Monde qui avait débuté sur le cadavre du Géant Ymir, tué par Bor, ne s'achève avec Odin. Quoi qu'il en soit, le Vieux était mort et c'était la seule certitude à retenir de toute cette histoire.
Il était mort et ce, bien avant celui qu'il avait accueilli comme un frère et qu'il ne cessa de traiter en esclave. Loki s'en réjouissait d'autant plus que depuis, Ansuz s'étiolait. La mort du Vieux agissait comme la rouille sur les vieux cadenas. Le métal sautait, un copeau à la fois.
Dès lors, Loki avait cessé d'être un feu coincé sous un iceberg. Sa nature ruisselait d'entre les nouvelles et fines fissures, telle une source souterraine s'écoulant du haut d'une montagne. Loki en usait pour quelques tours mineurs, dont l'un avait réussi à sortir Heimdall de ses gonds et l'autre à impressionner ses nouveaux compagnons de voyage. Il aspirait évidemment à plus ambitieux mais, cela devait attendre encore un peu.
Le soir où Solveig se précipita dans la maison de son père, clamant, tout essoufflée, que la Sorcière s'était effondrée, Loki avait eu une réaction qui l'avait immobilisé durant ce qui lui parut ne durer qu'une seconde mais qui fit penser à Eitri et Solveig qu'il souffrait de catatonie. Aucun d'eux n'eurent l'inélégance de le lui faire remarquer. Lui-même aurait accusé l'épuisement, la persistance du Sort d'Odin ou la boisson inhabituellement chargée qui lui avait été servie. En vérité, ce qu'il avait ressenti, ce que ce battement manquant avait traduit, ressemblait à la chute d'un château que l'on croyait fait de pierres mais qui soudainement, se révélait n'être que de cartes.
Quand Sygn ouvrit les yeux, son esprit vacillait, balloté par les vertiges. Étendue sur un lit glacé, une couverture de laine bouillie lui grattant le menton, rien ne différenciait son éveil de la nuit qui s'était soudainement abattue. L'obscurité était partout et le froid enroulait sa bride autour de ses pieds, de ses jambes, de son ventre, de son dos, de ses épaules, ses bras, ses mains, ses doigts. Il la paralysait, des muscles à l'os. Si elle avait voulu crier, sa gorge gelée se serait déchirée. Si elle avait voulu se calmer, ses poumons auraient éclaté.
Le froid la gardait à l'écart de son propre corps qui, dans ses derniers souvenirs, ne lui avait apporté que de la douleur. Le froid lui offrait un prétexte, une excuse pour ne pas lutter, cette fois. Sygn se laissait choir entre ses bras, reconnaissante.
Un point lumineux la tira de cette illusion de tranquillité. Dans son giron, l'espace se définissait par bribes incertaines, mouvantes comme des spectres. Les ombres grandissaient, repoussées vers les murs. Sygn comprit qu'elle se trouvait toujours dans la maison de Solveig, à en juger par son encombrement. Mais Solveig ne se trouvait pas là. La main porteuse de lumière n'était pas la sienne. Elle était trop blanche et trop délicate. Le visage de Loki apparut bientôt, caressé par la lueur dorée.
Enivrée par la fièvre qu'un bain de glace s'évertuait à éradiquer, la lente balance de la flamme berçait Sygn. Elle aimait le spectacle de sa danse paresseuse mais elle préférait le contempler dans les yeux de Loki. Le feu seyait à ses traits précieux et réchauffait son teint blême.
Lentement, un sourire béat entrouvrit la bouche de Sygn. Elle ressentit un picotement dans chacun des muscles œuvrant à cette prouesse.
« Avez-vous déjà été saoule ? lui demanda Loki.
— Jamais, répondit-elle après une éternité.
— On dirait que vous l'êtes.
— Je ne sens rien. Mes jambes, mes bras... Vous n'imaginez pas comme cela est agréable.
— C'est le bain de glace qui vous anesthésie. En proie à une fièvre terrible, vous vous êtes effondrée. Vous en souvenez-vous ? »
Assis sur le rebord du bassin, Loki attrapa un morceau de tissu pour lui éponger le front, avant d'en vérifier la température du dos de sa main. Sygn ne le quittait pas. Ses lourdes paupières ne se levaient que pour le regarder, lui. Les rares mouvements dont elle était capable, elle les dédiait à balancer la tête pour le suivre. Elle avait l'œil vitreux mais la mine à la fois lasse et réjouie d'une rescapée.
« C'est vous qui m'avez mise là-dedans ?
— Il fallait au moins ça.
— La potion de ma mère... je n'en ai plus. Vous pourriez...
— Je ne vous en referai pas.
— S'il vous plaît, Loki. Rien qu'un peu.
— Me faîtes-vous confiance ? »
Le sourire qu'elle avait mis tant de temps à bâtir retomba. La lèvre tremblante, Sygn rassemblait ses pensées et cet effort paraissait douloureux. Complexe. C'était un problème insoluble à cette heure de la nuit. Un souvenir si lointain et si honteux qu'elle doutait de lui.
« J'ai dit... j'ai dit à Solveig que ce n'était pas le cas.
— Ne prenez pas cet air de chien battu, vous n'êtes pas la première, rétorqua Loki avec une pointe d'amertume.
— Elle a raconté ce que vous avez fait... ici. Avec cette histoire de défi et... et Freya.
— Et qu'en avez-vous pensé ?
La tête de la sorcière, appuyée sur le rebord, dodelina faiblement. Elle ne s'en souvenait plus. Elle savait seulement que c'était un sujet compliqué, difficile à articuler avec une bouche si pâteuse. Il lui aurait fallu du souffle, il lui aurait fallu plus d'énergie.
« Je ne la blâme pas de me haïr. C'est le réflexe naturel de la plupart de ceux que je croise. Ma réputation me précède et mes actes donnent rarement le change. Mais toutes ces histoires remontent à un temps où j'étais aussi libre qu'un chien tenu en laisse. Vous, comme moi, nous ne sommes pas le rôle que d'autres nous ont choisi.
— On ne m'a choisi aucun rôle, marmonna Sygn.
— Bien sûr qu'on vous a choisi un rôle, ne soyez pas idiote ! Quand ce ne sont pas les Nornes, ce sont les Dieux, et quand ce ne sont pas eux, ce sont les autres, ceux qui vous entourent, qui vous affublent d'un costume et d'un sobriquet grotesque. Et c'est pour cette raison que nous sommes ici. Parce que vous n'êtes pas la disciple inconditionnelle de votre frère et que je ne suis pas le rebut machiavélique d'Asgard. »
Loki savait avoir été entendu et pourtant, Sygn refusait de le regarder. Ses joues flambaient de honte. Ses yeux perlaient de culpabilité. Avait-elle rejoint Solveig dans sa rancune ? S'était-elle laissée convaincre par toutes les rumeurs qui circulaient au travers d'Yggdrasil comme autant de courant d'airs ? Sygn demeura silencieuse, enfouie dans des pensées troubles et entremêlées. Toutes s'articulaient autour des dernières paroles de Loki. Le rôle. Le nom. Et puis, le regard perçant l'obscurité droit devant, elle abandonna son mutisme :
« Que signifie Sigyn ?
— Qu'est-ce que ce nom, pour vous ?
— Dîtes-moi simplement, s'il vous plaît.
— Sigyn signifie Compagne de la victoire dans la vieille langue des dieux, que l'on n'utilise plus que pour nommer les choses importantes.
— Vous venez de l'inventer, soupira-t-elle en s'enfonçant dans la glace.
— Traitez-moi de menteur, dans ce cas. »
Le menton haut, les ombres creusaient son expression de défi, et d'un orgueil que Sygn ne lui avait encore jamais constaté. Ses prunelles s'étaient fermées à l'invitation de la flamme, elles s'étaient assombries.
« J'aurais aimé que vous en soyez un. Certaines choses seraient plus simples. »
Elle était née pour n'être qu'une compagne.
L'ombre du victorieux.
Les Nornes n'avaient rien contredit.
Elles ne l'avaient même pas regardée.
La glace avalait la longueur de ses membres, elle figeait aussi les peines et les maintenaient dans son champ de réflexion. Le temps n'existait plus dans cette obscurité où Sygn souhaitait se fondre tout entière. Il ne défilait pas, il s'était arrêté, il s'étirait sans fin. Dans cette baignoire de fortune, qu'importait ce nom, qu'importait Siegfried, qu'importait l'abandon de Spiegel et le sort de Lokten. Qu'importait ce monde qui ne la voyait pas.
« Pourquoi êtes-vous venu ? Finit-elle par demander à Loki, dont la présence troublait son refuge.
— Je venais vous sortir de ce bain de glace.
— Je ne veux pas en sortir.
— Vous n'y survivrez pas éternellement.
— J'y suis à l'abri, grogna-t-elle d'une voix chancelante.
— A l'abri de quoi ?
— De tout ce qui me fait mal.
— Et de tout ce que vous pensez avoir fait de mal. »
Sur les joues de la Sorcière, les larmes devenaient des perles de givre. Le regard noyé, son silence la trahissait. Sous la couverture qui tombait de part et d'autre de la baignoire, les morceaux de glace s'entrechoquaient au gré de ses soubresauts.
« Vous avez besoin de repos, Sygn. D'un véritable repos. Pas de subir le tourment de vos pensées en vous satisfaisant seulement de ne plus sentir les douleurs de votre chair. C'est un second supplice qui finira par vous convaincre que vous êtes l'autrice de toutes vos peines. Croyez-moi.
— Et si c'était la vérité ?
— Laissez le Grand Fleuve en décider. Lui seul saura vous débarrasser du faux qui vous encombre.
— Il me terrifie, avoua Sygn dans un chuchotement craintif.
— Je peux vous y accompagner. Mon offre tient toujours », répondit Loki avec indulgence.
Enfin, retrouva-t-il le regard argenté de la Sorcière. Suppliant, croulant sous des paupières enflées par l'épuisement, mais accroché au sien dans le plus grand désespoir.
« Ne me laissez pas m'y noyer toute seule.
— Vous ne vous noierez pas. Vous ne serez pas seule non plus. »