Dans la verte prairie, un serpent couleur rubis se délecte près d’une mare à l’eau scintillante. Cachée dans les fleurs, une araignée tisse sa toile et la décore de perle de rosée. À l’entrée d’une grotte se trouve un ours. Il ne me quitte pas des yeux.
Je ne me souviens pas du trajet pour arriver ici. Seul le son d’une voix grave fredonnant un air doux a envahi mon esprit lorsque j’étais plongée dans les ténèbres. Mon corps, incroyablement douloureux il y a quelques heures, se remet étrangement de ses blessures. L’extrême fatigue dans laquelle j’étais ne me permettait pas de rester éveillée. Je me souviens d’une femme d’âge mûr, m’étaler de brûlants onguents. J’avais si mal. Mais peu à peu, j’ai senti ma chair se reformer et mes os se solidifier. À mon réveil, la soif me tiraillait. C’est Hermès qui m’a tendu une coupe d’eau. Ses yeux se sont illuminés.
— Bon retour parmi les vivants ma chère Koré !
Je me redresse péniblement. Je suis couverte de bandages. La douleur malgré sa présence est supportable. Seule une brûlure dans le dos est plus forte que les autres. C’est le même endroit depuis mon combat avec le roi des Enfers. Le souvenir de ses bras autour de moi me revient et aussitôt mes joues s’empourprent. C’est lui qui est venu me chercher alors qu’il souhaitait ne pas être mêlé à cette histoire.
Je regarde autour de moi et découvre une chambre poussiéreuse et envahie par la végétation. Un grand miroir brisé me renvoie mon reflet déformé. Un feu crépite dans la cheminée. Le mobilier est renversé et on a nettoyé les endroits utiles pour déposer toutes sortes de concoctions et herbes sèches. Le reste semble avoir été figé dans le temps. Un sourire béat est apparu sur le visage d’Hermès.
— Où sommes-nous ? je demande, d’une voix endormie.
— Sur une île isolée de la Méditerranée.
— Où sont Médusa et Arachné ?
— Elles se portent bien, Hygie* s’occupe de leurs blessures, répond Hermès, en souriant.
— Qui est Hygie ?
— L’une des filles du dieu de la médecine Asclépios. Il semblerait qu’elle connaisse bien sa majesté.
— Et Hadès, comment va-t-il ?
— Tu te préoccupes d’abord de demander comment va Hadès et pas moi ? J’étais fou d’inquiétude de ne pas savoir si tu étais vivante ou non, dit Hermès, d’un ton taquin.
Le messager des dieux attrape ma main non bandée.
— Quelle folie t’a prise ma chère, de détruire le palais d’Athéna ? Tu devais seulement sortir avec Médusa. Arachné nous a raconté ce qui s’était passé. Je ne comprends pas pourquoi tu as voulu l’affronter ?
Je n’apprécie pas ses reproches, cependant je n’ai pas le temps de répondre, qu’une voix grave retentit.
— Eh bien, elle est celle qui apporte la mort, n’est-ce pas Perséphone ?
Le roi des Enfers se tient appuyé contre le cadre de la porte. Un étrange sourire apparait sous sa barbe. Je remarque qu’il ne porte plus sa chlamyde, et pour cause elle me sert actuellement de couverture. Il s’avance doucement.
— Provoquer la colère d’Athéna n’était pas judicieux, dit le messager des dieux.
— Voyons, la fille préférée de Zeus aura trop honte d’avouer que son palais a été détruit par une bâtarde divine, réplique Hadès, en croisant les bras.
Hermès se redresse pour lui faire face. La tension entre eux est palpable. Que s’est-il passé durant mon absence ?
— J’aurais pu arrêter cela, si sa majesté ne m’en avait pas empêché !
— Nous en avons déjà parlé. Si tu étais intervenu, alors l’affaire aurait pris plus d’importance au sein des Cronides et nous sommes bien trop impliqués maintenant, explique Hadès tout en gardant son calme malgré l’énervement d’Hermès.
— Vous craignez tant pour votre sécurité mon oncle ?
— Ne sois pas si ridicule Hermès, il en allait de la sécurité de Perséphone. En prenant son parti, les autres divinités auraient dû faire un choix. Elle aurait été convoquée sur l’Olympe, Zeus aurait ordonné une audience et Déméter aurait réclamé sa fille.
— Elle aurait pu mourir ! s’exclame Hermès en serrant le poing.
— Mais ce n’est pas le cas, rétorque le roi des Enfers de sa voix grave.
J’ai beau être fatiguée, je n’en peux plus de leur querelle.
— Assez tous les deux, cessez de m’infantiliser en parlant de moi comme si je n’étais pas là ! Nous avons réussi à sortir et c’est le principal ! je m’écrie, agacée.
J’ai tenté de me redresser pour donner plus de poids à mes mots. Or je sens que je perds l’équilibre ! Deux mains me retiennent. Chacun s’est précipité pour m’éviter de tomber. Je lève les yeux au ciel. Hadès me lâche aussitôt.
— Tu devrais rester allongée, déclare le messager des Dieux.
— Je veux voir Médusa ! je dis en me dégageant de sa poigne.
Le dieu des morts baisse la tête pour cacher son air amusé alors qu’Hermès grogne. Je lace mes sandales affreusement sales et m’emmitoufle dans la chlamyde. Mon regard est attiré par la fenêtre et je m’aperçois que nous nous trouvons à l’étage de la demeure.
Dehors, l’air est doux et la brise légère. Je plisse des yeux pour m’habituer à la luminosité. Il est bon de sentir les rayons de soleil sur mon visage.
Je découvre à nos pieds une ville abandonnée. La nature s’insinue dans chaque recoin, bientôt les dalles disparaitront sous la verdure. Des arbres ont englouti des maisons, les racines s’échappent même par les fenêtres et des fleurs multicolores poussent sur les toitures. Un ruisseau sillonne à travers l’herbe fraiche. Un peu plus haut, il me semble apercevoir un temple en ruine. Plus loin encore le bleu de la mer scintille.
J’aime entendre le bourdonnement des abeilles, le chant des oiseaux, le clapotis de l’eau et les vents dans les branches. Après toute l’horreur traversée dans le palais de la déesse de la sagesse, j’ai la sensation de m’éveiller enfin d’un cauchemar ou alors d’être plongée dans un rêve profond.
Il y a une certaine poésie et quiétude dans ce paysage.
— Nous ne sommes pas aux Enfers ? je demande, curieuse.
— En Laconie, sur une île près de Cap Ténare, répond Hermès.
— N’est-ce pas près de la ville de Sparte ?
— Je vois que tu apprends bien tes leçons, dit avec ironie Hadès.
— C’est le territoire d’Arès.
— Exact, mais cela n’a pas toujours été le cas, rétorque le Roi des Enfers.
— Tu possèdes les lieux peut-être ? je demande
— Tout à fait, cette île m’appartenait et aucun dieu n’a jamais pu venir ici à moins d’y être invité. Un épais brouillard nous entoure. J’en ai fait cadeau à Arachné et Médusa.
Je reste sans voix et je crois que cela l’amuse.
Nous descendons les marches d’un escalier de pierres. Ce devait être la demeure d’un notable de la ville au vu des boiseries et fresques à moitié effacées.
Dans la cour se prélasse Arachné près d’un petit bassin. Les yeux fermés, elle savoure la chaleur du soleil et garde dans ses mains un bouquet de fleurs sauvages. Elle arbore un chiton court bleu ciel qu’elle a pu trouver dans la maison. Comme moi, son corps est couvert de bandages. L’une de ses pattes d’araignée semble avoir souffert du feu. Elle n’a plus rien à voir avec la jeune femme pleine de colère et d’envie meurtrière.
— Tu as mauvaise mine, dit-elle en protégeant ses yeux avec sa main.
— Je constate que toi, tu vas bien, je réponds amusée.
— Alors, comment trouves-tu notre île ? plaisante la femme araignée.
— Charmante !
Un cri strident retentit, c’est la voix de Médusa !
— Ne crains rien, c’est comme ça depuis des heures, s’écrie la jeune femme.
Si personne ne semble s’inquiéter, ce n’est pas le cas pour moi. Aussitôt, je me précipite à l’intérieur et découvre dans l’andrôn une infirmerie de fortune où Médusa se débat. Dos au mur, elle parait souffrir atrocement. Il y a des éclaboussures de sang partout. Une femme vêtue d’un himation et d’un tablier s’agrippe à la queue reptilienne. Dans ses mains, elle tient d’étranges ustensiles et à ses pieds je remarque un tas de copeaux métalliques et d’écailles.
— Allons mon enfant, cessez de vous débattre où je n’y arriverais pas !
— Que se passe-t-il ici ? je demande inquiète.
— Koré ! s’écrie Médusa, en tendant une main dans ma direction.
La femme se retourne, mais je ne lui laisse pas le temps de me répondre, car mon instinct me pousse à rejoindre mon amie. Elle me serre dans ses bras.
— J’essaye de retirer toutes les écailles infectées de cette pauvre malheureuse. Vous, vous n’auriez jamais dû vous lever jeune fille.
— Je t’avais prévenu Hygie, si tu ne lui donnais pas de pavot, Perséphone se lèverait aussitôt, déclare Hermès.
— Le coq ! Le petit coq ! s’exclame Médusa.
Mon cœur bondit dans ma poitrine. Elle semble se rappeler d’Hermès ! Il se présentait à elle sous le nom de Kokoras. Je constate que le messager des dieux n’est pas entré dans la pièce. Il ne parvient pas à regarder Médusa. Son visage n’est que tristesse.
— Oui tu as raison, c’est bien Kokoras qui est avec nous, je murmure à son oreille.
La dénommée Hygie me scrute de ses yeux ambrés et pince les lèvres. Ses cheveux sont retenus sous un turban sans fioriture. Sur sa peau brune, de jolis symboles sont tracés sur ses joues et son menton.
— Bon restez avec elle, je vais chercher de l’eau et préparer d’autres onguents. Ces amazones ont été de véritables sauvages.
— Je vous accompagne, annonce Hadès.
Je tends la main vers la femme.
— C’est un honneur de vous rencontrer Hygie et je vous remercie du fond du cœur.
— Vous me remercierez quand j’aurai réussi à m’occuper de toutes les blessures de votre amie. C’est un miracle qu’elle puisse encore se mouvoir. Je ne savais pas qu’il existait en ce monde, des gens capables d’une telle barbarie, dit-elle en s’essuyant ses mains ensanglantées sur son tablier.
Les trois divinités sortent de la pièce, nous laissant seules toutes les deux.
Je ne peux m’empêcher de serrer Médusa dans mes bras. Il est vrai qu’à la lueur du jour, son corps n’a rien de sain. Des plaies sont si infectées que ses écailles ont pourri. Elles ont dû lui casser tant de fois les membres que ses os ont fini par se reformer anormalement. Son visage est tuméfié et enflé. Même les serpents ornant son crâne paraissent malades. Pauvre Médusa. Je m’interdis de repenser à sa beauté et sa chevelure flamboyante.
— Qui est Perséphone ? demande timidement Médusa en posant sa tête dans le creux de mon épaule.
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— C’est mon nouveau nom, néanmoins tu peux continuer de m’appeler Koré si tu préfères.
— Perséphone, Koré, Perséphone, Koré, Persée, Persée…
— Une amie à moi me nomme aussi Persée. Je te la présenterai un jour, elle est reine d’une cité fabuleuse, je raconte, un sourire sur les lèvres.
— J’aime bien Persée.
— Comment te sens-tu ?
— J’ai mal, répond-elle en pointant du doigt diverses plaies.
— Hygie va te soigner, mais pour cela il faut que tu la laisses travailler.
C’est étrange, comment naturellement ma voix s’est adaptée. Mon ton est doux comme une mère qui veillerait sur un enfant. Je me demande si elle parviendra à redevenir la jeune femme fière et aventurière qu’elle était. Je veux croire qu’avec beaucoup d’amour et de patience, nous réussirons à faire en sorte qu’elle puisse s’épanouir.
— Où sommes-nous ? questionne la femme-serpent.
— À dire vrai, je l’ignore, mais tout ce que je sais c’est que nous sommes en sécurité. Plus personne ne te fera de mal.
— Et Cyané ? Est-elle ici ?
— Il semblerait que tu ne l’aies jamais oublié elle ! je dis d’un ton amusé.
Médusa sourit.
— Je la vois dans mes rêves quand j’arrive à dormir. Elle danse autour du feu avec moi.
Soudain, une idée merveilleuse germe en moi. Puisqu’il apparaîtrait que les sentiments de Médusa à l’encontre de Cyané soient un point d’ancrage dans son esprit, peut-être que si nous parvenions à les réunir, cela l’aiderait à aller de l’avant ? Nous serions à nouveau toutes ensemble. Nous pourrions vivre ici avec Arachné et veilles les unes sur les autres. Nous transformerions ces lieux en un havre de paix et un sanctuaire pour toutes les victimes injustes des dieux et déesses. Comme ma mère le faisait avec les mortelles et les nymphes.
— À quoi penses-tu ?
— À l’avenir Médusa.
Hygie est de retour, les bras chargés de plantes et de divers ustensiles. Les dieux ont apporté des amphores pleines d’eau. Je m’assois derrière Médusa pour lui servir d’appui et le presser contre moi pour éviter qu’elle ne bouge trop. Cette fois, je reste avec mon amie durant l’application des soins. Hadès lui maintient sa queue de serpent.
La pauvre jeune femme s’agrippe de toutes ses forces et se débat. Je serre les dents à chaque fois que mon dos frappe contre la paroi. De toute évidence, il doit y avoir une blessure plus profonde que les autres. Celle du crochet du geôlier peut-être ?
Je me retiens de déglutir lorsque Hygie retire des tiges métalliques ou des pointes de flèches enfoncées dans les chairs putrides. Dans ces moments-là, mon regard plonge dans celui d’Hadès. Dans son silence, je sais qu’il me soutient. Je dois rester forte pour que Médusa traverse ce calvaire.
Hermès se trouve à l’extérieur avec Arachné.
En fin d’après-midi, Hygie a fini son travail. Médusa est couverte de bandages propres et d’une écharpe autour de son bras cassé par Tirésias. Elle dort paisiblement. Nous quittons tous la pièce. J’accompagne Hygie se débarrasser dans le feu de tout ce qu’elle a retiré du corps malade.
— Va-t-elle s’en sortir ?
— Évidemment, le pouvoir d’Athéna est grand, mais n’ayez crainte, elle va guérir. Je suis la digne fille de mon père. La blessure de votre main a disparu si je ne me trompe.
Je n’osais pas regarder depuis mon réveil, trop effrayée à l’idée d’y voir un trou béant. Mais en effet c’est déjà une cicatrice.
— Et son esprit ?
Hygie penche la tête et une étrange moue apparait sur ses lèvres.
— Soigner un corps malade est une chose, soigner un esprit en est une autre. La pauvre enfant a tant souffert que parfois peut-être vaut-il mieux ne pas se souvenir ? J’irai quérir mes sœurs Aceso et Méditrine qui nous seront d’une grande aide.
— Et je suppose qu’on ne peut rien faire concernant les formes animales ?
— Hélas, personne ne peut dénouer la malédiction d’une divinité. En outre sa majesté n’a pas réussi.
Je suis assez étonnée de penser qu’Hadès aurait tenté d’aider mes compagnes. Je ne sais même pas pourquoi il reste là d’ailleurs. C’est un dieu des plus surprenant.
Dans la maison, Arachné et Hermès préparent de quoi nous sustenter. Ils rient en critiquant les compétences culinaires de l’autre. Pendant que nous nous occupions de Médusa, le messager des dieux s’est chargé de rendre la demeure plus présentable. C’est amusant lorsque je repense à sa maisonnette près d’Adulis qui n’était que désordre et poussière.
— J’ai déposé dans ta chambre un chiton propre et de quoi te laver, tu devrais en profiter pour faire un brin de toilette, car tu sens aussi mauvais que dans ma geôle ! s’écrie la femme araignée.
— Elle n’a pas tort, renchérit Hermès.
Hermès a le don de sympathiser rapidement avec n’importe qui. Amusée, je secoue la tête et m’exécute. J’emporte une amphore et retourne dans ma chambre. Je réanime le feu endormi dans l’âtre pour avoir plus de lumière et de chaleur. J’approche le baquet près de la cheminée. En retirant mes bandages, je constate que le pouvoir d’Hygie est remarquable, car tout est déjà bien résorbé. Il n’y a que celle dans mon dos qui semble mettre plus de temps. Face au miroir poli et je tente d’apercevoir la blessure. Du doigt la zone est sensible et rugueuse comme une brûlure. On dirait presque un symbole dessiné sur ma peau. J’en parlerai plus tard à la déesse.
Propre et vêtue d’un chiton légèrement trop grand, je brosse mes cheveux humides à la fenêtre. Le jour disparaît dans la mer et emporte un peu plus loin les horreurs auxquelles j’ai assisté et participé. J’espère que chaque nuit me permettra d’oublier les morts que j’ai commises pour parvenir à libérer Médusa. Malgré tout, j’ai réussi. Ma quête s’achève donc ici à la lueur du crépuscule, dans le silence d’une ville abandonnée.
Que vais-je faire à présent ? Ce projet de bâtir un endroit où je veillerais sur les mortels maudits est-il réalisable ? Devrais-je retourner auprès de ma mère ? Voilà des mois que j’ai fuis ma maison. Peut-être là, l’occasion de rentrer ? Non, je ne peux laisser Médusa, elle a besoin de soins et de bienveillance. Et puis si Athéna me retrouve, je doute qu’elle ferme les yeux sur ce que j’ai fait. Je ne suis même pas certaine que ma mère prenne ma défense.
Une lueur attire m’extirpe de mes pensées. Plus haut dans la rue, j’aperçois le roi des Enfers avec un flambeau. Il semble se diriger vers le temple. Curieuse, je descends les marches, allume une lanterne et prétends vouloir dégourdir mes jambes.
NB: Nous pourrions vivre ici avec Arachné et veilles les unes sur les autres
Une lueur attire m’extirpe de mes pensées
Mais je sens que quelque chose est sur le point de se produire
J'ai hâte de lire la suite
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Et voici un charmant chapitre décompression. Ici, tout est calme et bienveillance. Hors du temps. Comme en apesanteur. Ça fait du bien... même au lecteur. Magie de la plume !