Nous attendons Paul sur le parking de l’hôtel. Tous sur pieds et prêts au départ ! Grâce aux remèdes de Kari, la jambe de Diego va beaucoup mieux, mes côtes ne me font plus du tout mal et Yi peut de nouveau utiliser son bras gauche. Il porte toujours le pull de Sacha en bandoulière, mais je le soupçonne de le garder sur lui pour d’autres raisons que l’état de son coude… Même si ce matin, on dirait qu’il y a de l’eau dans le gaz entre nos deux tourtereaux. Sacha se tient un peu à l’écart, les bras croisés et l’air renfrogné. Je ne peux m’empêcher de remarquer que sa queue de cheval n’est pas aussi parfaite que d’habitude. De son côté, Yi porte une expression complètement nouvelle sur son visage. Il a l’air perdu. Perdu et un peu coupable aussi, ça ne lui ressemble pas. J’aurais donné cher pour me transformer en petite souris et pouvoir m’immiscer dans leur chambre d’hôtel ce matin…
Paul échange quelques mots avec la standardiste et il nous rejoint avec des clefs de voiture en main. Diego pose la question que tout le monde a sur les lèvres.
- On ne se téléporte pas ?
- Non, pas aujourd’hui. Nous ne savons toujours pas si les téléportations longue portée peuvent réellement être repérées par les démons ou pas, donc on ne va pas prendre de risques. Et de toute façon on ne va pas très loin !
Nous le suivons à travers le parking jusqu’à un énorme 4x4 Land Rover. Paul prend place au volant et Yi s’installe sur le siège passager. Sacha monte la première à l’arrière et s’assoit directement tout au fond. Ces deux-là prennent vraiment le soin de s’éviter aujourd’hui. Je vais m’installer à côté d’elle. Kari, David et Diego occupent la banquette centrale. Il y a un petit côté « escapade en famille » qui me fait sourire.
Nous prenons la route et je m’interroge soudain sur la provenance de cette voiture. Paul n’est clairement pas venu avec, alors d’où sort-elle ? Je me rappelle l’explication vague qu’il nous a donnée en nous assurant que nous serions en sécurité dans cet hôtel. Il ne nous a fourni que le strict minimum d’informations sur Jimmy, chirurgien à ses heures perdues. Il me semble y avoir quelque chose de pas très clair derrière tout ça, mais je refoule ces pensées pour me concentrer sur les objectifs de notre voyage. Nous partons à la recherche d’Alex. Nous en avons tellement parlé que c’est devenu une obsession. Il s’agit maintenant de notre but principal, la raison même de notre périple.
Concrètement, Paul n’a aucune idée de son emplacement, donc nous allons tenter de retracer ses pas dans l’espoir de lui mettre la main dessus. La première destination est la maison de sa famille.
Je parle de lui mettre la main dessus, mais je ne pense pas qu’il nous évite. Pendant le déjeuner d’hier, Paul et Yi nous ont présenté leurs différentes hypothèses et nous en avons discuté. La logique de Yi me paraît la plus crédible et je pencherais plutôt pour la théorie de l’enlèvement que pour celle de la surprotection. Et il y a définitivement quelque chose de louche dans toute cette histoire.
Après une bonne heure de route, nous pénétrons dans une petite ville de bord de mer. Les vitrines de marque et les devantures des restaurants font penser à une ville balnéaire aux prix exorbitants. Paul se gare dans le centre le temps de sortir sa carte et de vérifier où nous allons. Il passe la carte à Yi et rallume le moteur.
Nous traversons le centre-ville et la voiture continue dans un quartier plus résidentiel. Les maisons s’élèvent toutes plus grandes et plus éblouissantes les unes que les autres. Après quelques tournants, on aperçoit la mer au bout de la rue. Si les circonstances étaient différentes, je me réjouirais de venir passer des vacances dans le coin. Des maisons plus anciennes, mais tout aussi magnifiques, bordent la côte dans la dernière rue. Paul se gare devant l’une d’entre elles.
- C’est ici.
La première chose que je remarque, c’est que tous les volets sont fermés. On ne risque pas de trouver Alex en train de faire un jeu de société avec sa famille sur la table de la salle à manger. Il s’agit d’une maison en pierres avec un étage et des combles aménagés. Il y a un petit jardin devant, partagé par une allée faite de pierres qui mène jusqu’à la rue. Nous observons tous le décor en silence.
- La pelouse et la haie sont tondues. Et l’extérieur très bien entretenu, finit par remarquer David.
C’est vrai. La maison semble inhabitée mais propre. Vu le quartier, je me dis qu’une maison abandonnée ne doit pas faire partie des choses autorisées. Mais qui vient s’en occuper ?
Les fenêtres en arcs de cercle donnent un style anglais à la construction. Il y a aussi un porche devant l’entrée principale et une fenêtre en alcôve sur le côté. Quelque chose d’étrange émane du lieu. Pas de panneau de mise en vente, pas de chaîne sur la barrière du portail… On dirait simplement que les propriétaires sont partis en vacances.
Tout à coup, Kari nous indique que quelqu’un nous regarde depuis le porche de la maison voisine. De fait, une dame âgée se tient devant la porte d’entrée de la bâtisse juste à droite. Ses cheveux blancs enserrés dans un chignon, la jupe au genou, le chemisier bien repassé et le châle sur les épaules, elle se fond parfaitement dans le décor du quartier. Paul sort de voiture et s’adresse à elle. Kari baisse sa vitre pour que nous entendions.
- Bonjour Madame !
- Qui êtes-vous ?
- Des amis de la famille. Mais on dirait qu’ils n’habitent plus ici… Ça fait longtemps qu’ils sont partis ?
- Oh oui, un bout de temps que je ne les ai pas vus. Vous ne risquez pas de les trouver ici !
- Vous avez eu des nouvelles depuis leur départ ?
- Non, et je ne les ai même pas vus partir. Mais la maison est encore à eux.
Paul s’avance vers le portillon. La voisine le suit des yeux.
- Nous n’avons pas la clef, précise-t-elle comme si elle avait compris ses intentions. Nous avons poussé les volets pour éviter les curieux et mon mari entretient le jardin. On ne peut pas se permettre de laisser une maison dans cet état.
- Tout est à l’intérieur ?
- Comme je vous le dis, nous n’avons pas la clef, mais de ce qu’on a vu par la fenêtre, soit ils sont partis en plein milieu d’un cambriolage, soit ils en avaient après leurs meubles.
- Nous allons en juger par nous-mêmes. J’ai la clef, dit alors Paul en levant vers elle un trousseau qui ne comporte clairement pas la clef du bâtiment qui se tient devant nous.
Il nous fait signe de sortir de voiture. La voisine resserre son châle sur ses épaules pour se protéger du vent frais, puis elle rentre chez elle en prenant bien le temps de nous détailler chacun notre tour de la tête aux pieds avant de fermer sa porte.
Nous traversons le petit jardin. Paul tire le volet de la porte principale et il pousse la poignée, mais bien évidemment rien ne se passe. Il reste quelques secondes à fixer la serrure, comme si elle allait s’ouvrir par magie, puis il demande à Yi de se rapprocher.
- Fais fondre la serrure.
- Pardon ?
- Tu m’as bien entendu. Il faut qu’on entre dans cette maison. Et de préférence rapidement. J’ai dit à la voisine que j’avais la clef, on ne met pas dix minutes à tourner une clef dans une serrure. Il se trouve que nous n’avons pas la clef en question, donc tu vas faire fondre la serrure pour que nous puissions entrer.
Yi le regarde d’abord d’un air surpris, puis il hoche la tête et pose sa main sur la serrure. Quelques secondes plus tard, il ouvre la porte d’un léger coup de coude.
La maison est plongée dans la pénombre. Nous avançons tout doucement, en regardant bien où nous mettons les pieds. Le chaos complet règne à l’intérieur. Des meubles retournés, des objets brisés partout, des livres et des ustensiles de cuisine qui jonchent le sol de pièces dans lesquelles ils n’ont pas lieu d’être. On dirait un champ de bataille. Mais d’une bataille entre l’armée des dictionnaires et celle des plats à tarte. Une bataille d’objets, presque fabriquée. Il y a quelque chose d’absolument pas naturel dans la disposition des objets au sol. Je ne suis pas la seule à le remarquer. Nous continuons en silence et nos yeux se posent partout.
Paul suggère de nous séparer pour mieux explorer le reste de la maison. Il nous dit de faire attention à tout ce qui nous semble anormal, déplacé, tout ce qui pourrait révéler la trace d’Alex ou de sa famille, ou du passage des démons. À son air, je comprends qu’il commence lui aussi à adhérer à la théorie de l’emprisonnement.
Kari, Yi, David et moi montons à l’étage. Les garçons restent au premier et je suis Kari sous les combles. Le même bazar incohérent nous accueille. La pièce devait servir de salon ou de salle de jeux à la base. Il n’y a plus rien qui tienne debout. Tout a été renversé, tout est sens dessus dessous et nous ne trouvons aucun indice qui puisse nous aider à comprendre ce qui s’est passé.
Nous redescendons au premier étage. Yi et David reviennent bredouille aussi. Ils nous montrent les chambres, où ne se trouvent que des objets basiques, mais rien de personnel. Pas de photos, pas de trace écrite, même pas de maquillage ou de médicaments dans la salle de bain. On dirait presque que le désordre a été mis en scène pour cacher l’absence de traces des habitants de la maison. On a voulu effacer le fait qu’ils avaient justement été effacés.
Nous rejoignons Sacha et Diego au rez-de-chaussée. Paul remonte du sous-sol qu’il a trouvé dans le même état que les autres étages. David énonce à voix haute les questions que tout le monde se pose.
- Quel voleur met un bazar pareil et ferme la porte à clef derrière lui ? Sans rien prendre en partant ?
- Ce bazar a été créé avec soin, ajoute Diego en attrapant un livre posé en travers d’une étagère de la bibliothèque. Aucun objet n’a été lancé, ils ont été posés pour donner l’impression d’être arrivés là au cours d’une bataille.
- Mais il n’y a pas eu de bataille, complète Kari.
- Paul, quel est le don d’Alex ?, demande alors Yi.
- La maîtrise de tout ce qui est métallique. Sa mère partage ce don.
- Aucun don n’a été utilisé ici, constate Yi. Il n’y a pas assez de violence dans la manière dont les choses gisent au sol. Les objets métalliques sont intacts.
- Pourtant, il y a bien eu une bataille, intervient soudain Sacha, restée silencieuse jusque-là. Et certainement violente.
Tous les regards se tournent vers elle. Dans la cuisine, séparée du séjour par un bar, elle lève sa main droite dans laquelle elle tient un couteau. Nous nous approchons. La lame est tâchée.
- Je parie que c’est du sang. En quantité assez importante.
- Où tu as trouvé ça ?, l’interroge Paul.
- Sous le placard. J’ai aperçu un reflet en passant. Je me suis baissée et j’ai trouvé ce couteau.
Paul s’avance vers la fenêtre de la cuisine, l’ouvre et pousse le volet pour y voir plus clair. Il ne se retourne pas et reste figé, le bras en l’air et les doigts accrochés à la poignée du volet. Personne ne dit rien, attendant une réaction de sa part.
Je m’approche et regarde par-dessus son épaule ce qui le met dans cet état. La fenêtre donne sur celle de la maison voisine. Un homme se tient derrière les carreaux, un téléphone à l’oreille. Son regard n’inspire pas confiance, plutôt le contraire. Paul tire lentement le volet pour le refermer, puis se tourne vers les autres qui attendent de savoir ce qui se passe. Calmement mais fermement, il annonce le verdict.
- Sacha, emmène ce couteau. Rien d’autre. Tout le monde en voiture. Maintenant.
Donc le désordre a été mis en scène ? On se demande pourquoi ? ça me semble pas très logique que les livres aient été posés, après tout si l'idée c'est de faire croire à une bagarre, il suffit de tout jeter en faisant semblant de jeter les choses sur quelqu'un, et si on veut faire croire à un cambriolage, il suffit aussi de jeter les choses par terre sans ordre particulier, non ? J'ai du mal à comprendre pourquoi "organiser" un faux désordre alors qu'en créer un vrai fonctionnerait pareil. Et les objets personnels ont disparu, donc on sait que le but était d'empêcher les membres de l'Assemblée de retrouver Alex du coup... Mais où sont ses parents ? que leur est-il arrivé ?
Et où sont les parents ? C'est la question qui vaut des millions : )
J'ai bien lu ? Y aura aussi un tome 2 ? Chouette !
"Il refuse d’utiliser un GPS, car selon lui, les démons nous tomberaient dessus en moins de deux." Là, j'avoue que j'ai pas compris le rapport entre utiliser un GPS d'une voiture qui n'est pas à eux (a priori) et l'arrivée des démons. Je ne sais pas si cette précision est super utile pour l'intrigue, mais elle me perturbe plus qu'autre chose.
"Un homme se tient derrière les carreaux, un téléphone à l’oreille." : je n'ai pas tout compris non plus. Il est derrière les carreaux de la maison où ils se trouvent, genre à un mètre dans le jardin, où derrière les carreaux de sa propre maison à plusieurs mètres ?
Sinon, avec cette fin de chapitre, j'ai l'impression que l'insouciance est terminée...
Tu as tout à fait raison, cette phrase avec le GPS ne sert absolument à rien ! Parfois en relisant, je me demande ce que j'avais en tête au moment d'écrire...
Pour la phrase avec les carreaux, juste avant il y a "La fenêtre donne sur celle de la maison voisine", ça ne clarifie pas derrière quels carreaux il se trouve ?
En tout cas, imaginer le voisin dans le jardin m'a bien fait rire sans raison particulière XD
Merci de prendre le temps de commenter chaque chapitre, tes remarques me sont très utiles ! : )
Et oui, tu as bien lu, il y aura un tome 2, et peut-être même un tome 3.
Tu pourrais peut-être le faire indiquer la maison du doigt pendant qu'il marche (tu sais, ces gestes qu'on fait pour illustrer nos propos pendant qu'on s'emballe en discutant), le téléphone vissé à l'oreille, ou lui faire jeter des coups d’œils régulier vers eux, bref, rendre le tout un peu plus suspect.
Petits details : "loyers exorbitants" peut-etre plutot "prix exorbitants"?
"...en train de faire un jeu de société avec sa famille sur la table de la salle" on a l'impression que tu as oublie un mot, sur la table de la salle a manger? Ou de la cuisine? "salle" tout seul, ca fait bizarre.
Toujours tres plaisant a lire, et oui, on a hate d'avoir la suite! Bon courage!
Merci pour tes remarques de vocabulaire, je vais modifier ça tout de suite. C'est vrai que dans ma famille on parle toujours de "la salle" pour la salle à manger", mais ce n'est pas forcément clair !
Le chapitre suivant arrive bientôt (aujourd'hui ou demain) !