Chapitre 33 - Yi

   Paul n’a même pas bouclé sa ceinture que la voiture avance déjà. Il essaye de maintenir une vitesse normale, mais je sens qu’il a envie d’accélérer et de partir d’ici le plus rapidement possible. Il n’arrête pas de jeter des coups d’œil dans le rétroviseur central. Je me retourne pour voir ce qui l’intrigue tant derrière nous. Les autres m’imitent et ce que nous voyons nous laisse sans voix. Un homme se tient au milieu de la rue, devant la maison des voisins, un téléphone à l’oreille. La voisine qui nous observait plus tôt est de nouveau devant sa porte. L’effet de surprise me fait prendre une minute de plus pour relier les informations les unes aux autres.

   Lorsque je me remets dans le sens de la marche, Paul tourne à gauche au bout de la rue. Il prend enfin la parole.

   - Je ne crois pas que les voisins entretiennent le terrain uniquement pour garder les apparences.

   - Est-ce qu’ils pourraient être responsables de la disparition de la famille d’Alex ?, lui demande Marina.

   - Responsables, peut-être pas, mais je suis presque sûr qu’ils ont joué un rôle. Et qu’ils en jouent encore un.

   - Donc nous partons bien du principe qu’Alex a été enlevé ?, j’interroge Paul.

   - Pour l’instant, encore difficile de parler d’enlèvement, mais on peut clairement parler d’attaque. Le couteau constitue une preuve irréfutable.

   Je jette un coup d’œil dans le rétroviseur central. Au fond de la voiture, Sacha et Marina examinent sous toutes les coutures l’arme trouvée dans la maison. Sacha donne son avis.

   - Ce n’est qu’un couteau de cuisine. Il y a plus de chance que le sang dessus soit celui d’un démon que celui d’un membre de la famille d’Alex.

   - Ça confirme quand même la théorie de l’attaque, répond Paul.

   - Autre chose, ajoute Sacha, les autres couverts étalés en vrac dans l’appartement n’étaient pas de la même marque.

   Elle a pensé à regarder la marque des couteaux ? Cette fille m’épate vraiment.

   - À croire que tous les objets d’origine ont été enlevés, complète Marina, puis remplacés par des objets témoins, soigneusement mis en place pour laisser croire qu’une bataille ou un vol avait eu lieu. C’est vraiment tordu.  

   - Tordu mais pas impossible, conclut Paul.

   - Les démons se donneraient vraiment tant de mal que ça ?, je m’étonne, ayant encore du mal à tirer un inventaire clair de la situation.

   - S’il s’agit d’un enlèvement, probablement. Ils recourent à tous les moyens pour cacher leurs traces. Vu le couteau et ce qui le recouvre, il est aussi possible que l’enlèvement ait mal tourné. Raison de plus pour eux de mettre en place ce scénario incroyable et de cacher la vérité.

   Nous retraversons la ville et Paul rejoint l’autoroute qui longe la côte. La voiture est plongée dans le silence, mais ce n’est pas la beauté de l’océan qui nous laisse sans voix.  Tout le monde réfléchit à la situation. Diego finit par briser ce silence pour poser une question à laquelle je n’avais tout simplement pas pensé et qui aurait pourtant dû être une évidence.

   - Est-ce qu’Alex pourrait être mort ?

   - Non, répond Kari d’un ton ferme.

   Les regards se tournent vers elle. Comment peut-elle l’affirmer ainsi ?

   - Il n’y a que nous sept, n’est-ce pas ? C’est trop peu pour se permettre de laisser mourir l’un d’entre nous sans que les autres le sachent d’une manière ou d’une autre. Je suis persuadée que quiconque dirige l’Assemblée a mis en place un système qui nous permettrait de le savoir si l’un d’entre nous était mort.

   Ce n’est pas une mauvaise idée, je suis d’accord avec elle. Et ce serait certainement très pratique. Je me tourne vers Paul. Il a les yeux fixés sur la route, les sourcils légèrement froncés et ses deux mains fermement accrochées au volant. Je réalise qu’il doit penser à sa fille. Si ce que Kari dit s’avère vrai, alors sa fille non plus ne peut pas être morte.

   Il y a trop de « si » qui nous font stagner. Je partage mon opinion avec les autres.

   - Il faut que nous avancions à l’aide de preuves. Le couteau en est une. L’état dans lequel nous avons trouvé la maison aussi. Le reste n’est que suppositions et on ne trouvera pas de réponses en faisant des suppositions.

   - Yi a raison, dit soudain Paul sans quitter la route des yeux. Il nous faut des preuves concrètes, des éléments qui nous permettent de comprendre ce qui est arrivé à Alex et à sa famille.

   - Mais, … commence David en hésitant. Mais… pour lier ces éléments entre eux, il faut bien que nous fassions des suppositions, non ?

   - Oui, lui répond Paul. Mais uniquement quand nous aurons suffisamment d’éléments.

   - Où est-ce que nous allons maintenant ?, enchaîne Diego.

   - Leur appartement.

   Paul nous explique qu’il a voulu y entrer lors de sa première visite, mais qu’il avait trouvé la porte fermée à clef et qu’il n’avait pas osé la forcer. De ce qu’il avait pu voir par les fenêtres, tout était intact, comme s’ils allaient revenir d’un moment à l’autre.

   Nous mettons plus de deux heures à y arriver. Paul ne reste pas sur la voie rapide et il fait volontairement plusieurs détours. Je crois qu’il a peur que nous soyons suivis après l’épisode des voisins.

   Il finit par garer le Land Rover sur le parking d’un complexe d’appartements assez luxueux, toujours en bordure de mer, mais dans une zone un peu plus urbaine. Il y a trois bâtiments et les appartements se répartissent sur deux étages. Les portes donnent toutes sur le parking. Des escaliers en béton rejoignent le passage protégé d’une rambarde qui permet d’accéder aux logements de l’étage. Paul tire un morceau de papier de sa poche, le regarde attentivement, puis sort de voiture.

   Nous le suivons jusqu’au bâtiment le plus à droite. Il s’arrête devant les boîtes aux lettres près des escaliers. L’une d’entre elles déborde de courrier jusqu’à en être recouverte. Une pile a même été faite sous les boîtes aux lettres. Nous savons où nous allons. Appartement numéro vingt-trois, à l’étage.

   Le paillasson devant la porte se cache lui aussi sous le courrier. Des lettres recommandées ont l’air d’être régulièrement remises sur le tas. Paul pose sa main sur la poignée. Sans surprise, c’est fermé à clef. Il regarde autour de nous. Il n’y a que quelques personnes assez loin sur le parking, mais nous ne passons pas vraiment inaperçus, à sept devant cette porte, deux d’entre nous munis d’un arc et d’un sabre. De toute façon, il y a trop de passage ici. Utiliser nos pouvoirs serait trop risqué.

   Échange de regards entre nous sept. Les mêmes pensées nous traversent l’esprit. David s’avance en soupirant, une expression presque amusée en travers du visage.  

   - Pas besoin de magie, il y a d’autres moyens d’ouvrir une porte fermée ! Il suffit de crocheter la serrure.

   Douze yeux écarquillés se posent sur lui.

   - Tu sais comment faire ?, articule Sacha dans un souffle.

   Apparemment oui. Il demande à Kari de lui prêter deux petites pinces qu’elle a dans les cheveux et il se met au travail. Quelques secondes plus tard, nous sommes à l’intérieur. Je reste sans voix. Ce type sait vraiment se rendre utile.

   Ce que nous avons devant les yeux est l’exact opposé de la maison que nous avons quittée quelques heures plus tôt. Chaque chose se trouve à sa place et tout est là, les vrais livres de la famille, les photos au mur, les manteaux dans l’entrée. Seule la poussière a réussi à s’immiscer dans ce logement depuis la disparition d’Alex et de sa famille. Nous avançons en silence, tous fascinés par cet intérieur qui semble avoir été quitté par ses propriétaires avec l’intention d’y revenir sous peu. Sauf que personne n’a mis les pieds ici depuis un bout de temps.

   Sans trop savoir ce que nous cherchons une fois de plus, nous nous séparons pour explorer toutes les pièces. Je m’attèle méticuleusement à la tâche en commençant par les étagères du salon. Je ne sais pas exactement ce que je m’attends à trouver, mais je n’ai pas l’impression de rencontrer quoi que ce soit d’utile à notre enquête. Alors que je fais l’inventaire d’un grand placard dans le couloir, Sacha et David sortent en même temps de deux chambres opposées, brandissant chacun du matériel scolaire.

   - J’ai trouvé quelque chose !, affirment-ils en chœur.

   Ils se regardent avec fierté. David rigole légèrement. Un faible sourire se dessine sur les lèvres de Sacha. Son expression était tellement fermée depuis ce matin, voir son sourire me fait plaisir, même s’il s’adresse à David… Kari et Paul arrivent dans le couloir et leur demandent de quoi il s’agit. Sacha tient un classeur avec l’écusson d’une école et David une trousse et des crayons aux couleurs du même établissement scolaire.

   - Notez le nom quelque part. Ce sera notre prochaine destination, annonce Paul avant de repartir vers une autre pièce.

   Rien dans le couloir. Je rejoins le salon bredouille et je trouve Marina plantée devant une photo accrochée au mur dont ses yeux ne se détachent pas. Je m’approche. Il s’agit d’une photo de famille. Tous les quatre en maillot de bain sur la plage, le ciel et la mer d’un bleu éclatant derrière eux, Alex est accroupi devant son père, qui a une main sur son épaule et l’autre autour de la taille de sa femme. La sœur d’Alex se trouve à côté de lui, accoudée sur sa cuisse. Leurs sourires sont éblouissants. Ils ont l’air tellement heureux.

   Marina ne bouge pas d’un cil. Je l’examine et je finis par remarquer quelque chose : elle ne regarde pas juste la photo. Ses yeux fixent ceux d’Alex.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Eryn
Posté le 29/06/2020
Rhooo ! On a envie de les voir se téléporter là ! Tu fais trainer les choses exprès j'en suis sûre ! Bon je m'inquiète quand même pour sa famille au petit...
Schumiorange
Posté le 29/06/2020
Eh eh, on aime tous un peu torturer nos lecteurs, non ? : D

Il y a de quoi s'inquiéter malheureusement...
Renarde
Posté le 11/06/2020
Coucou Schumiorange,

Ah, et là, ça m'étonnerait que Paul n'essaie pas de se téléporter vers sa fille. Où qu'ils tentent de s'approcher d'Alex via la photo, même si je doute que cela soit suffisant vu la manière dont cela fonctionne pour Yi. Il s'accroche plus à des souvenirs qu'à une image fixe lorsqu'il pensait à Sacha ou à Marina.

Dans tous les cas, je partirais d'ici très vite, parce que cela m'étonnerait que les charmants voisins ne fassent pas surveiller également cet appartement...
Schumiorange
Posté le 12/06/2020
Salut Renarde,

Point essentiel en effet, est-ce que la photo ou un simple objet suffit pour se téléporter vers quelqu'un ? Pas sûr... Mais comme ils ne sont pas du genre à lâcher prise, ils vont très certainement essayer.

Je n'en dis pas plus, la suite arrive bientôt : )
annececile
Posté le 11/06/2020
Marina a-t-elle reconnu Alex? Ou s'exerce-t-elle a la teleportation avec humain comme cible, plutot qu'un lieu?
On a hate que le groupe ait quelque chose de substantiel a "se mettre sous la dent" car j'ai un peu de mal a m'enthousiasmer sur les couteaux qui ne sont pas de la meme marque... ;-) C'est un chapitre sympa, mais bien sur, on est impatient et on veut avoir la suite!
Schumiorange
Posté le 11/06/2020
Tu as entièrement raison, il n'y a vraiment pas quoi s'enthousiasmer sur les couteaux qui ne sont pas de la même marque... Ils se raccrochent un peu à ce qu'ils peuvent pour ne pas perdre espoir. Et ça va porter ses fruits : )

Est-ce que Marina a reconnu Alex ? Hum... Peut-être ? Ou peut-être pas du tout ?
Tu vas devoir attendre la suite ; )
Vous lisez