Comment s’enfuir ? Par quel moyen ? Oriana mangeait, baisait, soignait, se baignait, mangeait, baisait, mangeait, baisait. Baptiste la comblait totalement. Parfois, elle passait des jours de bonheur pur, oubliant totalement toute envie de partir avant de sombrer en pleine dépression.
Elle était le jouet de ses hormones, comprit-elle. Dès qu’elle plongeait, Baptiste venait la remonter, acceptant volontiers ses larmes, ne se moquant jamais d’elle. Il la baisait volontiers, venant de plus en plus souvent, comme s’il sentait ses envies de fuite et la ramenait vers lui via une laisse invisible faite de plaisirs gustatifs, olfactifs, sensoriels et sexuels.
Oriana peinait à lutter. L’esprit engourdi, elle sentait qu’il gagnait. Il deviendrait bientôt maître de ses pensées et de ses envies. Elle mouillait rien qu’à le voir, rien qu’à penser à lui. Il la touchait à peine qu’elle gémissait. S’il ne venait pas pendant plusieurs jours, elle tremblait de manque. Il la tenait.
Oriana devait partir, maintenant ! Sinon, elle serait à lui pour toujours. Fred vint la trouver un matin pour lui annoncer qu’ils avaient enfin trouvé. Il lui retira sa perfusion et lui donna un cylindre ressemblant à un tube de colle. Il contenait des pastilles molles. Il suffisait de le mettre sur une partie irriguée et d’appuyer. Une pastille se collait et son contenu partait directement dans le sang, apportant nutriment, sel et oxygène. Le stylo injecteur contenait plusieurs milliers de ces pastilles.
Oriana testa et apprécia. C’était sans douleur et l’effet était immédiat. Elle se sentait bien mieux.
- Mange quand même ! rappela Fred.
- D’accord, répondit Oriana en souriant.
Puis, Fred l’amena jusqu’à la pharmacie et lui montra où se trouvaient les réserves de stylo.
- Pour l’instant, il n’y en a que dix mais nous en mettrons davantage. La production est en cours.
- Merci beaucoup, dit Oriana.
Son regard pétilla. Voilà qui allait énormément simplifier son évasion. Des réserves de nourriture très légères et faciles à transporter. Restait maintenant à trouver le moyen de sortir. Il fallait trouver une navette et rentrer dedans sans se faire repérer par le personnel ou l’IA.
Des navettes, il y en avait beaucoup qui allaient et venaient. Elles étaient invisibles une fois vide mais si on les repérait à l’atterrissage, leur emplacement ne changeait pas. Comment échapper à l’IA ? Oriana chercha à la bibliothèque le mode de détection des capteurs et trouva : rythme cardiaque et respiratoire. Au démarrage, la navette lançait une détection pendant trente secondes. Si elle n’entendait rien, les capteurs s’éteignaient et la navette considérait le vol comme sécurisé.
Oriana devait donc interdire à ses poumons de respirer et à son cœur de battre pendant au moins quarante secondes. C’était difficile mais pas impossible. Alors qu’elle allait chercher plusieurs stylos injecteurs dans la pharmacie – elle avait fini le dernier une heure plus tôt – son regard tomba sur un produit dans une armoire proche et elle sut qu’elle avait trouvé.
Elle attrapa une seringue, la remplit du produit, calculant rapidement la dose, ouvrit sa gourde, but une gorgée puis plaça la seringue dedans et referma. Elle plaça sept stylos injecteurs à sa ceinture, remplissant ainsi tous les espaces disponibles et partit directement manger.
Pendant une semaine, elle agit normalement, remplissant sa gourde contenant la seringue comme si de rien n’était, vérifiant à chaque remplissage la présence de l’objet. Visiblement, son acte était passé inaperçu.
En pleine journée, elle se décida. Elle partit se promener dans les jardins – comme elle le faisait chaque jour. Cette fois, sa route la mena – par hasard ? - vers un lieu d’atterrissage récurrent de navettes. Avec un peu de chance… Oriana s’avança doucement, la main gauche en avant et son geste fut stoppé par un objet dur invisible. Elle sourit.
- Rampe ouverte, ordonna-t-elle.
Un bruit lui indiqua que la navette obéissait. Utilisant son ouïe, elle se dirigea vers le lieu et grimpa. Elle passa rapidement la bulle d’invisibilité et se retrouva dans l’entrée.
- Rampe fermée, dit-elle.
L’objet obéit à sa volonté. Parfait ! Oriana fouilla l’appareil jusqu’à trouver un petit placard dans laquelle elle parvint à se faufiler. Elle le referma et sortit sa gourde, but tout son contenu puis sortit la seringue. Ce truc tuerait n’importe quel être humain. Oriana espéra que sa modification génétique lui permettrait de supporter le choc. Quant à BX1, s’il mourrait, tant pis. Elle s’en fichait. Non pas qu’elle désira sa mort. Sa survie l’indifférait.
Elle plaça un stylo injecteur sur sa peau et appuya trente fois puis s’injecta le contenu de la seringue dans le bras. Voilà, elle venait de braver l’interdit. Elle venait de mettre dans son corps un produit banni. Baptiste pourrait la punir pour cela. Sauf qu’elle comptait bien être loin lorsqu’il s’en rendrait compte.
La navette décollerait et normalement, l’IA ne percevrait pas la respiration quasi inexistante et le rythme cardiaque très lent d’Oriana. Elle validera le décollage et le personnel se rendrait, avec un peu de chance, hors de la Clinique. Parfaitement consciente de la faible probabilité que son plan fonctionne, Oriana sombra terrifiée dans l’inconscience. C’était, de toute façon, sa seule chance de s’en sortir.
Elle s’éveilla dans le placard. Était-ce une bonne nouvelle ou pas ? S’ils l’avaient trouvée, ils l’auraient sortie de là et attachée à son lit, non ? À moins que la navette n’ait pas encore décollé, qu’elle soit toujours à la Clinique. Oriana n’avait pas une seconde dose du produit. Elle risquait de se faire prendre en allant en chercher une deuxième.
Avec prudence, elle sortit du placard et marcha sur la pointe des pieds jusqu’à la porte de la réserve. Se sentant faible, elle s’injecta trois pastilles de nourriture pour se sentir immédiatement mieux. BX1 bougea dans son ventre. Il avait survécu. Tant mieux pour lui. Oriana l’ignora.
Le salon principal était vide. Oriana atteignit l’entrée sans encombre.
- Rampe ouverte, murmura-t-elle et l’objet réagit à sa demande.
Avec incrédulité, Oriana observa le parking plein de voitures devant elle. Elle était sortie ! Elle sauta hors de la navette, n’en revenant pas d’avoir réussi.
- Rampe fermée, cria-t-elle avant de s’enfuir en courant.
Arrivée à la sortie du parking, elle recula. Des arrêts de bus ! Ils étaient blindés de caméras de surveillance, de reconnaissances faciales permettant de débiter directement les clients. Baptiste pourrait trop facilement la retrouver. Elle devait disparaître. Elle avisa sa gourde et ses vêtements. Peut-être étaient-ils marqués ?
Elle jeta la ceinture et la gourde entre deux voitures, gardant seulement les stylos injecteurs, nécessaires à sa survie. Les conseils de survivalistes lui revinrent : passer par les égouts. Elle ignorait totalement où elle se trouvait. Les panneaux étaient écrits dans son alphabet mais pas dans sa langue. Elle reconnut une langue chantante – italien, espagnol ou portugais – sans pouvoir l’identifier.
Elle repartit en arrière et sauta par-dessus le muret du parking pour le contourner par le côté service. Elle se retrouva aisément dans la partie sale de la ville. Elle avisa une bouche d’égout, vérifia rapidement l’absence de caméra et descendit.
Une pastille fut nécessaire pour reprendre des forces et avancer. Une autre pour cesser de trembler dans ces boyaux sombres et malodorants. Une autre pour remonter, soulever la plaque, constater la présence d’une caméra, redescendre, chercher une autre sortie, errer au hasard, se perdre dans ce dédale.
À ce rythme, Oriana serait rapidement à cours. Enfin, elle trouva une sortie non surveillée. Une fenêtre ouverte au rez de chaussée lui offrit la possibilité de se changer. Sur le lit, elle déposa sa culotte, sa robe et ses chaussures pour se vêtir des habits trouvés dans l’armoire, un ensemble confortable de sous-vêtements – c’était une chambre de femme – d’un tee-shirt, d’un pantalon, d’un pull chaud et d’une paire de chaussettes. Pas de chaussures. Tant pis. Il y avait trop de risques que celles-ci portent un traqueur. Elle marcherait en chaussettes.
Elle ressortit, tentant de se repérer mais se perdant. Son odorat la guida, comme un instinct la poussant dans une direction. Elle sourit en constatant l’arrivée : l’océan. Pacifique ? Atlantique ? Elle n’en avait aucune idée. Se trouvait-elle en Espagne, au Portugal ou au Brésil ? En fait, elle pouvait être n’importe où. Elle s’en fichait. Elle marcha jusqu’à une plage déserte et avança les pieds dans l’eau.
Entre deux rochers, elle contenta le bébé en se plongeant jusqu’au cou. Il lui envoya des ondes de plaisir et Oriana en ressortit heureuse. Elle marcha tout le temps les pieds dans l’eau, ne s’éloignant qu’à la vue d’un bateau. Elle dormit dans des grottes ou sur le sable, ne rencontrant jamais personne.
Parfois, elle trouvait des coquillages et les mangeait mais les pastilles restaient son principal mode de nourrissement. Elle avait essayé de compter pour rationner : peine perdue. Déjà, elle ignorait combien de temps elle avait à tenir.
BX1 était dans son ventre depuis deux mois ? Trois mois ? Six mois ? Oriana peinait à compter les jours. Son séjour à la Clinique flottait dans un brouillard intense.
Combien de temps de temps restait-il ? La première fois, la grossesse avait duré un an. Rien ne disait que ce serait également le cas de celle-là. Elle pourrait être plus courte ou plus longue.
Oriana regarda son ventre à peine arrondi. Nul ne l’aurait dit enceinte en la voyant. Comment rationner dans de telles conditions ? Oriana décida de manger dès qu’elle en avait l’occasion. Elle ramassa les coquillages et vola quelques poissons à des pêcheurs en prenant bien garde à ne jamais se faire voir.
Un matin, une fillette se trouvait près d’elle.
- Bonjour, dit Oriana.
La gamine lui répondit une phrase compliquée dans une langue chantante.
- J’ai faim, indiqua Oriana en faisant avec la main le geste de manger.
La fillette hocha la tête, disparut puis revint quelques instants plus tard avec des fruits. Oriana les avala tous puis la remercia. La gamine disparut et Oriana repartit vite. Elle avait le Diable à ses trousses. Il mettrait toutes ses ressources à la retrouver. Interroger une enfant ne lui poserait aucun problème. Elle espéra ne pas avoir mis la vie de cette fillette en danger.
Oriana jeta en tremblant dans l’océan son avant-dernier stylo injecteur. Plus qu’un. Son gros ventre l’obligeait à avancer doucement. Elle ne parvenait plus à voler de la nourriture. Elle se traînait lamentablement. Son estomac vide la lançait douloureusement, l’empêchant de dormir. Elle n’en pouvait plus.
- Sors ! hurlait-elle souvent à ce bébé qui restait bien au chaud dans sa matrice, trop heureux d’y être nourri et protégé.
Il ne se passait rien. Elle se trouva un trou à peu près protégé et s’y assis. Elle devait se reposer et attendre, rationner son dernier stylo. Les jours passèrent. Sa vue se brouilla de nouveau. Ses oreilles bourdonnèrent. Elle peinait à bouger. Elle parvenait tout juste à appuyer sur le stylo pour la dose suivante.
La Clinique lui manquait. Pourquoi s’être enfuie ? Là-bas, elle aurait eu à manger à volonté, des soins, du sexe, de la chaleur. Où était réellement l’enfer ? S’y trouvait-elle maintenant ? Toutes ses pensées se tournaient vers Baptiste. Il lui manquait tellement !
Elle le voyait devant lui. Elle savait qu’elle hallucinait. Il lui souriait, la rassurait. Son image s’évanouit et Oriana retrouva sa solitude. Elle pleura longuement. Pourquoi était-elle partie ? Pour sa liberté ? Sa liberté de mourir de faim seule sur cette plage ? Elle trouva sa décision stupide.
L’animal en elle s’insurgea. Y retourner ? Certainement pas ! Elle n’était qu’un incubateur à leurs yeux, rien d’autre qu’un ventre, bonne à porter leurs créations et rien d’autre. Ils ne prenaient soin d’elle que pour mieux l’endormir, la plier à leur volonté, s’assurer de sa collaboration.
Elle eut soudainement très envie d’aller dans l’océan.
- Je ne peux pas bouger ! hurla-t-elle.
L’envie augmenta, devenant pressante.
- J’ai compris, putain ! Je te dis que je ne peux pas bouger !
Un coup de pied dans les reins la fit hurler.
- Si je vais dans ton putain d’océan, tu sors ?
Oriana eut l’impression que le bébé acceptait le marché. Il cessa de la tourmenter physiquement. Elle ne craignait pas d’accoucher dans l’eau. Elle savait que de nombreuses femmes le faisaient. Elle ne se sentait surtout pas capable de traverser la plage.
Elle posa le stylo sur son ventre et appuya, encore, et encore, et encore jusqu’à entendre le bruit caractéristique du vide.
- T’as intérêt à sortir parce que j’ai plus rien là !
Oriana, regonflée à bloc, se leva et traversa la plage jusqu’à se trouver dans l’océan jusqu’aux seins et les contractions se déclenchèrent.
- Attention que j’enlève mon pantalon et ma culotte connard ! gronda Oriana avant de se déshabiller rapidement.
Une nouvelle contraction la prit de plein fouet. Quelque chose se tortilla dans son ventre. Cela ressemblait davantage à un serpent qu’un bébé. Il gigota lorsque la contraction suivante arriva et Oriana le sentit sortir. Jamais accouchement ne fut aussi rapide. Il glissa hors d’elle pour se retrouver dans l’eau.
Oriana se releva rapidement dans le but de le prendre et de vite le sortir de l’eau afin qu’il puisse respirer mais se figea en le voyant. Le personnel de la Clinique lui avait demandé ce qu’elle appelait un être humain. Cette chose dans l’eau, sortie de son ventre, n’appartenait pas, de son point de vue, à cette catégorie.
Certes, il avait deux jambes, deux bras et une tête. Son visage comptait bien deux yeux, un nez et une bouche. Deux magnifiques oreilles ornaient ses côtés. Chaque main avait cinq doigts et chaque pieds cinq orteils.
Sa peau d’un bleu foncé se fondait dans l’océan. Sa peau luisait. Des écailles fines dansaient sur l’intégralité de son corps. Une membrane entre ses doigts rendait ses mains palmées. Il souriait, dévoilant un sourire plein de dents pointues. Il ouvrit les yeux, dévoilant un iris inexistant, pas de pupille mais un magnifique violet sombre aux reflets brillants.
Oriana fut choqué par son apparence mais également subjuguée par sa beauté. Elle lui sourit, ahurie, abasourdie, incrédule. BX1 appartenait au monde marin. Elle venait de mettre au monde une sirène.
Le bébé tourna soudain la tête vers la droite, comme percevant un son audible de lui seul et brusquement, il se propulsa vers le large, arrachant le cordon ombilical. Oriana hurla de douleur tandis que l’enfant disparaissait dans l’océan.
La délivrance ! songea Oriana. Son placenta aux ramifications allait lui arracher ses organes de l’intérieur. Restait à savoir si Oriana y survivrait. Elle se plongea en méditation profonde, espérant que cela réduirait la douleur. Elle regrettait amèrement l’absence de Baptiste. Lui saurait la soutenir, l’aider, empêcher l’hémorragie d’être trop violente.
Tous ses pensées volèrent vers le maître de la Clinique. Elle l’imagina près d’elle, à la soutenir, à l’aider tandis qu’elle hurlait, son ventre se déchirant, l’océan virant au rouge autour d’elle. Oriana ne sut combien de temps elle cria, dansant avec la mort.
Elle fut surprise, une fois de plus, de se retrouver haletante mais vivante. Une fois de plus, elle avait survécu. Elle se releva, tremblante, les jambes en compote. Elle crevait de faim. Elle était épuisée. Elle avait utilisé toutes ses réserves pour mettre au monde cette sirène.
Et maintenant ? Il allait falloir retrouver le monde réel. Oriana attrapa sa culotte et son pantalon sur un rocher, les remit puis remonta la plage. Elle voyait trouble et ressentait quelques vertiges. Elle remonta pour trouver un chemin puis une route qu’elle emprunta sans jamais rencontrer personne, vestige d’un monde passé où la voiture toute puissante gouvernait encore.
Désormais, seuls les riches pouvaient se payer ce luxe. Les pauvres marchaient. Les classes moyennes n’étaient remboursées que du trajet maison / parking.
Oriana retrouva la ville. Épuisée, elle ne prêta aucune attention aux caméras. Elle se dirigea droit sur le centre ville et sur le bord d’un marché, s’assit et attendit, espérant que quelqu’un, n’importe qui, la prenne en pitié et lui donne un peu de nourriture.
Elle ferma les yeux, épuisée par l’effort et s’endormit. Lorsqu’elle s’éveilla, le marché tournait toujours à plein. Les gens allaient et venaient. Oriana constata la présence d’un petit pain près d’elle. Avec reconnaissance, elle le prit et le mangea, son corps ronronnant à ce doux contact, son estomac grondant de n’en avoir pas davantage.
La nuit tomba et Oriana s’endormit, séchée par le fort soleil. Elle fut réveillée par les rayons du soleil. Nul n’était venu la déranger. Elle proposa son aide à un vendeur contre un peu de nourriture et il accepta. Elle put avaler un œuf et quelques abricots. Chez un autre, ce furent quelques morceaux de mangue et une crêpe.
Au démarrage du marché, Oriana reprit sa place par terre, espérant la pitié de quelques passants. Le soleil se fraya un chemin entre les nuages, tournant doucement. Oriana n’attira l’attention de personne. Nul ne s’intéressa à elle.
Elle attendit midi avec impatience, espérant quelques restes charitables de fin de repas. Une magnifique pomme rouge tenue par une main d’homme apparut devant elle. Elle suivit le bras et se recula de frayeur. Baptiste tenait le fruit. Il affichait un regard neutre, ni colérique, ni heureux.
- J’ai perdu le bébé, dit-elle. Il est parti dans l’océan.
- Je l’ai retrouvé. Il se porte à merveille. Tu as fait un excellent travail.
Oriana s’en trouva touchée droit au cœur. Il semblait réellement satisfait.
- Vous avez votre création. Laissez-moi tranquille, s’il vous plaît.
- J’ai mon œuf mais moi, je veux la poule. Oriana, prends ma main, dit-il, et tu n’auras plus jamais faim.
Ce disant, il tendit sa main droite, la gauche présentant toujours le fruit défendu. L’estomac d’Oriana la lança à la pensée des buffets merveilleux de l’enfer déguisé en paradis. Elle ne pouvait pas aller avec lui. Il la torturerait pour cette fuite.
- Tu te souviens cette faveur que je te dois ? continua Baptiste. Viens à la Clinique et ce sera comme si tu n’étais jamais partie. Aucune répercussion, aucune conséquence, aucune punition. La vie reprendra son cours naturel.
Il lui offrait l’amnistie. Le cadeau était de taille. Oriana ne put empêcher son visage de se couvrir de larmes.
- Tu m’as manqué, ma belle, dit-il le visage triste.
- Vous aussi, Baptiste, gémit Oriana. Vous m’avez tellement manqué !
En réponse, le Diable sourit pleinement, pas un sourire amoureux, non, le rictus de celui qui se sait vainqueur, qui vient de remporter le gros lot. Son regard la dévora. Elle lui appartenait et il le savait. Elle allait prendre sa main. Pourquoi souffrir ici ?
- Ta place est à mes côtés, insista-t-il.
Toute volonté s’évanouit. Elle leva le bras pour le rejoindre.
- Non ! dit un homme sortant de la foule.
Les cheveux blonds, les yeux d’un bleu profond, il arborait un torse triangulaire aux épaules larges. Ses habits confortables et solides dans des teintes ocres présentaient des traces d’usure mais également de reprisages. Cet homme prenait soin de ces vêtements. Il ne devait pas pouvoir s’en procurer souvent de nouveaux. La barbe mal taillée, les cheveux mi-longs fous, il ne devait pas avoir vu un barbier ou un coiffeur depuis un certain temps.
L’inconnu hurla une phrase dans cette langue chantante et tous les regards se tournèrent vers eux, certains curieux, d’autres concernés. Des dizaines de caméra furent braquées sur l’évènement, des portables sortis, avides de la vidéo qui ferait fureur, qui serait vendable au journal télévisé.
Baptiste se leva, le regard assassin. Il voulut s’avancer vers l’inconnu mais plusieurs hommes sortirent de la foule et le Diable recula.
- Tu es mort ! menaça Baptiste à l’inconnu.
Il ne sembla pas prendre peur. Il attrapa Oriana sous les aisselles, la mit debout – elle avait tellement perdu de poids qu’elle ne pesait presque rien – lui prit la main puis l’emmena. Elle se laissa faire. Elle aurait suivi n’importe qui. Elle ne comprenait plus rien. Son esprit embrumé recollait difficilement les morceaux.