Kael était installé sur l’un des bancs en marbre de la vaste entrée de Clairval. Il ne s’était toujours pas habitué à l’immense fresque biblique qui dominait le hall. Pourtant, au fil des semaines de cours, il commençait à en saisir le sens — ou du moins, à comprendre ce besoin qu’avaient les humains de trancher entre le bien et le mal.
D’après leurs écrits, cela leur permettait de garder une ligne de conduite. Croire en une force invisible, supérieure, semblait les aider à agir correctement.
C’était absurde à ses yeux, mais c’était leur manière de fonctionner.
Il inspira profondément. L’odeur austère du lieu — un mélange de vieux papiers et de cirage — lui emplit les narines.
Son regard glissa distraitement sur les étudiants qui défilaient à pas pressés vers leurs salles. Tous avaient cet air sérieux, presque figé, comme si le bâtiment lui-même interdisait le moindre éclat de rire.
L’air, de plus en plus frais à mesure que les jours passaient, lui arracha un frisson. Il remonta machinalement le col de son pull de laine noire pour y enfouir son menton.
Le froid, il n’y était pas habitué. Et il ne l’aimait pas.
Il ferma les yeux et s’enfonça un peu plus sur le banc en croisant les bras. Il n’était pas du matin, et s’étonna lui-même d’avoir tenu le coup jusqu’ici. Le pire, c’est qu’il avait été, la plupart du temps, attentif aux cours.
Ces deux dernières semaines, il avait ressenti une certaine lassitude. Peut-être liée à l’absence prolongée d’Ayra. Les journées étaient devenues trop calmes sans leurs échanges.
Avec Eren, ils avaient encore tenté de traquer le Varnak, sans succès. Aucune trace, aucun indice. La créature semblait s’être volatilisée.
Au début, il était allé la voir presque tous les jours. Puis, peu à peu, il avait cessé. Elle était bien entourée, et sa présence ne semblait plus vraiment nécessaire. Eren lui avait donné des nouvelles de temps à autre, ça avait suffi.
Il avait surtout passé le plus clair de son temps libre à la bibliothèque, plongé dans de vieux manuscrits, cherchant le moindre détail qui pourrait les aider.
Ses recherches lui avaient procuré une certaine fierté. Il avait obéi à Ayra lorsqu’elle lui avait demandé de continuer, au départ pour la rassurer. Mais peu à peu, il y avait trouvé une forme de plaisir.
Ça lui avait rappelé ces moments, enfant, où il passait des heures dans la bibliothèque du château d’Abyrel, plongé en solitaire dans toutes sortes de récits pour fuir la présence oppressante de son père.
Avec le temps, il avait laissé cette habitude derrière lui, happé par les entraînements, formaté pour devenir ce que tout le monde attendait : l’Envoyé des démons, censé incarner la puissance brute, capable d’anéantir les plus faibles.
Il sursauta lorsqu’une silhouette se planta devant lui.
Il ouvrit vivement les yeux, prêt à s’emporter, il ravala aussitôt sa réaction en reconnaissant Ayra.
Elle rayonnait, visiblement ravie d’être là. Le vent avait un peu défait sa chevelure sombre, qu’elle s’efforçait de remettre en place avec agacement.
Son long manteau de laine blanche tranchait élégamment avec la noirceur de ses cheveux.
Il se redressa d’un bond.
— Mais qu’est-ce que tu fais là ? Tu es venue toute seule ?
Il balaya les alentours du regard, comme s’il s’attendait à voir surgir quelqu’un.
— Dahlia est là. Elle est partie directement à la bibliothèque…
Ayra haussa les épaules.
— Et puis, qu’est-ce que ça peut te faire que je sois venue seule ou pas ?
Elle croisa les bras, le toisa d’un air sévère.
— Et ta jambe ?
Il la détailla des pieds à la tête.
— Bien… comme tu peux le voir, je me tiens debout comme une grande.
Elle leva les yeux au ciel.
— Bon, c’est fini cet interrogatoire ? On a un exposé à finir, et on a déjà assez perdu de temps !
Sans attendre de réponse, elle tourna les talons en direction de la bibliothèque.
Il resta un instant bouche bée, puis attrapa son sac resté sur le banc et la suivit. Elle marchait vite. Très vite.
Il le remarqua aussitôt : elle ne boitait plus.
— Je te signale que j’ai déjà bien avancé ! lui lança-t-il.
— Oui, merci. Mais maintenant, je reprends les choses en main !
Il accéléra le pas pour la rattraper. Elle était déterminée, cela se voyait dans sa démarche. Il l’attrapa par le bras pour la stopper dans son élan.
— Tu veux bien attendre une seconde ? Tu débarques comme une tornade, et il faudrait se plier à tes ordres, c’est ça ? Je ne suis pas ton larbin ! lança-t-il, le ton plus sec qu’il ne l’aurait voulu.
Avec son assurance soudaine et son petit air agressif, elle avait réussi à l’énerver.
Pas un bonjour, pas un mot de plus. Elle revenait comme si de rien n’était, et s’imaginait que tout devait tourner autour d’elle ? Non.
Kael la tenait toujours par le bras. Elle leva les yeux vers lui, surprise de l’intensité dans son regard.
— Tu peux me lâcher ? demanda-t-elle, sans hausser le ton, mais avec une assurance nouvelle qui le déstabilisa un instant.
Il relâcha doucement sa prise.
— Bien… poursuivit-elle en le fixant. Tu pourrais au moins essayer de me comprendre, non ? J’ai été alitée un bon moment. Tu le sais, tu étais là…
Elle inspira, cherchant ses mots.
— Maintenant que j’ai retrouvé ma mobilité, je ne veux plus qu’un contretemps vienne nous ralentir. Plus question de rester en arrière. Je suis prête. Et je compte bien le prouver.
— Je vois ça… répondit Kael, un peu trop même.
Il se passa nerveusement la main dans les cheveux.
— On y va ? lança-t-elle, reprenant déjà sa marche comme si rien ne s’était passé.
Il la suivit en silence, et elle ajouta, sans se retourner :
— Au fait, Mira m’a chargée de vous inviter ce soir, toi et Eren. Elle voudrait vous remercier pour votre présence ces derniers jours.
Kael arqua un sourcil, mi-sérieux, mi-taquin :
— J’espère que le repas ne sera pas aussi pimenté que toi.
— Mais n’importe quoi ! Tu l’es certainement plus que moi !
Sa remarque le fit sourire. Un vrai sourire, spontané.
La vie semblait reprendre son cours, et il s’en rendit compte à cet instant.
Il était à la fois rassuré… et excité.
Pourquoi ? Il n’en savait rien. Et à vrai dire, il s’en fichait.
Il sentit une petite décharge au creux de la poitrine.
Une sensation étrange, presque électrique. La première fois que cela lui arrivait.
Il s’arrêta une fraction de seconde.
« C’était quoi, ça ? »
Instinctivement, il passa la main sur son torse, comme pour effacer cette sensation résiduelle.
Ayra s’était arrêtée et l’attendait, les bras croisés, son regard faussement sévère.
— Alors ? Tu fais exprès de traîner la patte ? lança-t-elle.
— Ton excitation de bon matin ne m’avait pas manqué, grommela-t-il.
— C’est cela… Je suis sûre que oui !
Elle n’avait pas totalement tort. Mais il se garda bien de le lui dire.
Il la rejoignit à l’entrée de la bibliothèque.
— J’ai hâte de retrouver cette odeur et cette ambiance !
Elle trépignait littéralement d’impatience, frottant ses mains l’une contre l’autre comme si elle s’apprêtait à entrer dans un temple sacré.
Kael leva les yeux au ciel mais ne put s’empêcher de sourire.
Il poussa la lourde porte en bois.
— Après vous, madame l’étudiante modèle, souffla-t-il avec une pointe d’ironie.
Ils s’engouffrèrent dans la vaste bibliothèque. Le silence épais, la lumière tamisée filtrant à travers les grandes fenêtres, et l’odeur familière des vieux ouvrages les enveloppèrent aussitôt.
— Cette fois, c’est vraiment grave. Et, comme toujours, on devra se débrouiller seuls, lâcha Theo d’une voix forte, teintée d’inquiétude. Il se tenait debout derrière son bureau, les deux mains posées à plat sur le bois ancien. Il venait de raccrocher le combiné, un soupir coincé entre ses dents.
Eren remarqua le léger tressaillement de sa lèvre. Theo se faisait vieux, et maintenir debout les « Gardiens de la paix » semblait lui coûter chaque jour davantage.
— Que se passe-t-il ? demanda Eren, inquiet.
Theo faisait les cent pas au fond de la pièce, la mâchoire serrée. Il marmonnait des mots indistincts, mais Eren en saisit quelques bribes.
— … les autorités s’en fichent… Clairmont n’existe pas pour eux… invisible… insignifiante…
— Theo, qu’est-ce qui se passe, à la fin ? s’impatienta Eren, haussant la voix.
Mais son aîné n’entra pas dans les détails. Il s’arrêta soudain et planta son regard dans celui du jeune homme.
— Je veux vos derniers rapports. Tout de suite. Quelque chose nous échappe.
Sans discuter, Eren se dirigea vers l’étagère où Élika et lui avaient rangé avec soin les dossiers en cours. Mais avant même qu’il ne l’atteigne, la clochette de la porte d’entrée tinta doucement.
Il se retourna d’un geste vif… et souffla de soulagement en voyant Élika. Ses cheveux argentés, tressés de manière stricte, lui donnaient un air rigide, presque militaire. Son caban noir, tiré au cordeau, renforçait cette impression.
Et cela le rassura.
Elle était prête. Son regard déterminé, sa posture droite, tout en elle criait qu’elle était revenue — pas seulement en personne, mais dans son rôle. Elle était là pour reprendre le travail, sérieusement. Cette image d’elle, droite et forte, balaya les dernières inquiétudes qu’il avait gardées pour elle.
Depuis l’accident d’Ayra, elle avait eu du mal à remettre les pieds ici. La seule fois où elle avait tenté, elle était repartie en trombe, rongée par l’inquiétude. Mais cette fois, elle était là pour de bon, il le savait.
— Aaah, ma sauveuse ! Te revoilà enfin ! s’exclama Theo, presque en criant, les bras levés comme s’il remerciait le ciel. Il se laissa retomber lourdement dans son fauteuil en cuir craquelé, avec un soupir d’épuisement théâtral.
— Sympa pour moi… fit remarquer Eren, mi-amusé, les bras croisés.
Élika arqua un sourcil, perplexe.
— Quelqu’un peut m’expliquer ce qui se passe ici ? demanda-t-elle en les regardant tour à tour.
— Pas la peine de me fixer comme ça, je n’y comprends rien moi non plus, répondit Eren en haussant les épaules.
— Bien... — Theo toussa pour s’éclaircir la gorge. — Un verre d’eau, s’il te plaît garçon.
Sa voix était presque étouffée. Eren ne répondit pas, mais se dirigea vers le petit buffet récemment nettoyé et rangé, où ils avaient pris l’habitude de stocker café, boissons et quelques grignotages. Une légère odeur de café chaud s’échappait du thermos, lui titillant l’envie, mais il décida de rester concentré : mieux valait d’abord savoir ce que Theo avait à leur dire.
Il saisit un verre propre et le remplit pour le vieil homme, qui, sans attendre, avait déjà commencé à s’adresser à Élika.
— Je viens de recevoir un appel…
Eren, légèrement vexé d’être mis à l’écart, marmonna entre ses dents :
— M’attendre aurait été bien aussi…
Il accompagna sa remarque d’une grimace volontairement exagérée. Élika lui lança un demi-sourire — une tentative de rester sérieuse, bien qu’il soit évident qu’elle l’avait entendu.
— Un adolescent a disparu. Ses parents sont très inquiets, lâcha enfin Théo, mettant fin au suspense.
— Depuis quand ? demanda Élika. — Il ne pourrait pas être simplement parti volontairement ?
— Je connais bien la famille. Leur garçon, Victor, n’aurait jamais quitté la maison sans rien dire. Ce n’est pas son genre, répondit Théo d’un ton grave.
— Qu’est-ce qui vous inquiète autant ? insista Élika, visiblement touchée par l’inquiétude de leur patron.
— Les faits se sont déroulés durant la nuit, reprit Théo en inspirant profondément. Viviane et Christian dormaient lorsqu’ils ont été réveillés par les beuglements paniqués de leurs vaches. Puis, ils ont entendu un hurlement. Celui d’un animal, mais d’un type qu’ils ne connaissaient pas.
Il marqua une pause pour boire une gorgée d’eau. Eren le fixait sans un mot.
— Christian s’est levé pour jeter un œil par la fenêtre, mais il n’a rien vu. Pas de lumière, pas de mouvement. Ils sont retournés se coucher, pensant à une fausse alerte.
Théo serra un peu plus son verre, sa voix légèrement plus basse.
— Mais au matin, Victor n’était plus dans sa chambre. Aucun désordre. Pas une trace de pas autour de la maison. Rien. Comme s’il s’était évaporé.
« Je savais que ça finirait par arriver. » pensa Eren, les mâchoires serrées.
Le Varnak n’allait pas se contenter éternellement de bétail. Il en était certain.
Il avait déjà tenté avec Ayra… Elle avait eu de la chance. Une chance inespérée.
Son regard se posa sur Élika. Elle était assise, le dos droit, les doigts crispés sur les accoudoirs de sa chaise en bois. Son visage, en revanche, restait impassible. Trop impassible.
Elle a compris, elle aussi. Elle fait le lien avec l’attaque de sa sœur, songea-t-il.
— Je veux que vous y alliez, déclara Théo d’un ton sans appel.
— Nous sommes les seuls à pouvoir les aider. Les seuls à vouloir le faire, même.
Il se redressa derrière son bureau, ses yeux fatigués mais déterminés.
— Clairmont n’attire jamais l’attention des autorités. Et croyez-moi, j’ai eu le temps de le comprendre en quarante ans ici.
— Donne-nous une heure, on rassemble les éléments, et on part, indiqua-t-il à Théodore.
Il échangea un regard bref avec Élika. Elle hocha simplement la tête, sans un mot de plus.
Eren n’aimait pas ça. Partir enquêter avec elle alors que tout indiquait que le Varnak était en chasse… c’était une mauvaise idée.
Elle aurait dû rester chez sa tante, encore un peu. Juste quelques jours de plus. Ce n’était pas le moment de s’exposer à nouveau. Là-bas, elle était en sécurité. Ici… il n’en était plus si sûr.
Mais elle était là.
Il allait devoir faire avec.
Et puis, s’il osait lui demander de rester ici, elle lui aurait déjà lancé ce regard froid qu’elle maîtrisait si bien, accompagné d’une remarque cinglante. Il se serait pris un mur. Inutile d’essayer.
Même si elle ne savait pas dans quoi elle s’apprêtait à mettre les pieds, il la connaissait assez pour savoir une chose : elle n’abandonnerait jamais en cours de route.