Chapitre 32: Retour à la normale 2

 

 
Ils étaient déjà venus dans cette ferme, au nord, derrière le château. Il y a quelques semaines, le fils de la famille avait cru apercevoir une bête emporter une vache dans leur pré . Cette fois, l’air était encore plus lourd, presque oppressant.
Le décor des champs autrefois verdoyants avait laissé place à des terres boueuses et vides, où quelques corbeaux picoraient les restes d’anciennes récoltes. Leur croassement rauque résonnait dans le silence ambiant, ajoutant une touche sinistre au paysage déjà enveloppé d’un brouillard épais. Le ciel, d’un gris profond tirant sur le noir, annonçait un orage imminent. Il n’éclairait rien, n’adoucissait rien. Il écrasait tout.
Le froid s’était bien implanté. À chaque respiration, de la buée s’échappait de leurs lèvres, témoignant de l’humidité glaciale. Pour Eren, cette morsure familière avait quelque chose d’apaisant — presque rassurante. Elle le recentrait. À l’inverse, Élika, emmitouflée dans son manteau, serrait les bras contre elle pour retenir la chaleur qui lui échappait. Elle grommela entre ses dents lorsqu’ils empruntèrent le vieux pont de pierre menant au sentier principal : elle venait de glisser légèrement sur les pavés humides, manquant de peu de tomber.
Les ruisseaux qui bordaient autrefois paisiblement la ferme s’étaient gonflés avec l’arrivée précoce de l’hiver. Ils serpentaient maintenant en grondant doucement, charriant des feuilles mortes, des branchages et quelques morceaux de terre arrachés par la pluie.
Eren scruta l’horizon, les sens en alerte. Dès qu’ils avaient posé le pied sur le sentier, une vibration sourde avait parcouru son corps. Quelque chose s’était produit ici, il en était certain. Ce n’était pas une simple fugue d’adolescent.
À mesure qu’ils s’approchaient, une pesanteur familière s’installa dans sa poitrine, comme un avertissement muet. Il jeta un regard en biais à Élika. Elle avançait d’un pas déterminé, le visage fermé, mais il savait qu’elle ne percevait pas ce qu’il ressentait. Pas cette tension rampante, presque organique.
Elle fixait le flanc droit de la bâtisse, là où quelques vaches broutaient paisiblement, inconscientes du malaise ambiant. Le tintement régulier de leurs cloches résonnait dans l’air lourd, presque trop calme. Une rafale soudaine s’abattit sur eux. Élika tourna brusquement la tête pour éviter la gifle glacée du vent.
 
— Fichu temps, maugréa-t-elle entre ses dents.
Sur le porche, deux silhouettes se redressèrent à leur approche, comme si elles les attendaient depuis un long moment. Même de là, Eren distingua les épaules secouées de la femme, visiblement en proie à l’angoisse. L’homme posa une main sur son épaule pour l’apaiser, geste tendre et inquiet à la fois.
 
Un chien massif au pelage brun surgit du côté de la maison, aboyant férocement à leur approche. Dressé sur ses pattes, crête hérissée, il semblait prêt à bondir. Son maître lui aboya un ordre ferme, pointant du doigt une vieille carpette posée près de la porte. Le molosse obéit aussitôt, les muscles encore tendus, mais docile.
 
— Bonjour. Théo nous envoie, dit Eren d’un ton calme et professionnel. Nous aimerions inspecter les lieux.
À peine avait-il terminé sa phrase que la femme fondit en larmes. Elle s’avança et s’agrippa à son bras, ses doigts tremblants enserrant sa manche.
— Ramenez mon fils, je vous en supplie…
Sa voix se brisa. Son regard noyé de chagrin chercha un espoir dans celui d’Eren.
 
— Nous ferons notre possible, tenta de la rassurer Élika d’une voix douce mais ferme.
 
Eren, lui, gardait le silence. Il savait que les chances de retrouver le garçon en vie étaient minces. Au fond de lui, une ombre de certitude s’était installée : si le Varnak était vraiment revenu sur ses terres, il n’était plus temps d’espérer, mais de comprendre.
 
— Cette… chose a enlevé notre fils, reprit Christian d’une voix grave, presque rauque. Je… je ne l’avais pas cru, quand il m’a parlé de ce monstre qui venait la nuit voler nos bêtes. Il disait avoir vu des yeux dans la brume, des crocs, des griffes…
 
Il secoua la tête, rongé par la culpabilité.
— Depuis, il n’a cessé de chercher un moyen de me le prouver… Et moi, je me moquais de lui. Qu’on me damne pour mes fautes…
Sa voix se brisa, étouffée par le vent et la honte.
 
— Pouvons-nous voir sa chambre ? demanda Élika.
— Allez-y… mais vous n’y trouverez pas grand-chose, m’dame, répondit Christian d’un ton las.
 
Viviane, petite femme blonde aux joues autrefois sûrement pleines de rires, se redressa tant bien que mal. Le chagrin avait creusé ses traits, mais n’était pas parvenu à effacer la douceur qui émanait d’elle. Elle souleva son tablier pour essuyer les larmes qui ruisselaient sur ses joues, puis leur fit signe de la suivre jusqu’à l’étage.
 
L’escalier grinçait sous leurs pas, chaque marche semblant peser davantage à mesure qu’ils montaient. Les murs, tapissés de cadres anciens, racontaient une histoire silencieuse : une photo de mariage — Christian et Viviane plus jeunes, rayonnants. Victor, tout blond, perché fièrement sur un petit tracteur au milieu des récoltes. Une tablée joyeuse autour d’une volaille rôtie. L’enfant ouvrant un cadeau, les yeux brillants.
 
Eren sentit un pincement au cœur. Cette famille… Elle avait tout pour incarner la simplicité heureuse. Et voilà qu’un monstre, surgit d’un monde qui n’aurait jamais dû croiser le leur, venait d’en briser l’équilibre. Sa gorge se serra. Quelque chose, au fond de lui, grondait.
 
— Je vous laisse regarder… Je retourne sur le porche, au cas où… il reviendrait, murmura Viviane, la voix tremblante, avant de refermer doucement la porte sur eux.
 
La chambre de Victor avait cette odeur caractéristique des vieilles maisons : un mélange de bois ciré, de laine et de poussière. Une tapisserie bleue parsemée d’étoiles recouvrait les murs, un peu passée par le temps.
 
La pièce était modeste. Un lit une place en bois foncé, recouvert de plusieurs couvertures épaisses en laine, trônait contre le mur du fond. Face à l’unique fenêtre, un bureau portait les marques d’un usage quotidien. Dans un coin, une armoire ancienne se dressait, avec un miroir légèrement terni.
 
Ils firent rapidement le tour. Rien ne semblait déplacé ou anormal à première vue.
Élika s’approcha du bureau et tenta d’ouvrir un tiroir récalcitrant. Elle tira une fois, deux fois, sans succès. Le tiroir résistait obstinément.
 
Quelque chose scintilla légèrement dans l’ombre. Eren se pencha pour mieux voir : un petit loquet doré, bien dissimulé sous le bois. Il le tira d’un coup sec.
 
— Vas-y, essaie maintenant, dit-il à Élika.
Le tiroir coulissa dans un léger grincement de bois sec.
— Bien joué, souffla-t-elle avec un demi-sourire approbateur.
 
Un paquet de dessins, soigneusement gardés, était dissimulé dans le tiroir.
Élika prit la pile et les contempla, debout devant le bureau. Eren s’était approché, se plaçant derrière son épaule pour regarder à son tour.
Les premiers croquis représentaient des fermes, des animaux, des tracteurs. Des scènes de campagne simples, presque enfantines. Mais au fil des pages, les dessins devenaient plus sombres.
 
Sur l’un, deux sphères rouges vives brillaient au centre d’un amas de griffonnages noirs. L’atmosphère changeait, plus lourde, plus troublante.
 
Puis une silhouette étrange, plus précise, apparaissait. Un être à la forme distordue. Plus loin, une vache déchiquetée, le papier maculé de rouge.
Un dessin représentait une queue enroulée autour d’un tas de bois.
 
Élika releva la tête et jeta un coup d’œil à l’extérieur, l’air songeuse.
— Ce tas de bois, là-dehors, ressemble fortement à ce dessin... dit-elle, pensive.
 
Les pages suivantes montraient des forêts sombres, puis une clairière. En son centre, un gros rocher solitaire, entouré d’arbres dressés comme des sentinelles.
 
Le dernier dessin représentait encore cette clairière, toujours dominée par le même rocher massif. Mais cette fois, un symbole y était gravé : une spirale, barrée d’une ligne nette qui la traversait de part en part.
 
Ils restèrent silencieux un long moment.
Eren sentit un frisson lui parcourir le dos. Ce symbole… il l’avait déjà vu. Chez Mira.
 
À ce moment là, il n’y avait pas prêté grande attention. Un détail étrange, apparu brièvement, presque comme un mirage. Mais le retrouver ici, dessiné par un adolescent disparu, changeait tout. Ce n’était plus une coïncidence.
 
Quelque chose de plus profond était à l’œuvre. Et il pressentait que ce n’était que le début.
— Ce garçon… il semble avoir observé bien plus que ce que ses parents imaginaient, souffla Élika. Cette vision le hantait…
 
— Oui, je pense aussi. Nous devrions aller jeter un œil dehors, répondit Eren.
 
 
Ils descendirent les marches dans un silence pesant. Une fine bruine s’était mise à tomber, étirant un voile gris sur la cour.
 
— Il ne manquait plus que ça ! Comme s’il ne faisait pas déjà assez froid ! râla Élika en serrant un peu plus son manteau autour d’elle.
 
— Oh, allez… un peu d’eau ne tue pas, lança Eren avec un léger sourire, tentant de la dérider.
Il l’avait sentie crispée depuis qu’ils avaient vu les dessins. Lui aussi l’était. Mais il savait pourquoi. Et plus ils s’approchaient du bois, plus une tension sourde montait en lui. Une sensation d’alerte qu’il ne pouvait ignorer.
 
Il avait peur que quelque chose surgisse.
Et surtout… il avait peur pour Élika.
 
 
L’humidité ambiante de ces derniers jours avait ramolli le sol, et leurs pas s’enfonçaient dans la boue dans un clapotement visqueux.
 
Le molosse de la maison, posté comme un gardien près de la façade, grognait par moments en fixant l’orée du bois. Eren comprit rapidement qu’il ne leur était pas destiné.
 
Ils approchaient du tas de bois. Quelques bûches s’étaient éparpillées autour, à moitié englouties dans la terre gorgée d’eau.
 
Élika s’accroupit sans un mot, fouillant le sol du regard, attentive au moindre indice. Sa concentration était presque palpable.
Eren, lui, s’éloigna vers le pré où les vaches avaient disparu quelques semaines plus tôt.
 
Le silence, perturbé uniquement par le bruissement du vent dans les branches et les gouttes de pluie glissant des feuilles, lui paraissait trop maîtrisé.
 
Il sentit une tension familière remonter le long de sa nuque. Ce n’était pas le froid — il le supportait sans problème — mais autre chose.
Un calme forcé. Quelque chose clochait. Et plus il avançait, plus cette sensation se resserrait autour de lui.
 
Des tranchées boueuses, à première vue ordinaires, attirèrent son regard. Il s’en approcha, intrigué, pour mieux observer.
Son cœur manqua un battement lorsqu’il comprit ce qu’il avait sous les yeux.
Le symbole. Celui vu plus tôt dans les dessins de Victor.
La spirale, rejointe en son centre par une ligne droite, était gravée dans la boue avec une précision étrange.
 
— Qu’est-ce que c’est que ça ?... Qu’est-ce que ça veut dire ? marmonna-t-il.
 
Il balaya l’horizon du regard, comme mû par un instinct. À la recherche d’un coupable. Mais il n’y avait rien. Rien d’autre que le vent et la bruine.
Son regard se posa alors sur Élika. Elle s’était placée face à l’orée du bois. Sa longue natte claire fouettait l’air au rythme des rafales.
Elle avait les mains aux hanches, concentrée. Le vent faisait claquer les pans de son long manteau noir, qui soulignait la finesse de sa silhouette.
Eren vit son sursaut. Puis, en une fraction de seconde, elle se retourna vers lui, ses pas rapides fendant la boue.
 
— Attention !! cria-t-elle en se jetant sur lui.
 
Un tronc jaillit de nulle part et vola derrière elle.
Elle eut juste le temps de le percuter de plein fouet. Tous deux roulèrent dans le pré détrempé, éclaboussant la terre et l’eau.
 
Le tronc s’écrasa lourdement non loin d’eux, provoquant une secousse qui fit vibrer le sol jusqu’à leurs corps.
La boue éclaboussa autour, masquant complètement le symbole au sol.
 
Élika était allongée sur lui, sa tête posée sur son torse. Sa respiration était rapide, saccadée.
— Il s’en est fallu de peu… souffla-t-elle, encore haletante.
 
Ils restèrent un moment dans la même position, encore abasourdis par ce qui venait de se produire.
 
Eren sentait la chaleur du corps d’Élika contre lui, le poids léger de sa présence. Peu à peu, sa respiration ralentit.
 
Après quelques minutes, elle se redressa, le libérant de cette étreinte presque involontaire.
Ce n’était pas pour lui déplaire… mais on va dire que les circonstances ne s’y prêtaient pas vraiment.
 
Elle essaya tant bien que mal d’enlever la boue collée à ses vêtements. Quelques mèches, désormais brunes et trempées, s’étaient plaquées contre son visage. Elle fronçait les sourcils en soufflant, visiblement à bout de patience.
 
Malgré la situation, Eren ne put s’empêcher de sourire. Il la connaissait assez bien maintenant pour savoir que ce genre de moment la rendait folle intérieurement.
 
Il se redressa à son tour, scrutant les environs.
La tension ressentie jusque-là semblait s’être évaporée, comme chassée par l’arrivée soudaine de ce tronc surgissant des bois.
 
Il essuya ses bras d’un geste las. Il était trempé. Ses cheveux, d’ordinaire relevés, tombaient en mèches lourdes sur son front. Il tenta de les repousser, sans grand succès.
 
— T’as une de ces têtes… lança Élika, le ton sec.
— Je pourrais en dire autant, rétorqua-t-il avec un sourire narquois.
 
Elle frotta vigoureusement son visage, tout en marmonnant des paroles incompréhensibles.
Eren l’observa un instant. Elle gardait un calme impressionnant, malgré ce qu’il venait de se passer. Il le savait, Élika n’était pas du genre à paniquer facilement… mais ce sang-froid restait remarquable.
 
— Si on m’avait dit qu’en venant à Clairmont, j’allais vivre ce genre de choses… Je ne ĺaurais pas cru. Moi qui pensais trouver un peu de calme, souffla Élika en gardant les yeux fixés vers la lisière des bois.
 
— Et moi donc… répondit Eren. Il marqua une pause avant d’ajouter : — On ferait mieux de rentrer se changer. On reviendra plus tard s’occuper de tout ça.
 
— Et Victor ? demanda Élika, une lueur d’inquiétude dans la voix. Elle montrait là une forme discrète de compassion, bien que son regard n’ait pas quitté la forêt.
 
— On est trempés et l’orage va bientôt nous tomber dessus. Regarde le ciel. Aller là-dedans maintenant ne ferait que nous mettre en danger.
 
Il lui attrapa le bras doucement, l’incitant à le suivre. Son visage s’était durci, et elle le suivit sans un mot.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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