La lumière du luminaire vacillait au rythme des grondements de l’orage.
Le ciel, devenu d’un noir dense, avait assombri encore davantage la salle, déjà plongée dans une pénombre naturelle à cause de ses boiseries anciennes.
Mais cela ne semblait pas déranger Ayra, toujours penchée sur ses ouvrages, stylo en main, notant de temps à autre quelques idées.
Kael, lui, avait les yeux posés sur elle depuis un bon moment. Un petit sourire en coin se dessinait chaque fois qu’il la voyait froncer les sourcils sous l’effet de la concentration.
Le calme régnait dans la bibliothèque. Il balaya la pièce du regard. Tous les étudiants étaient absorbés par leur travail. Seuls quelques froissements de pages venaient briser le silence profond.
Kael soupira. Cette sensation de picotement, là, au creux de son estomac, était revenue.
Il pressa son estomac du plat de la main, espérant soulager l’inconfort, et fit une légère grimace.
Sans relever la tête de ses documents, Ayra s’adressa à lui d’un ton neutre :
— Pourquoi soupires-tu ? Tu en as déjà marre ?
— Non… j’ai mal digéré, répondit Kael en se redressant un peu sur sa chaise.
— C’est cela, oui…
— Et puis, déjà, vraiment ? Tu m’as traîné ici ce matin, à la pause de midi, et maintenant encore après les cours… et tu dis déjà ? lança-t-il en la regardant, faussement outré.
— Petite nature… lui lança-t-elle, un demi-sourire au coin des lèvres.
Kael sentit un picotement gagner ses doigts. Il serra les poings. Il avait l’habitude de la chaleur — elle faisait presque partie de lui — mais cette sensation électrique, instable, le mettait mal à l’aise.
Il savait qu’il aurait pu, un jour, maîtriser la foudre… si seulement sa mère, qu’il n’avait jamais connue, lui en avait transmis le pouvoir. Mais ici, maintenant, c’était impossible. Il en était convaincu.
Trop absorbé par ce qu’il ressentait, il ne prit pas la peine de répondre à Ayra. Il entrouvrit la bouche pour formuler une réponse, mais la sensation au creux de son ventre revint, plus vive, presque brûlante, et il la referma aussitôt.
Il posa le coude sur la table et appuya sa tête contre sa main. Il tentait de se contenir. Inspirer. Se calmer. L’odeur de vieux livres vint emplir ses narines, familière, rassurante… mais insuffisante.
Il entendit Ayra parler, mais sa voix lui parvenait comme à travers une brume, lointaine et floue.
— Ce soir, Mira prépare son ragoût spécial, il faut te préparer.
Il ne répondit pas. Il ne le pouvait pas. Les décharges avaient maintenant gagné ses jambes, fourmillantes, incontrôlables.
Il se leva brusquement, poussé par un besoin urgent de mouvement.
Ayra releva la tête de ses livres, surprise.
— Il faut que je parte, lâcha-t-il, un peu trop sèchement, trop pris par son inconfort.
— Heu… ok, répondit-elle, mais il ne l’entendit qu’à moitié. Il avait déjà tourné les talons et franchi la porte de la bibliothèque, presque en courant.
Il ne comprenait pas ce malaise. La nausée le submergeait. Il avait l’impression qu’il allait vomir. Ses jambes commencèrent à se contracter par spasmes. Il s’arrêta net, pris de panique.
Ses muscles vibraient, tétanisés, secoués par de violentes décharges. Il reprit sa course, en titubant. Les couloirs pourtant familiers défilaient autour de lui comme dans un rêve flou.
Il trébucha, rattrapa son équilibre en posant les mains sur les murs décorés de boiseries anciennes. Il haletait. Ce n’était pas normal. Il ne s’essoufflait jamais.
Il reprit sa course. Il devait sortir. Vite.
Il le sentait. Quelque chose approchait. Quelque chose de trop grand pour qu’il puisse le contenir.
Ça lui rappelait cette nuit-là, quand le feu avait jailli de lui pour la première fois.
Il n’avait que cinq ans.
La double porte de l’entrée lui parut soudain très lourde.
Kael dut rassembler ses forces pour la pousser, ses bras tremblaient sous l’effort inhabituel. Il avait l’impression que le bâtiment lui-même résistait à sa sortie, comme si quelque chose voulait le retenir à l’intérieur.
Mais il n’avait plus le choix. Il fallait qu’il respire. Qu’il s’éloigne. Qu’il comprenne ce qui lui arrivait.
Il courut, aussi vite qu’il le pouvait, sans savoir exactement où il allait. Seules les décharges qui embrasaient son corps semblaient le guider.
Son souffle était la seule chose qu’il percevait, rauque, pressé, irrégulier. Le vent fouettait son visage, la pluie s’y mêlait, glacée. Le froid de cette fin d’automne s’infiltrait sous ses vêtements… mais, pour une fois, il s’en fichait.
Il vit la forêt se rapprocher et, sur le moment, cela lui parut être l’endroit idéal pour s’isoler. Sans réfléchir, il s’engagea sur le chemin de terre qui y menait, les pieds s’enfonçant dans la boue, éclaboussant son pantalon à chaque foulée.
Un éclair fendit le ciel noir dans un fracas brutal.
Sa main droite se crispa. Il crut y voir jaillir une étincelle.
Il accéléra, le souffle court, incapable de comprendre ce qui lui arrivait.
À peine avait-il franchi l’orée des arbres qu’il tomba à genoux.
Un hurlement s’arracha de sa gorge, juste au moment où ses genoux heurtaient le sol détrempé. L’électricité explosa dans ses membres.
Le grondement du tonnerre étouffait son cri, rendant la douleur plus irréelle encore. Son corps vibrait, secoué de spasmes qu’il ne contrôlait plus.
Il vit plusieurs troncs se fendre net sous la force des éclairs qui jaillissaient de son propre corps. La foudre qu’il ne contrôlait pas frappait au hasard, brutale, dévastatrice. Les arbres se fissuraient, hurlaient sous l’impact, puis s’effondraient dans un craquement sourd.
Puis, le silence.
Son souffle saccadé résonna seul dans la forêt. Kael resta un instant figé, les genoux dans la boue, les paumes au sol. L’odeur de bois brûlé lui emplissait les narines. Devant lui, des troncs noircis fumaient encore, comme s’ils protestaient.
Quelque chose attira son regard.
Sur le sol, tracée dans la terre humide, une spirale barrée d’une ligne droite. Le dessin semblait formé par la foudre elle-même, encore parcouru de filaments bleutés qui grésillaient doucement.
Kael n’osa pas bouger.
Ce symbole… il ne l’avait jamais vu, et pourtant, il lui laissa une impression étrange.
Ayra n’arrivait plus à se concentrer depuis le départ précipité de Kael.
Il n’avait rien expliqué. Rien justifié. Et pourtant, son malaise avait été évident. Elle avait beau remonter la scène dans sa tête, elle ne comprenait toujours pas. Avait-elle dit quelque chose de travers ?
Le carillon de l’horloge sonna, la faisant sursauter.
19 heures.
Elle poussa un long soupir, referma ses livres d’un geste vif et les empila devant elle. Il était largement temps de rentrer. Mais son esprit restait accroché au comportement étrange de Kael.
Dahlia approcha de la table, le pas léger, les bras chargés de notes en vrac.
— Je pense qu’on a fait notre part pour aujourd’hui…
Elle regarda autour d’elle, fronça les sourcils.
— Tu es seule ? Où est Kael ?
Ayra haussa les épaules avec une moue lasse.
— Je ne sais pas.
— Bon, c’est pas le sujet. Vaut mieux rentrer avant qu’Élika ne nous tombe dessus…
— Oui, tu as raison, rentrons.
Ayra se leva, saisit la pile de livres, et se dirigea vers l’étagère la plus proche pour les ranger. Un soupir lui échappa malgré elle.
Avait-elle été trop brutale pour son retour ?
Il lui avait pourtant semblé sincèrement content de la revoir — du moins, c’est ce qu’elle avait cru percevoir. Son inquiétude pour sa jambe n’avait rien d’une formalité. Kael n’était pas du genre à faire dans le sentiment ou les grandes déclarations.
Elle, de son côté, avait affiché un enthousiasme débordant, presque excessif, comme pour masquer le stress qui l’étouffait. Lorsqu’elle l’avait aperçu dans l’entrée, elle avait hésité. Par gêne ? Par peur de le déranger, ou de paraître ridicule ? Elle n’en savait trop rien. Alors, sans trop savoir pourquoi, elle avait joué la carte de la fierté. Presque hautaine. Presque indifférente.
Et elle s’en était voulu aussitôt.
Elle aurait aimé le remercier pour sa présence pendant son alitement… mais aucun mot n’avait réussi à franchir la barrière de ses lèvres.
À présent, elle regrettait. Vraiment.
— Ayra, tu m’écoutes ? avait demandé la voix douce de Dahlia, la tirant de ses pensées.
— Quelque chose te tracasse ? avait-elle ajouté avec une inquiétude sincère.
— Non, rien… juste ce tonnerre qui gronde.
— Oh allez, ce n’est pas une simple pluie qui va nous arrêter ! répondit Dahlia en riant.
Mais dans son regard, Ayra avait perçu cette lucidité propre à son amie. Dahlia savait.
Elle savait qu’il y avait autre chose. Et choisissait, pour l’instant, de ne pas forcer les choses.
— Allez, allons-y, ajouta simplement Dahlia.
Elle lui prit le bras, l’entraînant doucement vers la sortie.
De toute manière, elle verrait bien, pensa Ayra. Kael était censé venir dîner chez Mira ce soir. S’il venait…
Une pointe de stress la traversa, et elle réprima un frisson.
Elle ne s’attendait pas à ce que la pluie tombe aussi fort lorsqu’elles franchirent la porte d’entrée.
Quelques étudiants couraient déjà vers la grille, leurs manteaux levés au-dessus de leurs têtes pour se protéger.
L’odeur de la terre détrempée monta aussitôt jusqu’à elle, lourde et familière. Une odeur d’automne sauvage, de fin de journée trop chargée.
Ayra n’était pas sensible au froid, ni à la pluie. Avancer sous l’averse ne la dérangeait pas.
Mais ce ciel noir… elle n’aimait pas ça. À cette heure, le soleil était déjà couché, et elle avait l’impression que l’orage épaississait encore davantage l’obscurité.
Un éclair la fit sursauter. Elle ne les aimait pas non plus.
À vrai dire, elle n’aimait rien de ce qui contrariait l’élément qu’elle devait apprendre à maîtriser.
Elles s’avancèrent dans l’allée, Dahlia toujours accrochée à son bras, manquant de glisser sur le sol détrempé.
— Tu sais que je peux être maladroite… je déteste quand tout est mouillé ! râla-t-elle.
Ayra vit George pointer le bout de son museau hors de la manche du manteau violet de Dahlia. Il disparut aussitôt, aussi vite qu’il était apparu.
— Tu n’étais pas censée le laisser chez Mira ? lui lança-t-elle, un sourcil relevé.
— Oh… mais… c’est lui qui me fait les yeux doux le matin, je ne sais pas résister ! répondit Dahlia, presque en criant pour couvrir le bruit de la pluie.
— Fais attention, il pourrait attraper froid, le prévint Ayra.
Elles pressèrent le pas. Bientôt, elles quittèrent les ruelles de Clairmont pour gagner le chemin qui sortait de la ville, en direction de la maison de Mira.
Ici, les maisons se faisaient plus rares. Deux ou trois, tout au plus, bordaient le chemin champêtre qui mènerait bientôt au vieux pont.
De l’autre côté, au creux d’un bosquet d’arbres, se trouvait la maison de sa tante.
Ayra sentit une vibration dans le sol. Elle s’arrêta net, stoppant Dahlia dans son élan.
Elles étaient au milieu du chemin, seules.
Des pas. Lourds. Approchants.
Sans réfléchir, Ayra poussa Dahlia derrière le mur de la seule maison à leur droite.
— Quelque chose approche, chuchota-t-elle, les yeux écarquillés.
Dahlia serra son manteau trempé contre elle.
— Oh… je ne suis pas prête pour ça… Pas ça, s’il vous plaît… gémit-elle, les yeux levés au ciel, à la limite de la panique.
Un cri humain déchira le silence.
Les deux filles sursautèrent, se serrant l’une contre l’autre.
Puis un hurlement, plus grave, guttural, résonna dans la nuit.
Ayra le reconnut immédiatement.
Ce cri, venu des entrailles… c’était celui du Varnak.
Les vibrations se rapprochaient.
Les pas, les gémissements, puis le bruit sourd d’un corps chutant dans la boue.
— On ne peut pas le laisser là, lança Ayra, les mâchoires serrées.
Elle risqua un œil au coin du mur.
Un vieil homme gisait à plat ventre au milieu du chemin, la bouche grande ouverte, figée dans un cri qui ne sortait plus. La terreur l’avait paralysé.
Ayra ne vit pas le Varnak à l’horizon.
Alors, sans attendre, elle se dégagea de l’étreinte de Dahlia, qui lui tenait encore le bras, et se précipita vers l’homme allongé dans la boue.
Elle courut, très vite.
En un clin d’œil, elle fut près de l’homme.
— Monsieur, laissez-moi vous aider ! lança-t-elle.
Elle s’agenouilla pour lui saisir le bras.
Le vieil homme gardait la bouche grande ouverte, un son rauque et étouffé s’en échappait à peine.
Dans sa main tremblante, il tenait fermement un vieux béret, comme un talisman dérisoire.
Un éclair fendit le ciel, tout près.
Sans attendre, Ayra le força à se lever.
— Tenez bon !
Elle l’entraîna vivement vers la maison.
Au loin, elle aperçut Dahlia, qui lui faisait de grands gestes, l’air affolée.
Puis elle les entendit.
Les pas. Lourds. Proches.
Et le hurlement du Varnak, plus perçant que jamais.
Deux secondes plus tard, ils étaient tous les trois derrière le mur de la façade.
Le vieil homme, cheveux blancs plaqués contre son crâne trempé, paraissait totalement désorienté. Il regardait autour de lui, les yeux vides d’incompréhension.
Une odeur d’alcool fort s’échappait de ses vêtements détrempés.
Un galop se rapprochait.
Puis un sifflement.
Un cri saccadé.
On aurait dit que la bête griffait le sol, prête à bondir.
Ayra risqua un regard.
Le Varnak était là.
Planté au milieu du chemin, il reniflait l’endroit où le vieil homme était tombé.
Il expira bruyamment, soufflant l’air de ses larges narines.
Son pelage hirsute était plaqué contre sa peau détrempée, et ses écailles vertes luisaient à chaque éclair qui zébrait le ciel.
Il tourna la tête dans leur direction.
Ses pupilles fendues semblèrent les repérer.
D’un geste lent, il se redressa sur ses deux pattes arrière.
Il avança.
Sa queue battait le sol à chaque pas, soulevant la boue, projetant de l’eau contre les murs.
Ayra eut un geste vif : elle plaqua le vieil homme contre le mur, puis Dahlia.
Cette dernière respirait vite, trop fort. Son souffle haché couvrait presque celui de la bête.
La pluie battait toujours, trempant leurs vêtements, leur peau, leurs nerfs.
Ayra leva les yeux vers le ciel.
« Plus qu’à espérer que le collier fonctionne… » pensa-t-elle.
Un grognement sourd s’échappa juste à côté d’elle.
Ayra sentit le souffle chaud du Varnak sur sa peau.
Une odeur immonde, mélange d’aliments avariés et de chair en décomposition, la prit à la gorge. Elle faillit vomir sur place.
La bête, dressée de toute sa hauteur — au moins deux mètres — courba lentement son long cou aux allures de serpent.
Sa gueule béante, qui elle ressemblait à celle d’un loup, se rapprocha d’elle jusqu’à n’être plus qu’à quelques centimètres.
Il sortit sa langue fourchue pour goûter l'air, instinctivement elle plaqua sa tête de côté, elle sentit le bout de la langue de l'animal lui toucher la joue.
Une vibration familière jaillit contre sa peau. Le collier. Mais dans son ventre, un froid glacial s’ancra, prêt à jaillir pour les protéger tous.
Le collier s’était mis à pulser, presque à brûler. Ayra porta instinctivement la main à son cou : la pierre chauffait, intensément. Mais en elle, quelque chose se réveillait — un froid tranchant, en opposition au feu du collier.
Le Varnak s’immobilisa. Il poussa un hurlement si strident qu’il lui fendit les tympans, puis s’élança dans la nuit.
Ayra resta figée.
Était-ce le collier ? Certainement…
Il ne resta que le silence, percé par un bourdonnement sourd dans ses oreilles.
Ayra entendit un bruit sourd à côté d’elle.
Dahlia venait de tomber à genoux, les yeux écarquillés, figée.
Elle s’abaissa à sa hauteur.
— Hé… il est parti. Le collier de Mira a fonctionné.
— Je ne sers à rien, répondit simplement Dahlia, la voix blanche. — Caelis avait sûrement raison.
— Ne dis pas ça. Tu as très bien réagi. Il fallait rester maître de soi et tu as réussi.
Un hurlement soudain les fit sursauter. Le vieil homme, revenu à lui, les repoussa brutalement et s’élança, chancelant, vers le village.
— L’ENFER EST SUR TERRE !!! cria-t-il à pleins poumons.
Ayra resta un instant figée, le regard perdu dans la direction qu’il avait prise. Puis elle se redressa.
— Viens. Il faut rentrer.
Elle aida Dahlia à se relever. Elles reprirent leur marche, rapides et silencieuses.
Aucune d’elles n’avait envie de recroiser le chemin du monstre. Même si le collier les avait protégées.