Camille ferma son bagage. Elle et Noémie avaient passé l'après-midi à chercher ce qu'il fallait mettre dans le sac à emmener à la maternité, à acheter ce qu'il fallait mettre dans le sac à emmener à la maternité ainsi que le sac à emmener à la maternité en lui-même. Toutes deux avaient enfin réussi à tout faire rentrer dans le petit bagage. Camille dit tout en scrollant sur son téléphone :
– Dans les articles à destination des futures mamans, on conseille de faire un petit sac pour le compagnon aussi.
– Pourquoi ? Je vais devoir accoucher aussi ? On m'avait pas prévenue, répondit Noémie qui mit les mains sur les hanches.
– Non. Apparemment, c'est pour pas qu'il s'ennuie à la maternité. Intention louable mais bon, si le père de ton futur enfant est Anatole, architecte de trente-deux ans, il peut bien se faire son propre sac, non ?
– C'est vrai, pourquoi tu voudrais faire un enfant avec un autre enfant ?
– Tu comprends, il ne faudrait pas que ce soit trop pénible pour lui d'attendre sur des sièges d'hôpital pendant que ton vagin se dilate et se prépare à ce qu'un être humain de trois kilos en sorte enfin après des heures de contractions, rétorqua Camille avec mauvaise foi et une petite moue contrariée. T'as pas faim ?
Elle avait faim. Tandis qu'elles préparaient des pâtes bolognaise faites maison avec supplément de légumes, elles reçurent un appel en visio de leurs collègues. Noémie décrocha, les doigts pleins de pulpe de tomate.
– Madeline ? Pourquoi tu appelles à cette heure ?
– On a un petit problème.
– On va encore devoir planquer un corps ? demanda Françoise, tranquillement assise sur son canapé.
– Non.
– Je me disais aussi, c'est drôle les deux premières fois, après c'est juste chiant, glissa Delphine qui était très occupée à refaire un ourlet sur une jupe.
– C'est à propos de Lydia Demeulsteer.
– Elle a buté son mari ! s'écria Kévin avant de s'excuser auprès de quelqu'un hors-champ.
– Elle a pas buté son mari ! répliquèrent de concert Françoise et Isabelle.
– Elle a buté son mari, dit Madeline.
– Ah la salope !
– C'est à peu près ce que je pensais, merci de l'avoir dit à ma place, dit Nour qui était très pâle.
– Mais pourquoi et comment ?
– Pour le fric. Il serait mort étouffé pendant sa sieste.
– Si le mec est vieux et a fait deux AVC, ça m'étonnerait pas que ce soit juste une mort accidentelle, lança Isabelle.
– Maria est pas là ?
– Non, elle est au mariage d'une nièce ce week-end, dans un endroit sans réseau.
– Elle va en avoir une belle surprise ce lundi, sourit Kévin qui expliquait la situation à sa petite sœur en même temps.
– Ah la salope ! s'écria la dite petite sœur.
– Merci Zoé pour ton intervention éloquente. Isa n'a pas forcément tort : qu'est-ce qui prouve qu'elle l'a tué ?
– Jean Demeulsteer n'avait aucun problème respiratoire connu.
– Et il n'avait pas d'assistance respiratoire quelconque quand on l'a vu, se souvint Nour.
– Ça prouve pas qu'elle l'a buté.
– Elle aurait fait établir un nouveau testament à son avantage en prétendant que son riche époux malade n'était plus en pleine mesure de ces capacités lorsqu'il a écrit le premier. Deux jours après, le type meurt très soudainement et sans aucun témoin... Sauf son épouse, leur apprit Madeline. Plus encore, les deux aînés de Jean, enfants de son premier mariage, ont exigé une autopsie : je viens d'en recevoir les résultats.
– Comment t'as eu les résultats d'autopsie d'un vieux qu'on a rencontré qu'une seule fois ? demanda Camille.
– Parce que j'ai dit à la police que son dossier de demande de fin de vie a été marqué comme « sensible » du fait des motivations possibles de son épouse ; on s'est mis discrètement d'accord pour me tenir au courant. Le procureur n'a pas non plus vraiment envie que je glisse à la presse que la police n'a rien fait alors qu'on s'est clairement faite menacer de mort par deux fois ces derniers mois. Bref, l'autopsie dit que son époux est mort à cause d'exposition répétée aux noix.
– Tu veux dire qu'elle l'a tué à coups de noisette au visage ?
– Non, babache ! Je veux dire qu'il était allergique aux noix et que sa femme, qui décidait des repas, lui en a fait bouffer ! s'emporta Madeline qui se demanda ce qu'elle avait fait pour mériter ça.
– Quel plan.
– Dans tes dents, Mary Higgins Clark.
– Lydia Demeulsteer fait en ce moment l'objet d'un entretien poussé avec un psychologue, soit-disant pour évaluer son état après le choc de la perte si soudaine de son mari. En réalité, pour voir si elle n'a pas le mal de mort. Je pensais que vous deviez le savoir. Vous faites quoi de bon ?
– Des bolo, répondit Noémie.
– Bon app' alors ! leur dit Madeline avant de se déconnecter.
– Est-ce qu'elle vient vraiment de nous appeler un samedi soir juste pour nous avertir du meurtre de quelqu'un avant de repartir tranquillement ? s'étonna Kévin.
– On dirait.
– Ça compte dans les heures supp' ?
– Non.
– Merde alors. Bon, je vous laisse. À lundi pour de nouveaux rebondissements. XOXO, Gossip Girl.
Après cette référence de Kévin qu'elle jugea douteuse, Camille raccrocha. Noémie changea de sujet de conversation en lui apprenant que son rendu de rapport de stage était prévu pour le mercredi même et qu'elle saurait si elle avait obtenu le droit d'exercer en tant que Death planner début juillet. Rien n'avait changé depuis la nomination de Camille, sept ans auparavant : il fallait passer un concours territorial pour être Death planner avant de suivre une formation de six mois, avec la possibilité de suivre des cours préparatoires au concours ou pas. Elle les avait suivis avec difficulté à cause du bruit infernal que faisaient les néons dans les salles de classe mais avait trouvé un certain avantage dans le fait d'étudier en petit groupe. Quand elle avait changé de parcours professionnel, elle était en L3 de LEA anglais/allemand dans une promotion qui comptait une centaine de personnes. Pour elle, ça faisait trop de monde, trop de bruit, trop de choses à laquelle prêter attention. Même si elle essayait de ne pas se focaliser sur les bruits des stylos-billes ou des touches d'ordinateur sur lesquelles ses camarades tapaient, cela lui était insupportable. Elle avait eu toutes les peines du monde à aller jusqu'en L3 et n'avait pu compter que sur l'aide de Chloé pour garder la tête hors de l'eau.
Chloé.
Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas pensé à Chloé. Jusque là, quand Camille songeait à Chloé, c'était avec une pointe de tristesse et de regret d'une vie qu'elle aurait voulu avoir et n'aurait jamais. Cependant, quand l'image de Chloé lui vint à l'esprit alors qu'elle découpait les carottes, elle se surprit à sourire en se remémorant leurs fous rires, leurs essais de coiffure et de maquillage, leurs changements de look souvent désastreux, leurs bêtises d'ados et d'autres petites choses qu'elle avait crues oubliées.
– Pourquoi tu souris ?
Camille se tourna vers Noémie et la prit dans ses bras avant de l'embrasser. Elle respira son parfum et sentit ses courts cheveux lui chatouiller le bout du nez. L'image de Chloé s'effaça alors qu'elle s'enveloppait dans l'odeur et les longs bras de Noémie qui l'enlaça à son tour. Elle se sentait bien. Elle avait trouvé une nouvelle vie qui lui plaisait ; sa vie imaginaire avec une Chloé imaginaire ne lui importait plus. La femme avec qui elle était en train de cuisiner dans son appartement, celle avec de la pulpe de tomate sur le nez et une passion étrange pour n'importe quelle série se déroulant dans l'espace était la seule qui lui importait à cet instant.
Juste et nécessaire et triste et respectueux.
Et camillesque, surtout.
C'est chouette.
Je mettrais peut-être plus de phrases barrées à la fin pour qu'on comprenne bien qu'elle n'a pas fini et qu'elle a renoncé après moult tentatives ratées.
J'avais fait plus long au premier jet avant terminer très abruptement en imaginant que Camille en avait marre et avait abandonné très rapidement de frustration, mais ça se ressent pas forcément, il est vrai.