Camille n'en pouvait tout simplement plus. Elle avait mal matin, midi et soir, debout, assise ou allongée. La chaleur de l'été se faisait sentir dans chaque coin de rue, jusque sous les parasols des terrasses. Malgré les ventilateurs installés dans leur bureau, elle et Véronique devaient s'armer de pulvérisateurs d'eau pour ne pas mourir de chaud entre deux visites et dossiers à remplir. Camille était particulièrement de mauvaise humeur ce jour là car ses voisins avaient décidé de se croire à l'Olympia la veille. Ils avaient chanté jusque pas d'heure, en clamant haut et fort face à ses demandes très polies d'être un tout petit peu plus discrets : « Mais c'est la fête de la musique quoi ! » Elle avait passé sa soirée à souhaiter qu'ils attrapent tous des calculs rénaux. Isabelle fit irruption dans le bureau, mit son visage extrêmement proche du ventilateur et dit :
– Toujours opé pour ce soir ?
– Oui. Éloigne-toi des pales du ventilo avant qu'on doive te conduire aux urgences pour qu'ils te recousent une nouvelle fois le visage, lui répondit Véronique sans même lever les yeux de son ordinateur. Une seule cicatrice te suffit pas ?
– Toi aussi Camille ? Ou tu veux rester chez toi te reposer ?
– Mmmgggn.
– Je prends ça pour un « Je sais pas ».
– Mes voisins m'ont fait chier toute la soirée hier. Si je revois leur tronches, je les frappe. D'un autre côté, je suis pas assez en forme pour aller chez Isa toute seule.
– Noémie peut pas passer te chercher ? Ou Maria ?
– Je vais demander. Tu veux que je prenne à boire ?
– Te fatigue pas. Si t'as la flemme, viens directement.
Sous la lumière blême des néons, Camille maudit son sens de la politesse qui la poussait à aller acheter trois bouteilles de boisson sans alcool au Carrefour City du coin un jeudi soir alors qu'elle habitait près de l'Université Catholique et qu'il y avait donc une myriade d'étudiants bruyants qui venaient acheter leurs bières premiers prix. Elle ferma les yeux et tenta de se détendre. Elle s'imagina sur une plage, avec le bruit des vagues en fond sonore et le corps d'un mannequin Victoria's Secret couvert d'un superbe bikini. Enfin « corps de mannequin », bon. Pas vraiment. Elle risquait de garder son ventre rond pendant un moment avant de retrouver un corps très différent de celui qu'elle avait avant sa grossesse. Bon, on reprend, la plage. Quelle plage ? Pas avec des cocotiers ni l'eau turquoise, elle n'avait pas les moyens d'aller aux Maldives. Une belle petite plage du Nord, peut être ? Allez, la Bretagne, pour changer un peu de décor. Était-ce un cliché vexant si elle remplaçait l'odeur des embruns avec celle du kouign amann ? Il faudrait qu'elle demande à Isabelle. Donc, la plage en Bretagne, check. L'odeur des embruns et du kouign amann, check. La bonne température, chaude-mais-pas-trop, check.
– Je vous avais pas vue ! Pardon Madame, passez devant !
Se faire appeler « madame » par des jeunes de 20 ans alors qu'on pouvait être leur grande sœur et qu'on avait pas trente ans, check.
Lorsque Noémie vint la chercher avec sa petite voiture d'occasion, Camille avait chaud et soif. Elle avait même tellement soif qu'elle avait commencé à boire un peu de Oasis fruits rouges alors qu'elle attendait sur le trottoir. Elle avait fait attention à ne pas mettre ses lèvres ni sa salive sur le goulot pour des raisons d'hygiène, mais toute cette gymnastique l'avait emmenée à tacher son t-shirt.
_____
La maison d'Isabelle n'était qu'à deux minutes de là. Pendant le court trajet, Camille grimaça. Son ventre commençait à être très douloureux et elle avait la sensation d'avoir des crampes non-stop depuis son réveil. Elle espérait ne pas accoucher sur le canapé cent pour cent cuir de sa collègue. L'idée de voir l'ensemble de ses collègues l'aider à accoucher et à accueillir le nouveau-né comme le petit Jésus dans son étable la fit sourire. Noémie laissa échapper un hoquet de stupeur lorsqu'elle s'arrêta devant l'adresse donnée. Isabelle avait une grande et belle maison avec jardin, cachée derrière un haut portail vert. Elle avait même un interphone à l'entrée dans lequel Camille parla avant que sa petite amie puisse se garer convenablement dans l'allée goudronnée. Alors qu'elles allaient en direction de la porte d'entrée, bouteilles de boissons sans alcool dans les bras, Noémie laissa échapper d'une voix étranglée :
– Mais c'est quoi cette baraque ? Elle a gagné au loto ? Un héritage ?
– Non, juste un ex-mari qui dirige une entreprise de trucs informatiques à l'international. J'ai jamais compris compris ce qu'il fait exactement, répondit Camille avec un haussement d'épaules. Il lui a donné pas mal d'argent lors du divorce et lui a laissé la maison.
– Rien que ce bosquet fait la taille de mon appart... Bonsoir, sourit-elle quand Isabelle vint lui ouvrir et que Kévin prit leurs boissons pour les mettre sur la table de la terrasse. On est pas trop en retard ?
– Non, pas de problème. Ça va Cam ? T'as l'air un peu pâle.
– Peut-être parce que je peux accoucher d'une seconde à l'autre.
– Ne fais pas ça sur le canapé, s'il te plaît, François n'a toujours pas pardonné à Damien le jour où il a renversé son chocolat chaud dessus. C'était il y a dix ans.
– Le liquide amniotique, ça part pas avec un peu de bicarbonate de soude ?
– Ne m'oblige pas à devoir le découvrir, rétorqua Isabelle qui l'emmena vers l'arrière de la maison, sur la large terrasse où tout le reste du petit groupe s'était assemblé.
Kévin était assis à côté de Delphine, elle-même installée près de Madeline. Elle était en train de discuter avec Maria et Véronique qui avalaient cacahuète sur cacahuète. Nour n'avait pas pu venir, tout comme Françoise. Quand Camille prit place, ce fut avec difficulté. Elle sentit Véronique poser doucement sa main sur la sienne.
– Courage Coop. C'est bientôt fini, lui dit-elle à mi-voix.
– Oui, mais l'accouchement et tout ce qui suit, ça me fait tout aussi peur et me semble tout aussi pénible.
– Je vais pas te mentir : ça fait peur et c'est tout aussi pénible, répondit Isabelle qui recoiffait ses courts cheveux châtain. Quoi ? continua-t-elle après avoir vu les regards désapprobateurs de ses collègues. On va pas lui mentir comme à une gosse qui doit faire un vaccin ! Travaille ta respiration, prépare-toi des poches de glace, une bouée, et dis-toi que ça ne durera pas toujours.
– T'es pas très forte pour rassurer les gens, tu sais ?
– Pourquoi tu crois que je fais équipe avec Maria ? C'est elle la plus empathique des deux. C'est aussi celle qui va finir tout le bol de cacahuètes vingt minutes après être arrivée.
Maria lui répondit par un air désolé qui ne convainquit personne. Après avoir bu plusieurs verres de boisson avec ou sans alcool et dévalisé les sachets de chips (puisqu'il ne resta très rapidement plus de cacahuètes), tout le monde se dirigea vers le salon. Ce fut l'instant fatidique. Le moment que Camille redoutait. Que tout le monde redoutait. Elles l'avaient attendu, fait des hypothèses à son sujet, et maintenant, c'était l'instant T où tout se jouait.
Il fallait choisir la première chanson du karaoké.
– Un bon classique ? proposa Kévin.
– C'est quoi « un bon classique » pour toi ? demanda Véronique avec de la suspicion dans la voix.
– Un Dalida ?
– On peut pas partir sur du Britney plutôt ? dit Noémie. Ça va ? T'as mal au ventre ? Tu veux aller à l'hôpital ? déblatéra-t-elle en voyant que Camille s'était affalée sur le canapé sans intention visible d'en ressortir.
– Ça va. Ça tire, c'est tout.
Après un long débat qui se termina par une finale opposant Oops I did it again à Baby one more time, ce fut cette dernière qui gagna à la majorité. Camille chanta avec sa petite amie, mais le cœur n'y était pas. Il semblait plutôt au fond de son estomac, prêt à ressortir. Ses cinq verres de Oasis fruits rouges menaçaient de ressortir aussi. Après avoir fait bonne figure après quelques chansons et trois passages aux toilettes, elle se décida à annoncer qu'elle allait faire un tour afin de se rafraîchir les idées. Elle allait en profiter pour passer à la pharmacie pas très loin. Elle dut convaincre ses collègues qu'elle arriverait très bien à se repérer toute seule et que même si elle était enceinte, elle n'était plus une gamine et savait se débrouiller. Alors qu'elle quittait la pièce, ses collègues cherchaient quel morceau chanter ensuite.
– Je sais que c'est un choix douteux mais j'ai cette chanson en tête depuis hier soir et il faut que j'extériorise, annonça Véronique.
– Venant de quelqu'un qui m'a bassiné lors de notre dernière virée à IKEA avec une chanson tirée des Aventuriers du Survivaure, je crains le pire.
– C'est Africa de Rose Laurens mais reprise par Julien Doré et Dick Rivers.
– Beaucoup trop d'informations dans une seule et même phrase.
– On ne chantera pas une chanson des années 80 qui exploite une imagerie raciste, opposa Kévin.
– Tu dis ça comme s'il y en avait plein d'autres dans le genre.
– Il y a Afrique Adieu de Sardou, non ?
– Le temps béni des colonies aussi.
– On ne parle pas de Sardou devant moi ! s'écria Delphine. C'est mon ennemi juré, ma némésis, j'ai été élue dès ma naissance pour lui faire face et le défier au nom du royaume de la Terre au Mortal Kombat.
– T'es pas un peu jeune pour faire une référence aussi datée ?
Le reste de leurs voix se tut tandis que Camille quittait la maison puis le jardin. Une fois dehors, elle sentit la brise de l'été, l'odeur des fleurs, du goudron chaud. Elle fit tranquillement un tour du pâté de maisons. Son ventre devenait de plus en plus douloureux. Elle avait la sensation d'avoir des flashs de douleur réguliers dans le bas-ventre, et ceux-ci s'intensifiaient. Elle finit par en avoir le souffle coupé. Tandis qu'elle cherchait son téléphone dans sa poche, elle entendit quelqu'un s'exclamer :
– Camille !
Putain, c'était lui. C'était bel et bien lui. Timothée ! À même pas dix mètres devant elle ! Pour Camille, c'en était trop. Elle avait mal au ventre, mal à l'entrejambe, mal aux seins, mal aux genoux, mal aux pieds, mal au cœur et elle allait devoir accoucher d'un enfant dont elle ne voulait même pas et qu'elle ne verrait que quelques heures, un gosse à qui elle était même pas capable d'expliquer correctement le pourquoi du comment de sa naissance et de son adoption et surtout pas pourquoi son père mort, qu'elle avait tué de ses propres mains, venait la faire chier gratuitement de temps à autre. Le visage rouge et avec un rictus de colère terrifiant, elle se précipita dans sa direction. Elle était tellement absorbée par sa rage qu'elle n'entendit pas une autre voix hurler :
– Putain, Camille !
(Deux minutes plus tôt...
– MAIS QU'EST-CE QUE J'AVAIS DIT À PROPOS DE MICHEL SARDOU ?
C'était une question qui n'attendait pas de réponse : rien ne justifiait chanter joyeusement du Michel Sardou. Convaincue qu'elle allait dire ou faire quelque chose qu'elle allait regretter si elle entendait ce foutu solo de cornemuse, Delphine quitta la maison d'Isabelle à grands pas. Une fois sur le trottoir, elle décida de déverser son mépris envers Michel Sardou et toute la région du Connemara. Delphine prit une grande inspiration puis se prépara à lancer un grand cri de rage libérateur. Cependant, ce ne fut pas un long : « AAAAAAAAAARRRRGHHH » qui traversa ses lèvres, non. Ce fut un très sincère et très inspiré :
– Putain, Camille !)
Timothée eut les yeux ronds en la voyant s'approcher à toute allure avant de fuir à toutes jambes. Malgré la douleur qui parcourait tout son corps, Camille tenait à le suivre. Elle tentait de se concentrer sur son objectif, de ne pas faire attention aux crampes et aux pics douloureux qui lui traversaient les jambes et le bas-ventre.
(Véronique et Isabelle chantaient à présent :
« On court les uns après les autres
On se déteste, on se déchire
On se détruit, on se désire... »)
Delphine courait à toutes jambes derrière sa collègue. Elle avait deux avantages sur elle : premièrement, elle n'était pas sur le point d'accoucher. Deuxièmement, elle avait fait des années de sport et possédait encore une belle endurance à l'effort. Néanmoins, ses chaussures à petits talons, aussi jolies soient-elles, se coinçaient dans chaque trou et irrégularité du trottoir et la faisaient trébucher. Elle les jeta sur le bas-côté sans y repenser avant de reprendre sa course.
(« On vit les uns avec les autres
On se caresse, on se cajole
On se comprend, on se console... »)
Camille s'approchait d'un petit square, juste en face d'une église. L'horloge de celle-ci sonna dix-neuf heures trente. Elle voyait encore au loin les boucles blondes de Timothée qui jetait de rapides coups d’œil derrière lui sans s'arrêter. Elle enjamba la grille ou plutôt tenta d'enjamber la grille. Une douleur atroce lui traversa le ventre. Elle s'écroula sur le sol, incapable de respirer ou de se relever. Putain. C'était le moment fatidique, le grand dénouement, l'instant T, la date-clé, le bouquet final. Elle allait accoucher.
– CAMILLE ! CAMILLE !
Delphine se jeta sur le sol près de sa collègue qui serrait son ventre de toutes ses forces, le visage crispé en une expression de douleur. Elle dégagea le visage en sueur de Camille, dégagea son propre visage en sueur puis chercha son téléphone portable avant de se rappeler qu'elle l'avait laissé chez Isabelle. Elle prit celui de Camille et réussit à contacter les secours, qui se mirent illico en route. Elle contacta ensuite Noémie qui décrocha immédiatement. Leur conversation fut très courte :
– Camille est en train d'accoucher, les secours arrivent, ramenez-vous.
– Mais-
(Delphine raccrocha avant que Noémie ne puisse demander : « Mais où vous êtes, bordel ? » Elle venait de sortir de la salle de bains et ses collègues, dans le salon, terminaient :
« Mais au bout du compte
On se rend compte
Qu'on est toujours tout seul au monde... »)
Tandis que Camille était emmenée à vive allure jusqu'à la maternité Jeanne de Flandre dans un camion du SAMU, elle entendit sa collègue râler malgré le son strident de la sirène.
– Tu courais après qui, au juste ? Dans ton état ?
– Un mec.
– OK, se contenta de répondre Delphine, visiblement peu concernée, qui mit ensuite le téléphone de sa collègue à son oreille.
– T'appelles qui ?
– Tes parents.
– Mais-mais-
– Merde, ils savent pas ? Tu veux pas qu'ils sachent ? balbutia Delphine qui raccrocha après une sonnerie.
– C'est pas ça, c'est que je... Je sais pas comment ma mère va réagir et...
– Ah, elle rappelle. Je fais quoi ?
– Débrouille-toi. J'ai assez de soucis avec mon accouchement plus qu'imminent !
– CAMILLE ACCOUCHE PATRICK ! s'époumona Isabelle à l'autre bout du fil. ON ARRIVE MA PUCE !
Entendre la voix de sa mère, aussi paniquée fut-elle, rassura Camille. Parce qu'elle montrait une angoisse sincère face à cette situation sincèrement angoissante. Parce que son premier réflexe était de venir la soutenir, quitte à faire trente kilomètres en quinze minutes. Au fond d'elle, Camille savait que sa mère ne l'abandonnerait pas car elle était tombée enceinte d'un soit-disant inconnu (elle n'avait pas osé lui dire toute la vérité) et allait accoucher sous X, la privant d'un nouvel petit-enfant. Sa mère, aussi chiante pouvait-elle être, restait là pour elle, tout comme son père. Delphine le lui rendit son téléphone. Camille se rendit immédiatement dans ses contacts et elle changea enfin les noms de « Patrick » et « Isabelle » en « Papa » et « Maman ».
Je viens (enfin) lire la suite ! C'est marrant en voyant l'avertissement en début de chapitre je me suis dit que j'avais sans doute raté le chapitre précédent mais j'avais bien le souvenir de l'avoir lu. Après tout ce temps j'arrive à raccrocher les wagons plutot faclement et je retrouve avec plaisir ta plume.
Je vais aller lire la suite de ce pas !
Plein de bisous