Chapitre 33
« Alors, il tire encore la gueule le joli cœur ? »
Valérian darda un regard agacé, par-dessus son livre, en direction de Murdock. Le demi-nain à la barre lui lança une œillade suave et moqueuse qui fit rire Fran. Le petit à-coup qu’il donna au safran fit glisser le Modsognir sur la vague houleuse avec souplesse. Le triton regarda son amie avec un air accusateur, elle leva les yeux au ciel.
« Quoi ? C'est quand même assez drôle, non ?
- Le sens de l'humour n'est pas sa première qualité, se désola dramatiquement Murdock. »
Se sentant incapable de les contenir, Valérian se décida à les ignorer. Le casque à moitié sur ses oreilles, Sibéal scrutait les instruments tout en cherchant la fréquence du port de Dakar que le vent rendait grésillante. Sur le port, Apollo vérifiait les nœuds des cordages avant la manœuvre.
« Allez va, boude pas, le rabroua Murdock avec un clin d'œil, c'est toujours un plaisir d'accueillir un tel rayon de soleil sur le Mod. Même si on sait que t'aurais préféré suivre les Sioux, hein ?
- Peu importe, répondit-il avec froideur. Seule la mission compte.
- Huuuuum oui... ça et les surfeurs de Dakar. »
Le regard assassin que lui adressa Valérian fit s'esclaffer Murdock. Sibéal eut une petite grimace de compassion pour le triton tandis qu'Oriag lui glissa un petit regard en biais de connivence. Elles préférèrent se taire et les laisser à leur joute verbale.
« En tout cas merci de l'accueil, temporisa Fran. Yakta n'est pas des plus... chaleureuse.
- On se demande bien pourquoi, défendit Oriag, vous n'avez pas prouvé que vous étiez dignes de confiance.
- Nous ne sommes pas des menaces, assura Fran.
- On ne sait même pas pourquoi vous êtes là, fit remarquer Oriag. »
Sibéal partageait entièrement son avis. Même si Anak lui avait assuré qu'ils ne voulaient pas les torpiller, elle n'avait aucune idée des raisons qui les poussaient à les suivre sans jamais intervenir. Elle dévisagea ouvertement la sirène. Son petit visage en cœur, ses joues délicatement couvertes de tâches de rousseurs et son grain de peau parfait… Rien ne tressaillit. Elle se contenta de sourire amicalement.
« Ils nous font gagner du temps en tout cas, concéda Murdock. »
Oriag hocha la tête, certes. Néanmoins ça ne permettait pas de voir bien plus clair dans leurs intentions et si la mésaventure entre Anak et Valérian leur avaient appris quelque chose c'est qu'il fallait se méfier de l'aura doré des sirènes. Ils étaient passés maîtres dans l'art de la manipulation. La malédiction n'avait pas menti sur ça non plus.
« Et moins de temps à faire de la plongée ça veut dire plus de temps pour... l'apéro ! »
Sibéal se passa la main sur le visage pour contenir son amusement. Oriag, désabusée, lâcha l'affaire pour annoncer qu'il fallait incliner le voilier de dix degrés tribord.
« Gagner du temps pour l'apéro peut-être, soupira Nialh, m'enfin on est pas plus avancé dans ce bourbier.
-Peut-être qu'on va dans la mauvaise direction, songea Oriag.
- On a pas vraiment d'autres pistes, fit Sibéal, et il nous reste encore deux cités. Et peut-être que Yakta et les autres auront trouvé quelque chose.
- Peut-être, reconnut Oriag un brin plus optimiste.
- Ou peut-être que ya juste pas de solution, lâcha son frère. »
Sa remarque jeta un silence dans le cockpit. Sibéal se mâchouilla nerveusement le pouce. Elle leva les yeux sur Fran et Valérian, essaya de lire sans succès ce que cachaient leurs magnifiques visages.
« Combien de temps il nous reste ? Demanda-t-elle.
- Nous n'en savons rien, fit Fran.
- Pas beaucoup, grinça Valérian. Hélas. »
Pas beaucoup. Les mots résonnèrent dans sa tête faisant courir ses pensées à toute vitesse. S'ils allaient dans le mur, si vraiment il n'y avait aucune solution... qu'est-ce qu'elle pouvait faire ? Qu'est-ce qu'elle voulait faire du temps qui lui était imparti ? Elle tourna discrètement son attention sur Murdock. Il avait une petite moue ironique plaquée sur le visage.
« Qu'est ce que j'disais ? Un vrai rayon de soleil ! »
OoOoOo
« Nodens, Fran, tu vas tout faire cramer ! s'exclama Nialh avec agacement, laisse-moi gérer ça avant de foutre le feu au Mod ! »
La voix de son frère s'éleva du carré jusqu'au pont, accompagnée par un bruit de casseroles et quelques rires que Sibéal devinait appartenir à Oriag et Apollo. Elle était occupée à rajouter quelques pare-battages pour protéger la coque du Modsognir du ponton tandis que Murdock vérifiait que tout était bien rangé et solidement harnaché. La nuit s'annonçait houleuse selon la météo et le vent faisait siffler les cordages depuis leur amarrage au port de Dakar.
« Non mais vous vous nourrissez de quoi, hein ? De poissons crus et d'algues ? »
Sibéal échangea un sourire amusé avec Murdock.
« Je sais pas s'ils nous trouvent toujours plus accueillants que Yakta, glissa-t-elle.
- Ton frangin a toujours eu le chic pour accueillir dignement les invités à bord... Étonnant que pas un ne veuille rester.
- Je me demande si ça n'a pas plutôt à voir avec le capitaine, suggéra-t-elle en faisant mine de réfléchir.
- Vraiment ? arqua-t-il un sourcil arrogant.
- Il a tendance à appuyer là où ça fait mal, taquina-t-elle.
- Allons donc !
- Tu devrais laisser souffler Valérian, fit-elle en lui donnant un petit coup de coude, il va finir par éclater. Et on ne sait pas ce dont les sirènes sont capables, venir t'étrangler dans ton sommeil ou te noyer cette nuit...
- Pitié, Sib. Ce mec est perdu depuis que Nanak l'a largué, il préfère se flageller plutôt que de répliquer. C'est une cible tellement facile...
- Est-ce que c'est pas un signe qu'il mérite un peu de compassion ? »
Il fit mine de réfléchir, croisant les bras sur sa poitrine en lançant son regard au loin avant de le tourner narquoisement vers elle.
« Non.
- ça t'amuse beaucoup trop, hein ? Sourit-elle.
- J'vais pas bouder mon plaisir... reconnut-il, et puis la gamine méritait pas ça.
- C'est vrai qu'il lui a brisé le cœur, ajouta-elle avec une pointe de tristesse. Elle était en train de tomber amoureuse de lui je pense.
- Exactement.
- Mais dis donc, prit-elle un ton moqueur. Tu deviendrais pas un peu sentimental ?
- Pitié Sib... sa tête tristoune tue toute l'ambiance !
- C'est ça oui, répliqua-t-elle nullement dupe. »
Elle pouvait lire derrière l'attitude débonnaire de Murdock son attachement à Anak, un peu comme s'il l'avait adopté comme membre de son équipage et la défendait à sa manière de ce qui avait pu ou pouvait la blesser. Il pouvait bien faire mine d'y trouver un malin plaisir, elle savait que ce n'était pas la seule motivation derrière ses pics envoyées à Valérian.
« Murdock, Sibéal. »
Ils se retournèrent et découvrirent Yakta dans la pénombre. Elle avait grimpé jusqu'au pont du navire en silence. Sa mine grave alerta Sibéal. Il était arrivé quelque chose.
« Qu'est ce qu'il s'est passé ? Demanda-t-elle vivement, est-ce que tout va bien ?
- Tout le monde va bien, assura Yakta, je ne suis pas venue pour ça.
- Vous avez trouvé quelque chose sur le site ? lâcha Murdock, un indice ? »
Elle secoua la tête, s'assit sur le cockpit du ponton. Déstabilisés par son attitude fermée, Murdock et elle la rejoignirent en silence. Yakta tenait ses mains fermement serrées l'une dans l'autre sur ses genoux et les fixait comme si elle cherchait ses mots. Sibéal et le demi-main échangèrent un coup d'œil circonspect.
« ça ne marche pas, finit-elle par lâcher. »
Elle releva enfin son visage, ses yeux sombres se plantèrent dans ceux de son capitaine avec détermination. Il arqua un sourcil interrogatif.
« On patauge depuis des semaines à Dakar, ça ne donne rien.
- On n'en sait rien, temporisa Sibéal, on n'a pas encore fini.
- Quelles sont les probabilités que ça soit l'une des deux restantes ? Coupa-t-elle fermement. Très faible.
- Tu veux laisser tomber ? s'étonna Murdock, ça te ressemble pas. »
La Sioux serra la mâchoire, comme si la remarque la heurtait personnellement. Sibéal la dévisagea sans comprendre. Était-ce la venue de sa famille pour son anniversaire qui l'avait rappelé à son rôle de mère qu'elle avait laissé entre parenthèses depuis trop longtemps ?
« ça ne sert à rien de nous acharner, affirma-t-elle, ça ne donne plus rien.
- La malédiction est vraie, les sirènes et... Il y a forcément quelque chose qu'on a loupé, fit Sibéal. On peut peut-être tout revoir et...
- Non. C'est fini, asséna-t-elle.
- De quoi tu parles ? lâcha Murdock en se penchant vers elle et posant ses coudes sur ses cuisses. »
Yakta scruta les yeux de son capitaine, avant de lâcher avec force :
« Notre association n'est plus fructueuse. Il vaut mieux qu'on arrête là.
- Tu veux qu'on se sépare ? Explicita-t-il distinctement.
- On a besoin de changer de perspective, ça ne donne plus rien présentement, acquiesça-t-elle.
- Être ensemble est ce qui nous a permis d'avancer, rappela-t-il.
- En effet, et je ne le nie pas. Mais ça ne fonctionne plus, alors autant en finir. »
Sibéal la fixa avec sidération. Elle décocha un regard à Murdock qui semblait aussi désarçonné qu'elle. Yakta n'avait donc jamais évoqué cette possibilité avec lui, elle leur lâchait juste cette bombe avec détachement, comme ça. Sans raison autre que le patinage de leur avancement dans les recherches.
« Je ne veux plus perdre mon temps, ajouta-t-elle froidement.
- En se partageant le travail on gagne du temps, répliqua sèchement Murdock, tu veux bien me dire ce qu'est réellement le problème là ?
- Est-ce que je n'ai pas été assez claire ?
- Limpide. Qu'est-ce qui te pousse à prendre aussi brusquement cette décision ?
- Rien, ça fait un petit moment que j'y pense. »
Un petit moment ? Sibéal se demanda si Anak le savait. Elle n'avait rien remarqué de différent chez son amie, elle n'avait pas dû être mise dans la confidence. Yakta avait pris cette résolution de manière unilatérale sans consulter ni son partenaire ni son second. C'était étrange venant de la part d'une personne aussi pondérée et réfléchie.
« Est-ce que c'est parce que ta famille... commença-t-elle doucement.
- Ma famille me manque en effet, coupa-t-elle, c'est l'une des raisons qui me pousse à faire ce choix.
- Mais tu n'abandonnes pas non plus, conclut Murdock, simplement tu veux plus collaborer avec le Mod.
- Vous avez été utiles à notre entreprise autant que possible. Maintenant il faut aller de l'avant.
- Utiles ? Cracha-t-il, t'es sérieuse là ? »
Sibéal porta la main sur l'avant bras de Murdock, lui signifiant implicitement de contenir sa colère. Il pouvait voir, tout comme elle, que Yakta ne reviendrait pas sur sa décision. Elle avait mûrement réfléchi.
« Et... et qu'est-ce que vous allez faire maintenant ? Demanda-t-elle.
- Nous n'avons pas encore décidé.
- Ou tu veux juste pas nous le dire puisqu'on est à nouveau rivaux, c'est ça ? Marmonna-t-il.
- Non. On vous enverra les photos de ce qu'on a trouvé sur le site, vous pourrez les étudier. Et on sera quitte. »
La sentence sonna gravement, chiffonnant le cœur de Sibéal. Elle s'était habituée à la présence d'Anak, de Mohvo et de Wanda. Elle avait presque l'impression qu'ils formaient tous une petite communauté solidaire. Les quitter aussi sèchement et de cette manière... Elle voulait au moins leur dire au revoir.
« Est-ce qu'Anak... murmura-t-elle.
- On va partir ce soir, coupa Yakta. »
Sa remarque lui porta un coup au cœur. Comment ça ils allaient partir tout de suite ? Elle pouvait tout de même aller dire au revoir à Anak ! C'était devenue quelqu'un de proche, quelqu'un sur qui elle savait pouvoir compter, avec qui elle pouvait rire et en qui elle avait confiance. Une amie à qui elle avait confié ses secrets. Elle ne voulait pas la voir partir comme une voleuse, la quitter comme ça. Anak ne le voudrait pas non plus. Murdock porta sa main sur la sienne, et serra gentiment ses doigts.
Il darda son attention sur Yakta avec fermeté.
« Très bien, lâcha-t-il. Si c'est ce que tu veux, alors très bien.
- Parfait, hocha-t-elle la tête avant de se lever. »
Elle ne semblait pas particulièrement satisfaite, elle restait complètement stoïque. Sibéal resta muette et blessée. Pourquoi montrait-elle autant de distance et d'indifférence ?
« Et la poiscaille on en fait quoi ?
- Laureline a décidé qu'il était préférable que Fran et Valérian restent avec vous.
- Ils sont au courant ? fronça-t-il les sourcils.
- Ils ont apparemment les moyens de communiquer entre eux, répondit-elle avant d'ajouter, vous pouvez garder votre part de l'avance. Vous l'avez gagné. »
Il acquiesça la mâchoire serrée. Médusée, Sibéal le regarda se lever pour tendre la main à Yakta. La Sioux le contempla avec un air étrange avant de venir la lui serrer.
« Bon vent, lâcha-t-il froidement. »
Elle eut un petit signe du menton et Sibéal la regarda quitter le navire sans rien ajouter. Elle resta statufiée, la tête pleine de questions tourbillonnantes. Alors tout ça n'allait pas au-delà de la simple alliance de circonstances pour Yakta...
« Mais... se redressa-t-elle pour se planter près de Murdock, ça n'a pas de sens.
- Elle a pris sa décision, haussa-t-il des épaules, elle a peut-être raison. On est dans une impasse.
- Et à chaque fois que ça a été le cas, on a réussi à en sortir ensemble, insista-t-elle.
- Je suis d'accord Sib, mais si elle veut plus travailler avec nous, je peux pas vraiment la forcer. »
Il lui serra gentiment la main, Sibéal secoua la tête éberluée.
« Mais Anak n'aurait jamais accepté de partir sans nous dire au revoir !
- Ouais... reconnut-il, après c'est sa capitaine…
- Yakta est juste, pas cruelle.
- Ouais... »
Il avait la mine songeuse, fixant la silhouette de Yakta disparaître sur le ponton.
« Tu penses qu'elle a trouvé quelque chose... et qu'elle veut nous le cacher ?
- Non, c'est pas son genre, secoua-t-il la tête.
- Mais alors... pourquoi ? »
Il secoua la tête, elle serra fermement ses doigts entre les siens. Il devait y avoir une explication. Elle refusait ces excuses. Tout ça ne collait pas. Murdock échangea un regard avec elle. Il n'y croyait pas lui-même comprit-elle. Ils restèrent silencieux et perplexes, plantés l'un à côté de l'autre sur le pont.
« A TAAAAAABLE, beugla Nialh. Ça va refroidir ! »
OoOoOo
« Comment ça ils nous larguent ? s'exclama Nialh. »
Assis sur la banquette, le tablier encore autour des hanches, il dévisageait avec sidération Murdock appuyé sur la kitchenette. Son frère répétait la même question à quelques variations près à la face de son capitaine sans réussir à intégrer l'information. Sibéal, mutique, envoyait message sur message à Anak sans recevoir la moindre réponse. Ils ne pouvaient pas avoir déjà quitté le réseau de Dakar, si ? Elle était tentée de les contacter par radio, d'avoir le fin mot de cette histoire. Mais Yakta ne voudrait sûrement pas ouvrir le canal pour lancer d'inutiles négociations. Dépitée, elle fixait l'écran de son téléphone dans l'attente d'un signe de la Sioux.
« C'est n'importe quoi, Wanda m'a rien dit ! Asséna-t-il. Non mais d'où ça sort ça hein ?
- Nialh ! s'agaça Oriag, tu peux arrêter cinq minutes ? Ça ne changera rien à la situation.
- Parce que tu le prends bien toi ? S'énerva-t-il. Tu t'en fous d'eux de toute façon !
- Je ne m'en fous pas d'eux, grinça-t-elle, et je ne comprends pas la décision de Yakta...
- Alors pourquoi tu restes calme bordel ?!
- Ça changera rien de vociférer Nialh, tenta-t-elle de calmer la discussion. Autant respecter son choix.
- Ils nous cachent quelque chose, s'énerva-t-il, sinon pourquoi elle nous lâcherait comme ça...
- Tu ne penses pas réellement ça, souffla Sibéal. »
Nialh échange un regard avec elle. Non, il ne le croyait pas non plus. Il était blessé et énervé, il disait tout ce qui lui passait par la tête pour tenter de trouver une explication rationnelle à ce revirement de situation.
Apollo descendit les marches jusqu'au carré. Il avait la mine déchirée, et serrait son téléphone dans sa main sans rien dire. Elle discernait des larmes frustrées retenues dans ses yeux. Elles lui brisèrent le cœur. Chad n'avait pas décroché. Son expression dévastée sembla rallumer la colère de Nialh qui brandit sa main furieusement en direction de son meilleur ami.
« Alors quoi, l'autre enfoiré ghost Apollo et tout le monde trouve ça normal !? Okay, c'est un connard fini m'enfin il aurait eu un minimum de décence pour son mec, non ?! »
Apollo passa maladroitement sa main sur ses yeux, et s'assit à côté d'elle. Sibéal lui serra l'avant-bras avec compassion. Il avait les yeux vissés sur son téléphone. Les bras croisés, Murdock coupa court sèchement aux éclats de voix.
« Va falloir faire avec maintenant.
- Et qu'est-ce qu'on fait maintenant ? demanda Oriag.
- On a pas fini, il reste deux cités sur la liste. »
La navigatrice hocha la tête, Nialh ravala sa colère et tourna les talons pour entraîner Apollo à sa suite. Sibéal savait que derrière son air furibond il allait consoler son meilleur ami loin des regards indiscrets de Fran et Valérian. Sibéal s'approcha de la gazinière pour lancer machinalement la bouilloire.
« Et qu'est-ce qu'on fait des sirènes ?
- Euh... on est là hein, tenta Fran.
- En passager non désiré, rappela Oriag.
- Ils vous ont dit quelque chose vos copains sur le Yak ?
- Non, précisa Valérian. »
Murdock plissa les yeux, dubitatif, pour scruter l'expression du triton. Ce dernier semblait avoir surpassé l'étonnement mais paraissait aussi incertain de la marche à suivre. Après tout, sa jumelle était partie avec son navire à la suite de Yakta. Lui et Fran dépendaient du bon vouloir de Murdock.
« Tant qu'on vous jugera utiles, lâcha-t-il, vous pouvez rester. »
Elle acquiesça machinalement à la réponse du demi-nain avant de murmurer qu'elle allait préparer une cabine. Elle toqua doucement à la porte de la cabine d'Apollo. Son frère tapotait gentiment le dos du bantou, celui-ci assis piteusement sur le rebord de son lit. Elle tendit un tasse de thé qu'il prit poliment mais sans envie.
« Faut laisser une cabine pour Fran et Valérian, souffla-t-elle à son frère, tu veux partager la mienne ? »
Il hocha la tête, souriant gentiment à l'ex-militaire. Cette scène, il l'avait déjà joué plusieurs fois hélas.
« Ya forcément une explication Polo, assura-t-il.
- Chad ne t'aurait pas laissé dans le vent comme ça.
- Ah ouais ? Marmonna-t-il sans conviction. »
Sibéal ne pouvait pas contredire cet état de fait. Elle n'en savait rien, Nialh non plus. Chad les ignorait la plupart du temps, ne daignait leur accorder de l'attention que s'il était réellement obligé. Ils voulaient simplement lui remonter le moral. Mais parce qu'elle savait laisser parfaitement indifférent Chad, elle pouvait dire que ce n'était pas le cas d'Apollo. Il ne le lui aurait pas fait ça. Elle l'espérait de tout son cœur. Il devait y avoir une raison.
Son téléphone dans la poche arrière de son jean restait silencieux à cette question.
OoOoOo
Ils étaient sur le pont des préparatifs depuis tôt ce matin. Ils s'activaient pour que le Modsognir puisse quitter Dakar en début d'après-midi et rallier le premier site puis le second dans la foulée. Apollo et Oriag étaient partis faire leur au-revoir à leur famille avant d'aller acheter au marché toutes les victuailles nécessaires. Nialh, accompagné de Fran et Valérian étaient partis faire le plein d'essence et d'eau. Sibéal revenait de la capitainerie après avoir réglé ce qu'ils devaient au port de Dakar pour le stationnement du Mod. Elle vérifia qu'elle n'avait pas reçu de message, mais à part celui de Gauvain tard dans la nuit il n'y avait rien eu de la part d'Anak. Elle était désormais hors de portée du réseau et ne lui répondrait plus avant d'avoir atteint un port.
Dépitée, elle grimpa vivement sur le voilier. Elle se glissa dans le carré où Murdock traçait la route la plus rapide à emprunter pour aller vers leur première destination. Elle rangea le portefeuille du navire dans la table de navigation avant de s'atteler à vérifier les instruments. Elle glissa un regard insistant au demi-nain avant de briser le silence avec fermeté :
« Anak ne nous aurait pas laissé comme ça.
- Elle a peut-être pas eu trop le choix...
-Sans même un message ?
- Ils sont hors de portée, rationnalisa-t-il.
- Et avant ?
- Plus de batterie ? Avec elle t'sais... »
Elle se tourna franchement vers lui en haussant les sourcils. Il poussa un soupir, jeta son stylo sur la carte étalée devant lui. Elle rapprocha la chaise de la table, posa ses coudes sur la table pour le fixer. Il semblait aussi perplexe qu'elle. La nuit ne leur avait apporté aucune explication de plus que celle donnée par Yakta. Il fallait se résoudre à l'accepter comme telle, la Sioux pensait qu'elle était plus à même d'avancer sans eux. Elle les avait jugé et décidé qu'ils étaient un poids mort qui la ralentissait. Ce n'était pas agréable, difficilement acceptable mais vraisemblablement la vérité.
« Les deux sardines là, commença-t-il songeur, t'en penses quoi ? »
Sa question fit éclater sa bulle de pensées, elle haussa les épaules et laissa aller sa joue dans la paume de sa main.
« Je ne sais pas, je ne comprends pas ce qu'ils veulent. Ils ont tout à gagner à laisser la malédiction advenir. Pourquoi aider ceux qui ont perpétré le génocide de leur espèce ?
- Ils nous cachent un truc.
- Tu penses pas ?
- Si, mais j'pense pas qu'on soit en mesure de savoir ce que c'est tant qu'ils l'auront pas décidé.
- Tu crois qu'ils sont une menace ? Murmura-t-elle lentement, je veux dire... il faut pas mettre de côté cette option, si ? Tu penses qu'ils attendent le bon moment pour nous saborder ? »
Murdock se gratta pensivement la barbe.
« Non. S'ils étaient une menace, ils nous auraient torpillé plus vite. Ils gagnent rien à faire traîner les choses.
- Peut-être qu'ils ont un regain de conscience et veulent nous laisser la possibilité de juste échouer sans avoir à nous arrêter eux-même ?
- Peut-être, acquiesça-t-il. Faudra les garder à l'œil. »
Elle acquiesça, songeuse. Elle avait beau tourner la chose dans sa tête, quelque chose clochait, ne collait pas tout à fait. Il manquait une information pour que le puzzle s'emboîte parfaitement. Et maintenant qu'Anak était partie, la pièce semblait avoir disparu avec elle.
« Anak disait qu'on pouvait leur faire confiance.
- Ben jusque là elle a eu raison la gamine. »
Autant continuer, elle ne les avait jamais trompé. Et même si elle était de nature confiante, et peut-être un brin naïve, il soulevait un point fort : elle avait toujours eu raison jusque-là. Sibéal songea tristement à la Sioux. Elle se demandait quand est-ce qu'elle pourrait lui parler à nouveau. Elle avait été la première à croire avec elle à la malédiction, la première à avoir fait confiance au Modsognir. La seule qui avait bravé la tempête pour sauver son frère. Elle s'était habituée à être avec elle. Sa présence lui manquait déjà...
« T'inquiète, lâcha Murdock, dès qu'elle le pourra elle nous rabattra les oreilles d'excuses. »
Sibéal leva les yeux sur lui, et eut un faible sourire. Il glissa doucement sa main vers elle pour en recouvrir la sienne. Il caressa ses doigts du bout du pouce. Une onde de chaleur délicieuse infusa en elle. Ce n'était pas amical. Elle le savait, il le savait. Ils ne pouvaient plus faire semblant que ça l'était. Sa poitrine se serra tristement.
« Murdock, souffla-t-elle. C'est pas... c'est pas bien. »
Il détourna son attention de la carte sur elle sans rien dire. Il savait forcément de quoi elle parlait. Il n'ajoutait pourtant rien, comme pour la forcer à mettre des mots sur tout ça. Elle avala difficilement sa salive.
« Je peux pas faire ça. Je...
- Comment ça, tu peux pas ? demanda-t-il brusquement.
- Ben je…
- On s'en embrassé Sib, tu peux.
- Je suis avec Gauvain et...
- Et alors ? secoua-t-il avant d’ajouter tendrement, C'est pas Gauvain le sujet, c'est toi et moi.
- Mais... il fait partie de l'équation lui aussi, secoua-t-elle la tête. Je peux pas juste... juste l'évacuer comme ça ce n'est pas bien. »
Sa main était toujours sur la sienne, la chaleur de sa paume prenait des allures de brûlure.
« Alors quoi ? Me dis pas que t'en as pas envie. »
Elle sentit une rougeur lui monter aux joues tandis qu'il la fixait avec insistance comme s'il pouvait la transpercer du regard. Il l'avait senti aussi bien qu'elle. Elle ne pouvait pas mentir, et puis… elle ne voulait pas lui mentir.
« Tu sais bien que si, avoua-t-elle, c'est... c'est ça le problème. J'en ai envie.
- Alors pourquoi ? murmura-t-il doucement. Pourquoi tu le quittes pas Sib ? »
Son ton lui laboura douloureusement la poitrine. Elle s'accrochait désespérément à la reconnaissance d'une forme de compréhension de sa part mais son regard était buté et intransigeant. Il la laissa décontenancée et horriblement déchirée. Elle sentait qu'il lui glissait entre les doigts, ce constat la faisait paniquer.
« Tout ça c'est impulsif et spontané et je... je lui ai laissé une deuxième chance, avoua-t-elle péniblement, et j'ai... j'ai pas le droit de lui faire ça. Moi aussi j'ai donné une chance à notre relation et... ça fait un an qu’on est ensemble... je peux pas juste... juste laisser tomber.
- Laisser tomber ? grinça-t-il, c'est lui qui t'a laissé tomber j'te signale.
- Tout le monde peut faire une erreur, murmura-t-elle d'une voix étranglée, moi aussi j'ai...
- On a pas couché ensemble, lâcha-t-il sèchement, c'est pas la même chose.
- Je sais. »
Elle voulait enfouir son visage entre ses mains pour fuir son regard. Elle voulait arrêter cette conversation, arrêter ce qu'elle était en train de briser. Mais elle ne pouvait pas rester comme ça, dans cet entre-deux où elle trahissait Gauvain. Il ne méritait pas ça et elle avait promis. Elle aussi avait voulu donner une chance à leur couple de dépasser tout ça, retrouver l’équilibre familier sur lequel ils avaient construit leur relation depuis une année.
« Je vais rester avec lui, murmura-t-elle lentement. Mais on... on pourra toujours être amis, hein ?
- Tu vas rester avec lui... répéta-t-il sidéré. »
Elle releva lentement le visage. Son expression blessée la torpilla. Elle lui révélait ce qu'elle ne pouvait pas concevoir. Ils ne pourraient plus être amis. Cette perte lui coupa le souffle. Des excuses incohérentes et un intense sentiment de regret se bousculaient sur ses lèvres. Elle sentit des larmes lui brûler les yeux. La main de Murdock se retira de la sienne.
« Donc tu préfères donner une nouvelle chance à ce connard plutôt qu'à nous deux ? lâcha-t-il avec colère.
- Tout le monde mérite une seconde chance, chuchota-t-elle.
- Une seconde chance ? Une seconde chance ? »
Il partit dans un éclat de rire froid. Elle se recroquevilla sur elle-même.
« Deuxième chance Sib ? Putain mais on parle plutôt d'une dixième chance ! »
Elle se figea, le dévisagea. Elle s'entendit murmurer d'une voix blanche.
« De quoi tu parles ?
- De quoi je parle ? De quoi je parle ? »
Elle avait peur de comprendre, son souffle était comme ravalé depuis sa bouche jusqu'au creux de son palais. Il restait bloqué en travers de sa gorge comme pour l'étouffer.
« Donc il t'a dit pour la dernière mais pas les précédentes c'est ça..., lâcha-t-il sardoniquement, quelle classe ce mec vraiment.
- Ce n'était pas la première fois ? murmura-t-elle d'une voix blanche. »
Il ne nia pas, la mâchoire serrée. Elle le fixa, statufiée. Quelque chose se fissurait en deux avec une intolérable lenteur. Une certitude se cloua dans son cœur avec violence. Il disait la vérité.
« Et toi... toi tu... tu savais? »
Sa voix se brisa, tempérant aussitôt la colère de Murdock. Il prit tout à coup une mine désolée. Oh. Il savait. Il savait depuis longtemps. Une spirale infernale la faisait tournoyer, l’engloutissait toute entière.
« Tu... tu ne m'as rien dit. Tu savais et tu... tu m'as laissé... tu m'as laissé... »
Un hoquet lourd l'empêcha de finir sa phrase. Son souffle devenait erratique. Elle plaqua sa main contre sa poitrine pour essayer de retrouver un semblant de respiration, pour contenir ses larmes.
« Sib...
- Il s'est foutu de moi pendant combien de temps ? éclata-t-elle vivement. Des semaines ? Des mois ? Depuis le début ? Et toi tu savais ? »
Il resta mutique, comme figé par son expression dévastée. Depuis le début ? Murdock ne lui avait rien dit, il... il l'avait laissé donner en sachant qu'elle ne recevait rien en retour. Il l'avait regardée être humiliée, tournée en ridicule, l'avait regardé être prise pour une abrutie, pour une potiche. Il l'avait regardé pardonner. Il n'avait rien dit. Cette pensée lui donnait le vertige, elle se redressa vivement.
Il eut un geste dans sa direction, comme pour la retenir.
« Je suis désolé, murmura-t-il. Je voulais pas te faire de la peine. »
Sa vision était brouillée par les larmes retenues difficilement. Elle ne trouva rien à dire à cela. Elle était blessée, plus encore qu'en entendant la voix de cette fille à l'autre bout du fil. Elle tremblait de tout son corps de sidération, de colère, de douleur.
« Moi aussi, souffla-t-elle péniblement, moi aussi je suis désolée. »
Elle tourna les talons, remonta l'échelle jusqu'au pont. Elle resta un instant hagard, avant de descendre à terre. Elle erra de longues minutes sans but sur le quai. L'air marin l'étouffait, la harcelait. Elle voulait hurler, détruire quelque chose. Perdue et secouée, elle s'assit sur une pierre de la digue. Ses oreilles bourdonnaient de mots, de questions. Elle n'arrivait pas à croire que Gauvain lui ait menti ouvertement, que Murdock ait menti par omission. Les sanglots éclatèrent avec violence, elle enfouit son visage entre ses mains. Sa gorge était si nouée, elle avait du mal à respirer autrement que par de longs sifflements entrecoupés de larmes. Elle ne savait plus quoi penser, elle ne savait plus... Elle trouva son téléphone, appuya sur le deuxième numéro dans ses contacts.
« A... Anak..., gémit-elle avant de sangloter, je sais que... je sais que tu peux sûrement pas... »
Elle hoquetait sans s'arrêter, passa sa main sur sa bouche pour contenir ses tremblements.
« Ra-rappelle-moi qu-quand... quand tu peux d'acc-d’accord ? »
Sa voix s'éteignit avant qu'elle n'ai coupé le contact. Elle resta étourdie de larmes sur le rocher, son téléphone pendant le long de son corps. Elle repassait sans cesse la conversation dans sa tête, et le film de sa relation avec Gauvain. Il s'en foutait d'elle, il s'en était toujours foutu. Et Murdock qui savait... Elle repartit dans un sanglot.
« Sibéal ? »
Elle leva le visage, les contours de la silhouette de son frère se dessinèrent devant elle.
« Qu'est-ce qu'il est arrivé ? Tu vas bien ? »
Elle secoua la tête, bégaya avec incohérence les noms de Gauvain et Murdock. Il l'encercla aussitôt de ses bras, frottant son dos de sa main avec douceur.
« ça va aller, assura-t-il contre ses cheveux. »
OoOoOo
Elle avait jeté au hasard des vêtements dans son sac de voyage, ils formaient une boule informe dont elle ne savait pas s'il y avait assez ou trop. Elle referma la fermeture éclair. Ses yeux glissaient sur les rebords de chaque meuble et le fatras de livres et de magazines. Elle se rendit compte, soulagée et amer, que Gauvain et elle n'avaient jamais partagé sa cabine sur le Mod. On toqua à la porte, elle se retourna pour voir son frère dans l'encadrement. Il avait enfilé sa veste en jean et portait son grand sac à dos. Elle fronça les sourcils.
« Qu'est-ce que tu fais ?
- J'nous ai pris des billets pour le prochain ferry, répondit-il en pianotant sur son téléphone.
- Nialh... c'est pas la peine de m'accompagner. Tu devrais rester.
- J'vais pas te laisser y aller toute seule, secoua-t-il la tête, tu peux gérer ce connard toute seule mais moi je dois m'occuper de ma sœur. »
Un faible sourire se découpa sur son visage bouffi. Elle hocha la tête, il s'empara des anses de son sac sans relever et l'entraîna à sa suite.
« Le bateau part dans moins d'une heure. Faut qu'on se grouille. »
Elle eut un instant de recul au moment de devoir traverser le carré pour rejoindre le pont. Elle imaginait le poids de leur regard, là à la décortiquer à avoir pitié d'elle. Elle avait douloureusement honte. Ils étaient tous là, prêts à partir pour l'avant-dernier site archéologique. Fran et Valérian en retrait, échangeaient des regards comme s'ils pouvaient commenter ce qu'il se passait sans avoir à prononcer le moindre mot. Oriag interloquée, la dévisageait sans comprendre. Apollo proposa de porter son sac jusqu'au quai, elle secoua la tête gentiment. La navigatrice prit son frère à part, cherchant à lui extorquer des réponses pour faire sens. Il se contenta de lui expliquer qu'il allait rallier Tønsberg pour prendre le premier ferry pour rejoindre Bleá Cliath sans préciser pourquoi malgré le questionnement à mi-mot.
Murdock s'approcha lentement d'elle, elle évita de le regarder. Un écho douloureux résonnait au creux de son ventre.
« Sib, écoute... je voulais pas te le dire comme ça. »
Elle hocha faiblement la tête, le cœur au bord des lèvres. Si elle repensait à ça maintenant, elle allait fondre en larmes devant tout le monde. Le visage crispé elle ravala tout au fond de sa gorge. Il ébaucha un geste vers elle avant de le retenir avec une mine sombre. Son murmure lui parvint difficilement.
« Tu vas revenir ? »
Elle fut surprise de sa question. Elle releva les yeux et hocha la tête lentement. Les traits du visage de Murdock se détendirent aussitôt. Elle n'arrivait pas à croire qu'elle n'avait rien vu, qu'elle n'avait pas compris. Il savait bien cacher son jeu, constata-t-elle.
Son frère lui toucha gentiment le bras, elle eut un signe de menton pour Murdock et salua les autres d'une voix éteinte. Peu importe ce qu'ils pensaient. Elle emboita le pas à Nialh, et ils les laissèrent pour rejoindre le quai. Elle eut un pincement au cœur de quitter le Modsognir comme ça.
Elle se détourna, son frère la pressait. Le ciel était saturé de nuages, le vent prenait de l'ampleur. La traversée n'allait pas être reposante. Ils durent se presser jusqu'au pont en eau profonde. Le ferry avait presque fini l'embarquement, ils durent courir jusqu'à lui. Son frère s'occupa de l'enregistrement et de la vérification de leurs papiers d'identité.
« Okay, c'est bon. »
Il les conduisit sur le pont supérieur, et leur trouva deux places parmi la foule de voyageurs et de valises. Elle s'assit, les yeux hagards. Depuis combien de temps n'avait-elle pas emprunté ce moyen de transport ? Elle était habituée à vivre sur un bateau mais là c'était comme si on l'avait sorti de sa zone de confort.
« Je vais nous chercher un truc à boire, fit Nialh. J'reviens okay ?»
Il laissa leurs bagages sur son siège avant de s'éloigner. Les pleurs du bébé derrière elle s’appaisaient. Le ferry se mit à vrombir et sortit du port avec lenteur. On ne sentait presque pas la houle. Les vagues se brisaient contre la coque sans faire frémir ses passagers et son équipage. Seul le vent mugissait contre la verrière, charriant des nuages grisâtres. Son livre ouvert devant elle, Sibéal s'allongea en travers de son siège et posa sa joue sur le sac de Nialh.
Le bercement régulier du ferry finit par l'emporter dans le sommeil.
OoOoOo
Nialh et Sibéal étaient arrivés tard, par le dernier bateau de nuit. Ils avaient débarqué dans une ville endormie depuis longtemps, mais elle savait que dans le quartier Amhráin on chantait jusqu'au lever du soleil tous les jours de l'année. La pierre sombre des bâtiments, les arcades en bois du cœur historique et les pavés de la rue haute tranchaient avec les couleurs chaudes de Dakar. Ça lui paraissait une éternité, ce n'était pourtant que ce matin. Ils étaient devant l'une des salles de spectacle les plus prisées de ce côté-là de Bleá Cliath, le Finnighan's wake.
« Il donne un concert là ?
- Oui, c'est ce qu'il m'a dit la dernière fois.
- C'te petite merde, marmonna-t-il. Tu veux que j'reste ?
- Tu ne pourrais pas t'empêcher de mettre ton grain de sel.
- Il mériterait un poing dans sa gueule, argua-t-il. »
Elle eut un rire creux.
« Tu n'as jamais su te battre Nialh. »
Il eut une petite moue, haussa les épaules.
« Peut-être mais il verrait pas le coup venir. »
Il lui arracha un sourire, elle secoua la tête et lui tendit son sac de voyage et les clés de son appartement. Il soupira sans rien ajouter. La lumière des lampadaires donnait des éclats ambrés à sa chevelure.
« Tu m’appelles si t'as besoin, okay ?
- Oui, attends-moi à l'appartement. »
Il déposa un baiser sur le sommet de son crâne, lui serra l'épaule et tourna les talons. Elle le regarda disparaître au coin de la rue et s'appuya sur le garage à vélo en frissonnant. La température à Bleá Cliath était beaucoup plus fraîche que celle du sud des Archipels. Au moins, il ne pleuvait pas. Elle serra ses bras autour d'elle, se frottant les bras pour se réchauffer en gardant un œil sur la porte de la salle de concert. Le bruit sourd résonnait brusquement dans la petite place à chaque fois qu'elle s'ouvrait pour laisser entrer et sortir des fumeurs ou des couples empressés.
Elle se sentait vidée, comme si on l'avait étiré jusqu'à la corde pour ne laisser que la tension. Elle était fatiguée, fatiguée de tout ça. Elle voulait en finir.
La chevelure dorée de Gauvain apparut soudainement dans la lumière qui s'échappait de la salle. L'étui de sa guitare dans le dos, il riait, entouré des autres membres de son groupe. Elle reconnut Declan le batteur et Liv la bassiste. Elle s'approcha d'eux lentement, essaya d'organiser la conversation qu'elle avait jouée dans sa tête jusqu'ici et qui lui échappait un peu plus à chaque dernier mètre.
« Sibéal ! s'exclama Liv. Ben ça alors ! C'est une surprise ! »
Gauvain se tourna vers elle, un sourire éclatant lui barrait le visage. Elle le dévisagea, sentant rugir la vague de colère au fond d'elle. Il l'enlaça aussitôt, son nez rencontra son épaule et l'odeur qui s'en dégageait lui donnait envie de hurler, de le gifler. Il paraissait tellement en maîtrise, tellement honnête... pour lui c'était si simple de lui mentir, de l'humilier avec un sourire enjôleur et des excuses qui sonnaient vraies. Elle était une idiote.
« Qu'est-ce que tu fais là ? s'écria-t-il en s'éloignant, j'te croyais à Dakar !
- C'est trop cool que tu sois là, on allait prendre un verre ! Tu veux venir avec nous ? Proposa Declan.
- Non, secoua-t-elle la tête, si ça vous dérange pas je voulais...
- Aaaaaah, susurra Liv avec humour, on comprend ! Allez, on vous laisse vous retrouver les amoureux ! »
Elle avait envie de vomir. Liv et Declan, elle avait passé tant de soirées avec eux. Ils connaissaient Gauvain par cœur, ils passaient la moitié de leur temps avec lui. Est-ce qu'ils savaient ? Est-ce qu'ils savaient et continuaient d'entretenir ce mensonge ? Ils s'éloignèrent en leur faisant un petit signe amical, elle ne répondit pas à leur salut. Gauvain se tourna vers elle, approcha son visage du sien.
« Je suis tellement content de te voir, souffla-t-il. »
Elle le repoussa fermement, il eut un éclair de surprise. Vraiment ? Il ne se doutait pas de ce qui avait déclenché son irritation ? Il était donc persuadée qu'elle était aveugle et manipulable. Elle eut envie de le frapper pour lui faire comprendre.
« Qu'est-ce qu'il se passe ? Il t'es arrivé quelque chose ?
- Ce n'était pas la première fois, hein ? »
Il se figea, la dévisagea. Il savait de quoi elle parlait, il ne pouvait pas feindre la surprise. Elle eut envie d'éclater en sanglots amers, c'était tellement évident là à la lumière du lampadaire. Elle le voyait sur son visage, comme si ça avait été écrit sur son front. Elle avait été aveugle.
« Qui t'a dit ça ? demanda-t-il prudemment.
- Est-ce que ça a de l'importance ? Murmura-t-elle faiblement.
- J'ai le droit de savoir qui a balancé ces conneries ? S'exclama-t-il agacé.
- Tu vas pas démentir ? Fit-elle sidérée, ce qui t'inquiète c'est qui a balancé ?
- J'ai pas à démentir parce que c'est de la merde, lâcha-t-il. Qui c'est qui t'a inventé cette histoire ?
- Murdock. »
Il eut une grimace.
« Et qu'est-ce qu'il en a à foutre de notre relation ce fichu nain ?
- C'est vrai, hein ?
- Tu le crois lui plutôt que moi ? Lâcha-t-il heurté.
- Pourquoi tu ne réponds pas à la question ? S'irrita-t-elle.
- Sibéal, je suis venu de trouver au fin fond des Açores pour te demander une seconde chance, parce que je t'aime.
- Tu m'aimes ? Répéta-t-elle, tu m'aimes et tu m'as menti ! Tu m'as juré aux Açores que ça avait été une erreur !
- Ça l'était ! Bon sang, combien de fois il va falloir que je le répète, s'énerva-t-il, c'est avec toi que je veux être !
- Une seule erreur ! »
Son expression blessée, furieuse coupa net la réplique de Gauvain. Il passa machinalement sa main dans ses boucles blondes. Son cœur se gonfla de colère, elle savait qu'il ne dirait pas la vérité. Seulement lorsqu’il serait dos au mur. Il n'avait même pas la décence de lui accorder au moins ça. Son regard se voila.
« J'ai embrassé Murdock. »
Il la dévisagea avec sidération, et se dressa de toute sa hauteur furieusement. Sa voix claqua dans l'air avec brutalité.
« Pardon ?
- Tu ne veux pas être honnête. Une relation ça soit se bâtir sur la confiance et l'honnêteté. Voilà, je suis honnête.
- Et quand est-ce que t'allais me le dire que tu te tapais ton capitaine dans mon dos?
- Je n'ai jamais couché avec lui, corrigea-t-elle avec fermeté, ce... ce n'est arrivé qu'une fois et je... je lui ai dit que je voulais nous donner à nous une chance.
-Ben me voilà rassuré tiens !
- Au moins je suis honnête ! Parce que... parce que j'ai un minimum de considération pour ce qu'on a vécu et pour toi. Toi tu préfères continuer à me mentir.
- Sibéal, fit-il gravement, il t'a sorti ça pour briser notre couple. »
Elle sentait les larmes poindre furieusement derrière ses yeux, ses paupières papillonnèrent pour les contenir.
« C'est tout ce que tu as à me dire, alors ? Tu... tu vas pas me dire la vérité ? sa voix s'étrangla dans sa gorge.
- Est-ce que tu romps avec moi ? cracha-t-il furieusement, pour te donner bonne conscience et aller te mettre avec lui ? Moi je veux qu'on soit ensemble, Sib. C'est pas ton cas ! »
Sa remarque lui fit l'effet d'un uppercut dans la mâchoire.
« Je ne peux pas être avec une personne qui se fout de ma gueule, lâcha-t-elle. Je mérite mieux que ça !
- Et moi, hein ? T'es jamais là, tu vis ta vie de ton côté et tu reviens quand ça te dit de me voir.
- Tu savais avant qu'on se mette ensemble ce que je faisais dans la vie...
-Ouais, j'le savais ! Et je me disais que parce que tu m'aimais tu serais capable d'aménager une place pour moi. Tu l'as pas fait.
- Je suis désolée, souffla-t-elle.
- Alors ouais, ouais ya eu d'autres filles, s'insurgea-t-il violemment, mais je m'en suis toujours fichu d'elles putain !
- Depuis le début ? Murmura-t-elle lentement.
- Non. Après le festival d'Izmir. »
Elle sentit enfin un souffle retenu dans sa gorge s'échapper d'entre ses lèvres. Ses épaules s'affaissèrent, sa colère était toujours là, rampante mais froide et lourde. Elle voulait juste pleurer maintenant, pleurer pour évacuer toute son humiliation, sa déception et sa blessure. Elle n'était pas exempte de fautes dans cette affaire, elle avait conscience de ça. Elle voulait juste se cacher pour panser sa honte et ses plaies en paix.
« Merci, souffla-t-elle. »
Il secoua la tête, son regard brillait d'une colère humide. Ses lèvres étaient serrées. Qu'y avait-il de plus à dire. Ils restèrent silencieux. C'était fini. Elle eut un mouvement sec du menton et tourna les talons. Elle n'avait plus une larme à verser. Son esprit était vide. Elle se demandait simplement qui savait en dehors de Murdock, quelle image ces gens avaient d'elle. Ses pas retrouvèrent son appartement. Elle grimpa les escaliers, une raie de lumière filtrait sous la porte d'entrée.
Dans le salon, elle trouva Nialh assis sur son petit canapé à côté de sa grande sœur. Elle eut un hoquet de surprise qui s'étrangla dans un sanglot. Elle tenta de ravaler l'émotion mais Eanna se pressa vers elle pour l'enfouir dans ses bras.
« Tu veux boire un truc chaud ? proposa-t-elle gentiment. »