Chapitre 34
Les trois minutes du palier de principe arrivèrent à leur terme et Anak battit de nouveau des palmes pour rejoindre la longue silhouette du Zodiac qui l’attendait quelques mètres plus haut. Elle creva la surface au niveau de l’échelle mobile et se hissa à l’intérieur du petit bateau à moteur sans que son pilote ne lui vienne en aide. L’ignorant comme il en avait coutume de faire avec chacun d’entre eux, celui qui portait le doux nom de Veirn -tout aussi doux que les traits de son visage, d’ailleurs- se chargea plutôt de remonter l’échelle. Elle préférait mieux qu’il l’ignore, d’un autre côté, l’alternative n’était que peu séduisante. Elle se rappela, la mâchoire serrée, comme il avait placé la lame d’un canif contre la gorge de Wanda tout en lui tenant les cheveux de l’autre. A ce souvenir, elle lui lança un regard empoisonné qu’il ne vit pas, trop occupé à regagner les commandes du Zodiac et de repartir plein gaz vers les deux navires, nettement plus gros, qui les attendaient plus loin.
Quant à elle, elle se défit avec lassitude de son masque et de ses bouteilles d’oxygène avant de s’affaler sur la banquette du véhicule aquatique. Ce site avait été profond et pour y accéder, elle avait dû rester sous la surface pendant pas moins de six heures. Elle était exténuée et son cerveau était alourdi dans son crâne, mou et fatigué. En outre, elle n’avait jamais plongé seule. Yakta avait toujours jugé que cela relevait de l’inconscience. Hélas, ce n’était plus Yakta qui dispensait les ordres ces jours-ci.
Les yeux braqués sur la silhouette de leur pauvre catamaran tenu en laisse, elle laissa ses pensées divaguer sur le visionnage des scènes qui les avaient menés à ce triste état. C’était délirant avec quelle brutalité le cours des choses avait changé pour elle et son équipage, sans qu’ils n’aient rien vu venir. Elle aurait pourtant dû reconnaitre le Kozak quand il s’était positionné le long du Yak, mais le bateau ennemi avait alors été en contre-jour et elle n’avait pas tout de suite soupçonné leurs intentions. Anak avait été alors sur ce même Zodiac, flottant calmement et attendant que Chad et Moh finissent leur plongée, et lorsqu’elle avait vu un bateau approcher, elle ne s’était doutée de rien. Ils n’étaient après tout pas les seuls sur la mer.
Mais au loin, après quelques minutes, elle avait vu de l’agitation qui reliait les deux bateaux et des ombres qui investissaient le Yak, et elle avait décidé de quitter sa position un court instant, juste histoire de s’assurer que tout allait bien sur le catamaran. Personne ne répondait au talkie-walkie et ce silence devenait inquiétant. Dés qu’elle avait quitté le Zodiac pour remettre un pied sur le Yak, un comité d’accueil l’attendait de pied ferme. Ce Veirn tenait Wanda par les cheveux et la gorge, menaçant de lui faire de mal au premier geste audacieux, et Yakta était froide comme la glace, plusieurs canons de revolver pointés sur elle.
Et juste comme ça, en l’espace de dix minutes, le Yak était tombé aux mains du Kozak. Ils voulaient la prime de Gojo et puisqu’ils n’étaient pas certains d’y arriver par leurs seuls moyens et que le Yak semblait toujours avoir un coup d’avance, Yakta et son équipage ouvriraient la voie à celui du Kozak. Anak ne les avait jamais envisagé comme une réelle menace jusqu’ici. Oui, certes, ils étaient sûrement derrière le sabotage du catamaran. Et ils furetaient où qu’ils aillent. Et même Nialh avait fait les frais de leurs manigances. Mais elle n’avait jamais imaginé que la situation puisse prendre un cours si dramatique.
Ils avaient troqués des monstres marins contre des monstres terrestres et Veirn n’avait pas l’air d’être le pire d’entre eux.
Quand celui-ci arrêta le moteur contre la coque du Kozak et qu’ils remontèrent tous les deux sur son pont, Anak en découvrit très rapidement la preuve. Dans un coin du carré du bateau, recroquevillée sur elle-même, Wanda tentait de se faire toute petite. Cependant, en entendant Anak arriver, la blonde releva le menton, dévoilant l’entièreté de son visage. Tout son côté gauche était voilé par un rouge qui tirait sur le violet, sa lèvre était éclatée et son oeil tuméfié. A cette vue, Anak en fit tomber tout son attirail et eut du mal à admettre l’évidence. Une boule se créait depuis son ventre et grimpait le long de sa trachée. Les yeux de Wanda se baignaient déjà de larmes quand le regard tremblant d’Anak se tourna vers un grand balourd à la grosse barbe brune et elle s’avança vers lui en criant :
“Qui a fait ça ?! Qui l’a frappée ! Vous n’avez pas le droit, bande d’ordures !”
Moh que, dans sa rage, elle n’avait pas vu travailler sur une petite table se leva pour la retenir par le coude et tenter de la calmer, mais Anak tremblait des pieds à la tête de fureur. Elle pouvait entendre les sanglots de Wanda qui lui déchiraient le cœur. Le gros balourd s’appelait Dani et un rictus lui déforma la mâchoire. Un gros fusil lui pendait à l’épaule mais il n’en avait pas besoin dans l’immédiat. Dressant le poing dans la clair intention de l’abattre sur Anak, il avançait vers elle quand une voix féminine l’arrêta :
“Dani, non ! On a besoin d’elle en un seul morceau, c’est une plongeuse.”
Dani rabaissa son poing avec résignation, non sans adresser un regard très clair à Anak. A charge de revanche. Les murmures rassurants de Moh furent la seule chose qui garda Anak sur place, s’accrochant à eux comme à la lumière d’un phare, elle reporta ses yeux sur Wanda qui plaquait ses deux mains sur sa bouche pour pleurer silencieusement. Leur pauvre médecin… comment avaient-ils pu lui faire ça.
“Au boulot, vous deux, reprit la femme, les vidéos ne vont pas s’étudier toutes seules. Et on a assez pris de retard comme ça.”
Il s’agissait de Vanessa, celle qui avait dupé Nialh pour essayer de lui soustraire des informations, elle était la seconde du navire. Moh entraina Anak jusqu’à la table qu’il avait délaissée, là où un ordinateur portable les attendait. Les épaules affaissées et la gorge douloureuse, Anak ne fit preuve d’aucune résistance. C’était peine perdue, après tout. Ils étaient armés et eux, non. L’injustice de la situation la révoltait mais elle ne pouvait que l'accepter. Le pire était certainement qu’ils les séparent. Pour garantir l’obéissance de Yakta, Ulmer, le capitaine du Kozak, retenait Wanda et Moh en guise d’otages, et maintenant qu’Anak voyait les traces sur le visage de Wanda, elle ne pouvait qu’imaginer le traitement qu’ils recevaient ici.
Elle adressa un regard désemparé à Moh, cherchant des traces similaires sur la peau de son petit-frère, et fort heureusement, elle n’en trouva aucune. Semblant comprendre, celui-ci attrapa l’une des mains de sa soeur pour la serrer et il voulut la rassurer :
“Ca va aller.”
Jusque-là, elle aussi y croyait mais tout s’était effondré avec le visage de Wanda.
“Au boulot, on a dit ! aboya Dani en donnant un coup de fusil dans le dossier de la chaise d’Anak. Et que ça saute !”
La sœur et le frère Freeman se tournèrent à contre-cœur vers l’écran de l’ordinateur qui était mis en pause sur la vidéo que Chad avait pris du site de Kosh. Moh actionna la touche Espace et la vidéo redémarra.
Troublée, Anak se pencha sur les vestiges d’un temple et de son dôme.
OoOoOo
L’après-midi était bien avancée lorsqu’Anak fut redéposée sur le Yak. Veirn monta à bord avec elle et rejoignit son camarade, Jasper, qui confortablement installée sur le sofa, pistolet sur les cuisses et boots sur la table, suivait un match de foot grâce à une radio portable. Anak fut alors libre de monter jusqu'au cockpit où elle retrouva Yakta et Chad. Dès qu’elle entra, la conversation cessa par précaution. N’importe qui pouvait faire irruption n’importe quand dans le cockpit, dorénavant. En la voyant, Yakta poussa un soupir de soulagement. La savoir partir pour une plongée compliquée en solitaire l’avait beaucoup inquiéter. Anak ne lui laissa pas l’opportunité de lui poser des questions sur son excursion aquatique et attaque aussitôt :
“Ils frappent Wanda.”
Ces simples mots jetèrent un silence aussi gros qu’un rocher qui les aplatit tous les deux. Yakta était comme figée et ce fut Chad qui réagit le premier :
“Comment ça ils la frappent ? Pourquoi ?
-Moh m’a dit que Dani, le gros barbu, avait fait des avances à Wanda qu’elle a… rejetés sans trop de diplomatie. Et ça ne lui a pas plu.
-Putain, Wanda…,” grogna Chad.
Mais Anak savait que la colère de Chad n’était pas dirigée vers leur camarade. Yakta s’était retournée un instant sur son fauteuil sur bascule, et Anak savait qu’elle essayait de cacher tout le chaos qu’une telle nouvelle provoquait chez elle.
“Aussi…, poursuivit Anak en se tordant les mains, c’est Kosh.
-Kosh ? répéta Chad sans comprendre.
-La cité qu’on cherchait, on l’a trouvée. Celle de la fresque. C’est Kosh. La cité où vous étiez Moh et toi quand…”
Anak se racla la gorge, essayant de déloger la boule qui avait élu domicile près de sa glotte et ne voulait plus s’en défaire. La vision de visage de Wanda était encore fraîche dans sa mémoire et depuis, elle avait envie de vomir.
“... bref, c’est Kosh, termina Anak. J’ai regardé les images avec Moh et je l’ai reconnue.
-Tu leur as dit ?”
C’était Yakta qui avait posé la question d’une voix blanche. Elle leur faisait toujours dos.
“Non, répondit Anak. Je voulais vous le dire à vous, d’abord.
-Parfait, fit Yakta. Ils n’ont aucun moyen de le savoir autrement, donc c’est à notre avantage.”
Elle s’était enfin retournée, et ses traits étaient tirés, sa mâchoire serrée. Une flamme étincelait dans le feu de ses yeux, Anak se nourrit de cette force pour raffermir sa posture. Le Kozak n’avait effectivement aucun moyen de le deviner par eux-mêmes. En les voyant approcher, Yakta avait jeté par-dessus bord les ordinateurs, clés usb et tout ce qui contenait les informations qu’ils avaient collectées jusque-là. A partir de maintenant, tout ce qu’il restait résidait dans leurs mémoires.
“A notre avantage ? fit écho Chad. Je ne vois pas comment. Notre seul moyen c’est d’appeler à l’aide mais ils ont saboté notre radio, et piqué nos téléphones. Mais il nous reste une solution.
-Laquelle ?
-La radio du Kozak, l’exposa-t-il. Quand ils nous ont tous rassemblés dans leur cockpit pour nous dire comment ça allait se passer, j’en ai profité pour étudier leur matos. C’est hyper simple. Y’a juste à appuyer sur le bouton vert OUT et à tourner la molette à sa droite.
-Et après ? répliqua Yakta.
-Après, on balance ce qu’on peut balancer sur les ondes et ils nous entendront.
-Qui ça “ils”, Chad ?”
Ils avaient déjà eu cette conversation et Chad tout comme Yakta perdaient patience dès qu’elle revenait sur le tapis. Chad voulait trouver un moyen d’alerter qui que ce soit, et plus particulièrement le Mod, et Yakta était complètement fermée à cette idée. Anak entendait les arguments de chacun des camps mais elle ne pouvait pas s’empêcher d’être séduite par ceux de Chad…
“Ils ne viendront pas, d’accord ? lâcha Yakta. Fais-toi une raison. J’ai dit à Murdock ce qu’il avait besoin d’entendre et je me suis montrée on-ne-peut-plus claire.
-Justement, ça t’est pas venue à l’idée de leur dire dans quel merdier on était ?! éclata Chad, à bout de nerf.
-Ils vous tenaient tous en otage, je dois vraiment te le rappeler encore et encore ? Et ils connaissent ma famille, ils ont menacé de les tuer si je ne me débarrassais pas du Mod ! En plus, sois sérieux deux secondes, Chad, ils ne peuvent rien pour nous. Ils livraient des marchandises, pour l’amour du ciel, ce ne sont pas des truands ! Et ton chéri a beau avoir fait l’armée, ça ne fait pas de lui Rambo !
-C’est bien beau de vouloir garder la face, Yakta, mais nous, on va tous finir flingués et Wanda risque de se faire violer au moment où on se parle !
-Je t’interdis de dire de telles choses, Chad ! s’écria Yakta en se levant.
-C’est pourtant la vérité, que tu le veuilles ou non !”
Ils s’affrontaient désormais du regard, tous les deux, les nerfs à vif et la fatigue des derniers jours marquée sur leur front. Personne n’arrivait vraiment à trouver le sommeil depuis que le Kozak leur avait arraché tout semblant de sécurité. Anak tenta une intervention d’une voix hésitante :
“Mais si on leur fait parvenir un message, ils pourront peut-être alerter les secours.
-Bon dieu mais arrêtez, les supplia Yakta, arrêtez d’être naïfs. Vous n’êtes plus des enfants. Personne ne viendra nous aider, on est tous seuls maintenant.”
Chad fulminait encore davantage avec ces nouvelles paroles mais il ne pipa mot, se contenta de visser un regard d’acier sur le parquet du cockpit. Anak continuait à se tordre les mains dans tous les sens comme s’il s’agissait de poupées de chiffons.
“Les sirènes n’en ont rien à faire de nous, vous voyez bien le Mama Uita qui nous suit sans jamais intervenir ? Le Mod ne peut rien pour nous. Quant aux secours, ils ne viendront pas, martela Yakta d’une voix impitoyable, mais c’est encore moi le Capitaine de ce bateau et je ne veux pas vous voir même bouger le petit doigt sans que je vous en ai donné l’ordre, c’est bien compris ?”
Comme prise en flagrant-délit d’insubordination, Anak rangea ses mains derrière son dos et Chad poussa un long soupir.
“Je n’ai rien entendu, nota Yakta, c’est bien compris ?
-Oui, Capitaine, marmonnèrent-ils d’une même voix.
-Bien, trancha Yakta, maintenant, Anak, viens avec moi, on va récupérer Wanda.”
OoOoOo
Ils étaient accostés sur la petite île la plus proche du dernier site et comptaient y passer la nuit. Anak ne savait pas bien ce que le Kozak avait en tête pour la suite. Ne sachant pas que Kosh était la cité que le Yak avait passé tout ce temps à chercher, Anak ne voyait pas comment le Kozak prévoyait d’avancer. Elle ne savait pas non plus ce que ces rivaux connaissaient de la malédiction et de tout ce qui l’entourait. Un homme et une femme gravitaient en retrait de l’équipage et à leur beauté et aura, mais aussi à leurs manières, Anak se doutait qu’il s’agissait des sirènes que Gojo Mauro avait posé sur le Kozak. Ils s’appelaient respectivement Kenneth et Hanabi. Anak n’arrivait pas à déterminer si l’équipage était au fait de leur identité particulière, mais face à l’agressivité des membres du Kozak, Kenneth et Hanabi se montraient bien plus dociles et coopératifs que Valérian et Esteban ne l’avaient jamais été avec eux. C’était très perturbant à voir.
Dès qu’elles eurent quitté le cockpit, Yakta s’était placée face aux deux hommes qui surveillaient le Yak et avait sollicité, avec une détermination polaire, une entrevue immédiate avec le capitaine du Kozak. Veirn avait d’abord refusé mais devant l’entêtement de Yakta, il avait fini par céder et avait communiqué la requête à Ulmer par talkie-walkie. Quelques minutes plus tard, elles avaient parcouru le court trajet entre les deux bateaux, Veirn derrière elle, une main sur l’arme à feu à sa ceinture.
Wanda n’avait pas bougé depuis tout à l’heure et l'œil de Yakta la trouva aussitôt. Ulmer, affalé dans un fauteuil, les attendait en embrasant une cigarette du bout d’une allumette. Son regard s’accrocha aussitôt à Yakta, un sourire lugubre s’allongeant sur son menton trapu, et Anak grinça des dents. Ulmer semblait entretenir pour sa capitaine une fascination un peu obscène, comme s’il cherchait toujours à provoquer une réaction chez elle que Yakta refusait bien souvent de lui offrir.
“Vous ne respectez pas votre part de notre accord, lâcha Yakta sans préambule, et c’est très problématique.
-Ah ouais ? s’amusa Ulmer.
-Ouais,” le mimiqua Yakta.
Un éclat brillait dans les yeux d’Ulmer qui dégoutta Anak et elle tourna le regard sur Yakta, mais celle-ci était aussi solide et imperturbable qu’un mur. Apparaissant d’une porte, Vanessa pénétra dans le carré avec précaution, analysant la scène. Peu de temps après, ce fut au tour de Dani de faire son entrée. En la présence de leur capitaine, cependant, ni l’un, ni l’autre n’osait se faire remarquer. C’était de loin le signe probant qui désignait Ulmer en la personne la plus dangereuse des lieux. Et tel un lion qui avait déjà conquise son coin de savane, il appréciait avec délectation les résultats de sa politique de la terreur. Yakta ne tremblait pas devant lui. D’une certaine façon, ça ne lui plaisait que plus encore.
“Les règles étaient pourtant d’une simplicité enfantine, rappela Yakta en se mettant à déambuler comme s’il s’agissait de son carré, vous ne touchiez pas à ma famille, je vous faisais gagner la prime de Mauro. Simple. Je vous pensais en capacité de les comprendre mais visiblement pas. Lequel de vos hommes souffre ainsi donc de difficultés alarmantes de compréhension ?”
Les yeux noirs de Yakta tombèrent sur Dani et celui-ci fronça ses sourcils broussailleux, prêt à montrer les crocs, mais il fut vite coupé dans son élan défensif. Ulmer s’était redressé sur son fauteuil comme pour suivre plus attentivement les mots qui lui étaient adressés, sa cigarette fumante à la main.
“Mais sauf erreur, pas un cheveu de votre charmante petite famille n’a été touchée, ma chère madame…, répondit-il.
-Mon équipage, c’est ma famille, cingla Yakta, et j’aimerais savoir de quel droit vous avez laissé l’un de vos chiens toucher ma médecin ?”
L'œil d’Ulmer se dirigea vers Wanda qui, dans son coin, suivait avec terreur l’échange houleux qui pouvait chavirer à tout instant. Le tempérament implacable de Yakta lui faisait peur, presque autant qu’elle était heureuse et émue aux larmes de voir qu’elle était venue la chercher.
Ulmer se frotta le menton, son index à l’ongle crasseux tapotant son épaisse lèvre, avant de jeter une oeillade réprobatrice sur Dani.
“Il se peut qu’yait eu… un petit accrochage, concéda Ulmer.
-Si vous pensez être les seuls à être chatouilleux parce que vous avez des poils au bras et des armes à feu à revendre, vous vous mettez le doigt dans l'œil jusqu’au coude, les prévint Yakta. Jusque-là, vous nous tenez, c’est vrai, mais en mer, un accident est très vite arrivé. On peut très bien tous finir au fin fond de l’océan et figurez-vous, Ulmer, que c'est ce que je veux éviter. Je me contre-fiche de l’argent, cette malédiction est aussi bidon qu’elle puisse l’être, elle est toute à vous. Mais si vous voulez que notre coopération porte ses fruits, vous devez jouer le jeu ou je me réserve le droit de garder le prochain site à ma seule discrétion.”
Le front tendue dans une interrogation qu’Anak camouflait, elle glissa un coup d'œil vers sa capitaine. Quel prochain site ? Ils les avaient tous faits, il n’en restait plus un seul. Mais Yakta était droite comme un i, les bras liés derrière elle, tel un caporal et rien ne transparaissait sur son visage.
“Je tiendrais mes hommes, accorda Ulmer avec l’esquisse d’un sourire tordu, je ne voudrais pas devoir forcer l’information en dehors de votre si belle bouche.”
La menace glissa sur Yakta comme l’eau contre les plumes d’un cygne et elle déclara tout simplement :
“Wanda restera dorénavant sur le Yak.
-Ah, ça, ça va poser problème…, fit Ulmer en se réinstallant contre le dossier de son fauteuil, on avait dit deux otages.”
Yakta resta alors immobile et pensive, comme si elle peinait à prendre une décision. Puis, soudainement, la décision fut prise et la conclusion tomba :
“Anak, tu remplaceras Wanda sur le Kozak.”
Depuis le début de l’échange, Anak était restée passivement à la gauche de Yakta, servant plus de soutien silencieux que de véritable aide. Elle aurait dû le voir venir quand Yakta lui avait demandé de l’accompagner, leur capitaine ne faisait après tout rien au hasard, mais l’ordre la prit tout de même de court. Elle faisait sens, néanmoins. Il fallait ramener Wanda sur le Yak, par tous les moyens et quoiqu’il en coûte, et Anak n’était pas contre l’idée de servir de remplacement. Tant que Wanda restait loin de ce Dani.
“Reçu,” répondit-elle.
Yakta transmit ses dernières instructions à Anak par un simple regard. Sois prudente, ne fais rien que je n’approuverais pas et jette-les par-dessus bord s’il le faut. Anak comprit chacune d’elles en un instant et elle acquiesça. L’instant d’après, Yakta avait traversé le carré pour aider Wanda à quitter sa chaise sur laquelle la blonde semblait avoir passé la majorité de la journée.
“C’est fini, ma puce, entendit-elle Yakta souffler, on va s’occuper de toi.”
Anak entendit ensuite Wanda se remettre à pleurer mais Yakta l’entrainait déjà au loin, Veirn sur leurs talons. Ce ne fut que lorsqu’Anak se retrouva seule en terrain ennemi qu’Ulmer se leva pour s’en aller, lançant avec désinvolture un seul ordre à ses subordonnés par-dessus son épaule :
“Emmenez-la avec l’autre.”
OoOoOo
La veille l’avait lessivée. Entre les six heures de plongées éreintantes, la découverte des coups que Wanda avait reçu puis de Kosh et pour terminer, l’après-midi passé à visualiser toujours les mêmes images sous la surveillance étroite des autres lascars, Anak avait terminé la journée en auto-pilote. Avoir été transférée au Kozak ne l’avait pas touchée, l’espèce de bras de fer entre Yakta et Ulmer ne l’avait qu’à peine effleurée et quand ils l’avaient emmenée dans un cagibi où n’était disposé qu’un simple matelas d’une épaisseur discutable, tout ce qu’elle avait vu, c’était Moh qui l’attendait à bras ouverts. Après avoir retrouvé son petit frère, elle avait enfin pu dormir d’un sommeil étrangement profond et continu.
Lorsque Dani était venu ouvrir la porte en braillant qu’il était l’heure de se réveiller, Anak s’était levée avec un regain d’énergie et de combativité qu’elle ne pouvait exercer que dans le récurage des sols des diverses cabines et parties communes du bateau. C’était ainsi qu’ils les occupaient, ils les collaient au ménage.
Moh, quant à lui, avait milles questions. Cela faisait plusieurs jours qu’il n’avait pu mettre le pied sur le catamaran et qu’il n’avait pas vu ni Chad, ni Yakta. Il avait simplement entendu les échos de la discussion de la veille.
“Yakta veut donner le change mais…, reporta-t-elle à son frère, j’sais pas si ça va suffire cette fois-ci.”
Debout à nettoyer le lavabo, Moh baissa un regard soucieux sur sa sœur qui, à genou, frottait à la brosse le sol de la salle-de-bain.
“Qu’est-ce que tu veux dire ? s’enquit-il. Yakta sait toujours ce qu’elle fait.
-Oui, c’est sûr. Elle veut gagner du temps et peut-être, je ne sais pas, essayer de s’imposer face à Ulmer…”
Anak poussa un bref soupir en se souvenant de la veille. Avec du recul, l’échange de la veille laissait un goût âpre dans la bouche d’Anak, assorti d’un très mauvais sentiment. Yakta était habituée à garder le contrôle de la situation, c’était après tout le seul moyen pour garder le cap d’un bateau, alors, elle avait fait ce qu’il fallait faire. Et même si d’apparence, ils avaient eu gain de cause, Wanda retournant sur le Yak, Anak savait bien qu’ils ne le devaient qu’à la curiosité malsaine qu’Ulmer entretenait pour Yakta. Jusque-là, tout ça l’amusait, mais pour combien de temps ?
Anak vérifia que personne ne les écoutait, ni ne les surveillait vraiment et sans surprise, elle ne trouva personne. Depuis le début, c’était ainsi. Ils se contentaient de les tenir et de les contrôler, de décider de ce qu’ils devaient faire mais ils ne paraissaient pas inquiets de ce que les yaks pourraient bien tenter. C’était comme s’ils n’étaient, pour eux, pas plus dangereux que des fourmis.
Elle se pencha donc vers son frère et dans un murmure, lui souffla :
“Qu’est-ce qui arrivera quand Ulmer va découvrir qu’ya pas de dernière cité ? Et que Yakta l’a mené en bateau pour gagner du temps ? Chad a raison, Moh ! On a beau avoir des infos qu’ils n’ont pas, ça nous donne aucun vrai avantage ! Et c’est parce qu’ils le savent qu’ils s’en contre-foutent de nous ! Ulmer, le premier.”
Devant un tel constat, Moh se mâchonnait la lèvre inférieure en jetant des coups d'œil sur la porte à demi-ouverte sur le couloir. Ils étaient faits comme des rats, des rats prisonniers dans la cale d’un paquebot qui pouvait couler à tout moment.
De son côté, après avoir formulé à voix haute ces pensées qu’elle avait mûri toute la matinée, Anak commençait à se bâtir une motivation nouvelle.
“Faut qu’on fasse quelque chose tant qu’il en est encore temps, décréta-t-elle gravement, ou ils vont tous nous tuer.
-Mais quoi ? s’enquit Moh.
-N’importe quoi.”
OoOoOo
Le lendemain midi, alors qu’ils étaient en route pour la fameuse cité imaginaire de Yakta, qu’elle avait certainement pointée au hasard sur une carte, Ulmer avait décidé qu’ils feraient halte à un port pour refaire le plein en eau et en essence. Moh et Anak étant devenus les bonniches du Kozak, ils étaient de corvée repas et alors que Moh décortiquait à la main une montagne de crevettes, Anak faisait mine d’hésiter entre une poële et un fait-tout devant le placard grand ouvert. Comme d’habitude, tout le monde s’en fichait comme d'une guigne d’eux. Vanessa se limait les ongles sur la banquette tandis que Dani vernissait une paire de bottes. Quand le bateau entra dans le port et que Vanessa et Dani se levèrent pour aider aux manœuvres avec pour seule instruction pour leurs deux esclaves d’être sages et de ne pas bouger, Moh et Anak échangèrent un regard. C’était le moment. Celui que Moh avait trouvé le plus judicieux et qu’Anak avait approuvé. En effet, le Kozak serait alors occupé à jeter l’ancre au port pour ensuite s’enregistrer à la capitainerie, et ils étaient en sous-effectif, deux des leurs se trouvant sur le Yak. En plus de ça, Anak voulait transmettre un message à Sib et pour ça, ils avaient besoin du réseau du continent.
C’était Vanessa qui avait pris leurs téléphone, Anak s’en souvenait très bien parce qu’elle avait glissé à Dani qu’elle comptait craquer le téléphone de Wanda et voir ce que Nialh et elle avaient pu dire sur son compte. Elle avait visiblement leurs manigances en travers de la gorge. Anak avait donc parié sur le fait que les téléphones se trouvaient dans la cabine de la seconde du Kozak.
Quand ils attendirent tous les deux, immobiles comme des statues de cire, que Vanessa et et Dani sortent sur le pont, Anak eut une pensée désolée pour sa capitaine. A peine 48h après lui avoir garanti dans un regard de ne pas faire de vague, voilà que Moh et elle se lançaient dans une espèce de mutinerie. Mais, en son for intérieur, Anak était persuadée que c’était la meilleure chose à faire. Ils n’y arriveraient pas sans aide extérieure, Yakta ne pourrait pas les sauver cette fois-ci.
Vanessa et Dani éclipsés, Anak et Moh quittèrent leurs tâches ménagères pour se diriger à pas de loup vers la cabine de la seconde. Par réflexe, Anak s’était munie de la poêle, ce qui se révéla très à-propos lorsque, sans crier gare, Vanessa revint dans le carré et qu’elle les trouva en train de filer à l’anglaise.
“Qu’est-ce que vous faites ? s’écria-celle-ci. Revenez tout de suite ou je vous…”
Vanessa s’était élancée vers eux mais ne put pas finir sa phrase puisqu’Anak la reçut d’un coup de poêle en travers de la figure. La brune tomba à la renverse.
“Mon Dieu, Anak ! s’horrifia Moh.
-Vite, Moh !”
Sans demander leur reste, le frère et la sœur se précipitèrent dans la cabine de l’assommée, et alors que Moh s’échinait à bloquer la porte avec tout ce qu’il trouvait, Anak retournait toute la pièce dans sa quête de son téléphone. Ouvrant la penderie, jetant les vêtements à la volée et renversant les tiroirs sur le lit, Anak changea rapidement la cabine en un champ de bataille. Ses gestes étaient brusques et son souffle saccadé ne faisait que s’accélérer à mesure qu’elle ne trouvait rien.
“J’entends des pas ! l’alerta Moh. Dani est revenu !
-Retiens la porte !”
A grands renforts de jurons, Anak poursuivit son massacre. Elle finit par s’accroupir pour regarder sous le lit et sa main tomba sur une boîte métallique qu’elle tira jusqu’à elle. A l’intérieur, les téléphones l’attendaient comme autant de trésors et elle repéra aussitôt le sien. On s’était mis à tambouriner contre la porte et la voix de Dani leur promettait mille souffrances. Sourde à toutes ces menaces, Anak alluma son téléphone tandis que Moh gardait vaillamment la porte.
“Dépêche, dépêche…
-Je vais pas tenir longtemps, Anak !
-J’arrive !”
Téléphone dans la paume, Ank vint prêter main forte à son frère pour bloquer l’entrée. La porte tremblait sous les assauts de Dani et elle n’allait pas tarder à céder, eux avec. Fort heureusement, le téléphone se réveillait et le réseau apparaissait en trois barres salvatrices sur le haut droit de l’écran. Le doigt fébrile, Anak ouvrit ses messages pour tomber sur les discussions les plus récentes et sélectionna celle avec Sib. Une nuée de messages apparaissaient, énumérant chaque tentative que Sib avait entrepris pour la joindre sans succès, et bien qu’Anak n’eut pas le temps de les lire, cette vision lui fit chaud au cœur et lui donna de la force. Ils n’étaient pas seuls ! Quelque part sur cette planète le Mod n’attendait qu’un signe de leur part et Anak avait confiance en Sib pour ne pas le louper.
SOS, tapa-t-elle, on a été
Elle ne put pas finir son message. La porte venait de voler en éclat et Moh et elle s’étaient vus propulsés dans la pièce. Elle avait atterri contre le petit bureau de Vanessa, sa hanche assumant le plus gros du coup, mais ignorant la violence de l’impact ainsi que Dani qui chargeait dans la cabine tel un buffle, Anak pressa l’icône d’envoi avant de jeter au loin le téléphone. Elle leva les bras en l’air pour faire savoir qu’elle se rendait mais Vanessa ne parut pas satisfaite de cette reddition. Son visage enflait déjà à la suite du coup de poêle mais il était plus encore gonflé par la haine. Elle était armée d’un pistolet désormais et quelques pas seulement la portèrent jusqu’à Anak pour lui expédier un coup de crosse en pleine tête. Pour ne pas tomber, un flash de lumière blanche lui passant devant les yeux, Anak ne put que s’accrocher au bureau.
“LA SALOPE ! vociféra Dani. Elle l’a envoyé !
-Quoi ? fit Vanessa.
-Le message, il est parti.”
OoOoOo
La tonalité retentit longtemps et Anak espéra et espéra que Sib ne décroche pas. Installée à la table du carré, Vanessa à sa droite et Dani face à elle, le pistolet dans sa main posée bien en évidence devant lui, Anak n’avait d’autre choix que de se plier à leurs exigences. Moh avait été enfermé dans le cagibi, après avoir été roué de coups, et elle-même avait passé un sale quart d’heure. Du sang coulait encore abondamment depuis son arcade sourcilière et bien qu’elle tatonnait la plaie avec un mouchoir que Kenneth lui avait passé “pour qu’elle ne tâche pas le cuir de la banquette”, le flot ne s’arrêtait pas vraiment. Celui-ci, aux côtés d’Hanabi, se trouvaient d’ailleurs debout juste à côté en observateurs. Si Yakta avait bien raison sur un point c’était qu’aucune sirène, ni triton ne leur viendrait en aide. Le cœur d’Anak se serra lorsque son cerveau commit la traîtrise d’imprimer le visage de Valérian sur l’écran de ses pensées et elle rejeta aussitôt cette vision, elle ne pouvait vraiment pas se permettre de divaguer.
En dépit de ses prières, Sib décrocha d’une voix précipitée, comme si elle avait craint de manquer l’appel. Anak grimaça en jetant un coup d'œil à Dani qui la prévenait silencieusement contre toute tentative d’entourloupe.
“Anak ! Enfin ! s’écria son amie par le haut-parleur du téléphone. Ca va ?!
-Oh oui, ça boom ! Et toi ?”
Vanessa jura dans un souffle à ses côtés devant le jeu d’acteur surfait d’Anak.
“Bah je… j’ai vu ton message…
-Mon message ? prétendit Anak. Ahhh ouii… ce message ! Tu vas rire, je l’ai écrit hier soir, j’étais complètement bourrée et Chad m’a donné ce pari… comme on vient d’arriver dans le port d’Avi-...”
Vanessa lui expédia un puissant coup dans les côtes pour l’empêcher de finir le mot et en face d’elle, Dani grogna. Anak gigota sur ses fesses en maintenant son mouchoir contre son arcade sourcilière et reprit :
“Enfin le port quoi, et du coup, il s’est envoyé.
-Ah bon… mais t’es dans quel port, tu dis ?”
Hésitant sur la réponse, le regard d’Anak vola de la menace qui dormait dans les yeux de Vanessa à celle qui grognait comme un pitbull plein de bave dans ceux de Dani. Au premier mot suspect, elle allait se reprendre une sacrée dérouillée, il n’y avait aucun doute là-dessus. Mais Anak était bien trop révoltée, elle avait bien trop la rage. Elle avait vu le visage de Wanda en pièce puis les avait vu tabasser son petit frère. Ils prenaient tout ce qui était à leur portée sans la moindre concession et ils ne s’arrêteraient pas en si bon chemin, Anak en était toujours aussi convaincue. Elle aussi prendrait ce qui pouvait être pris.
D’un air innocent, Anak reprit donc en se penchant sur le téléphone :
“Je suis malade, j’te raconte pas, Sib, j’ai attrapé la crève en mer, c’est un CAUCHE-mare… un véritable CAUCHE-mare !”
Dani frappa du poing sur la table, lui signalant d’écourter la discussion et de cesser les pitreries, et pour faire bonne figure, Anak prétendit une toux en répétant le mot cauchemar très distinctement en accentuant particulièrement la première syllabe. Elle priait pour que Sib remarque l’étrangeté de la discussion et fasse le lien entre le mot et la cité de Kosh. Yakta arriverait bientôt à bout de ses cartes et elle sera vite obligée de partager leurs découvertes à Ulmer, et fatalement, ce serait là qu’ils retourneraient. A Kosh. S’il y avait un lieu où envoyer les secours et centrer les recherches, c’était donc Kosh. Sib avait elle aussi la liste et les noms des cités et elle était intelligente, Anak voulait croire qu’elle finirait par comprendre le message.
“Nanak, t’es sûre que ça va ? Vous êtes où ?
-Abrège, souffla Dani.
-Allez au-revoir, Sib ! lança Anak, on se reparle bientôt !”
Dani s’emparait déjà du téléphone pour couper la communication alors que Sib enchaînait les interrogations, échouant très clairement à donner du sens à l’échange qu’elles venaient de vivre. Dani pressa brutalement le téléphone rouge pour clôturer l’appel avant de visser un regard haineux sur Anak :
“Ca va moins t’amuser de faire le clown quand je t’aurais collé une balle entre les deux yeux.
-Je suis toujours comme ça, se justifia Anak, si j’avais été trop sérieuse, elle se serait doutée de quelque chose.
-Ouais bah ferme-la maintenant, tu vas voir ce qui t’attends.”
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“Je devais tenir mes hommes, c’est ça, si je me rappelle bien ? Parce que c’étaient eux le problème…
-Elle est impulsive, elle ne savait pas ce qu’elle faisait, elle…
-Cette garce a assommé ma seconde à COUP DE POÊLE !”
Il s’était retourné soudainement sur Yakta pour lui hurler la phrase en plein visage et debout à l’entrée du cockpit, le bras enfermé douloureusement dans la poigne de Veirn, Anak avait un instant fermé les yeux. Suite au court appel à Sib, Dani et Vanessa avaient été forcés de relayer l’incident à Ulmer et ils étaient tout aussi pressés qu’Anak. Sans surprise, Ulmer les avait descendus plus bas que terre, les traitant d’incompétents, de j’enfoutre et de débiles congénitaux pour avoir laissé deux marins d’eau-douce tels qu’Anak et Mohvo mettre la main sur leurs téléphones. Puis, Ulmer avait convoqué Yakta et ça avait été à son tour de subir ses foudres.
Il n’était plus indolent et indulgent, tout ombre de sourire, même pervers, avait disparu, pour laisser toute la place à une fureur noire. Et Yakta, de son côté, avait laissé sa casquette de capitaine au catamaran. Elle ne pouvait plus prétendre à quoique ce soit maintenant qu’Ulmer avait décidé que le temps des plaisanteries avait assez duré. Et ce fut lui-même qui l’exprima haut et fort, la mâchoire déformée par la hargne et la colère :
“Le jeu est terminé, maintenant, j’ai fini d’être gentil. Au prochain coup de ce genre, j’en bute un. Et si ça suffit pas, oublie pas que je sais où trouver tes gosses.”
Yakta n’osa rien dire mais Anak décela sans mal les frémissements qui lui parcoururent tout le corps. Elle savait que son choix aurait des conséquences, et qu’elles pouvaient être graves, mais même alors qu’elles se déroulaient devant elle, Ulmer déclarant que Wanda retournerait sur le Kozak, Anak ne pouvait regretter. Même alors que Yakta coulait un regard débordant de reproches et d’accusations, lui demandant silencieusement “Mais qu’as-tu fait, Anak ?”, elle ne regrettait pas. Même si elle savait que Moh gémissait de douleur dans un cagibi froid et sombre, elle ne regrettait pas. Elle ne pouvait pas.
Ils avaient jeté une bouteille à la mer et il y avait au moins une chance pour qu’elle revienne les sauver.