Chapitre 33

Notes de l’auteur : --> « I wanna be like, look like the girl in the mirror ; Wanna act like, dance like, no one’s watching her » Bebe Rexha
https://www.youtube.com/watch?v=Cba8BTjj7cw

- Hé du con, je peux t’emprunter un t-shirt? Je n’ai plus rien de propre, je demande taquine.

J’entends un raclement de gorge et me retourne vers la porte de la chambre où il se tient avachi avec assurance contre l’encadrement, les bras croisés, me fixant avec un sourire prometteur de vengeance.

- Il a dit quoi mon merveilleux petit ange sexy ? il s’avance doucement vers moi sans se départir de son sourire carnassier, qui affole instantanément mon palpitant. 

- J’ai dit …, je commence à répondre en reculant un peu. J’ai dit “mon AMOUR tu n’aurais pas un t-shirt à prêter à ta chère et tendre” ? je finis dans une moue faussement innocente.

- C’est étrange … j’ai cru t’entendre m’appeler « du con » moi …, il continue à s’avancer et je décide de l’affronter.

- Tu as mal compris mon COEUR, pourquoi aurais-je dit ça ? je penche la tête sur le côté, d’humeur à jouer avec ses nerfs.

Puis je me tourne vers son placard.

- Bon je me sers, tu n’y vois pas d’inconvénient ? 

J’attends une réaction de sa part avant d’entreprendre de fouiller son placard, quand soudain je suis soulevée du sol par la taille. 

Je ris aux éclats.

- Martin ! je fais semblant de protester.

Il me serre tout contre lui alors que mes pieds ne touchent plus le sol. Dans ces moments-là, je suis la plus heureuse du monde. Mais je ne peux m’empêcher de rouspéter un peu pour la forme.

- Allez du con, fais-moi redescendre ! 

Il me repose à terre, mais ne me laisse pas le temps d’atterrir, qu’il me tourne vers lui et m’attire dans ses bras pour me soulever à nouveau.

Nos nez se touchent et il ne m’en faut pas plus pour perdre tous mes moyens et avoir envie de lui.

- Et là, tu veux toujours redescendre ? il me questionne dans un souffle qui m’enlève toute capacité de réflexion.

Je fais non de la tête, mes yeux hypnotisés par sa bouche si proche de la mienne. Alors que je suis en train de penser que je pourrais le désirer davantage que lui ne me désire, je sens son intimité gonflé contre mes jambes. Son regard se fait soudain sérieux et il pose doucement ses lèvres contre les miennes. Il les suce, les mord, les lèche, joue avec elle, et s’écarte un peu, me laissant pantoise.

- Bordel l’intello ...cet effet que tu me fais à chaque fois que je te regarde. 

- Je t’aime, je lâche spontanément, d’une petite voix mal assurée.

Il sourit.

- Pas autant que moi, il répond avant de m’embrasser une dernière et tendre fois, et de me reposer au sol.

Mes jambes sont flageolantes, mon entre-jambe pulse de désir mais je décide de l’ignorer, je ne peux pas lui sauter dessus à chaque que j’en ai envie, on passerait notre vie au lit.

- Tu peux prendre ce que tu veux.

Je hoche la tête, faisant bien moins la maligne que quelques minutes plus tôt.

Je plonge la tête dans son placard, soulève quelques t-shirts. Je suis en train d’en tendre un devant moi pour le jauger quand mes yeux perçoivent un objet noir derrière une des piles.

Curieuse, je l’attrape du bout du bras avec peine car l’objet est lourd. Je découvre, surprise, un appareil photo, un réflex que je reconnais comme étant d’une gamme plutôt respectable.

- Bon, on va finir par être en retard p’tite tête, non que ça me dérange outre-mesure ….  Martin se stoppe en voyant ce que je tiens dans la main.

- Tu … tu fais de la photo ? je demande, sonnée.

- Euh ...j’en faisais oui, dit-il embarrassé, en se frottant l’arrière du crâne.

Je suis un peu perdue d’apprendre ça seulement maintenant. Et je ne peux m’empêcher de faire le parallèle avec mon père. Est-ce que ...est-ce que je suis à ce point déséquilibrée pour me détacher d’un père photographe qui m’a fait rejeter les hommes, pour tomber amoureuse d’un homme lui aussi photographe ? Et qu’est-ce qu’il photographie ? Je ne sais pas si je pourrais supporter qu’il ait capturé en image des femmes ...encore pire des conquêtes …

- Wo wo Emilie ...arrête toute de suite la machine que tu as enclenchée dans ta tête, d’accord ? me dit-il avec douceur.

Il s’approche doucement de moi, me tire par la main pour me faire asseoir à ses côtés sur le lit.

- Depuis le lycée, et jusqu’à ce que je connaisse ton histoire ...la photo était un de mes passe-temps. 

Je fronce les sourcils, perturbée, les yeux fixés sur l’appareil.

- Allume-le, m’intime-t-il. Il doit rester suffisamment de batterie.

Je regarde le boîtier noir, et ne peux me résoudre à y toucher. J’ai trop peur de ce que je pourrais y découvrir.

Martin continue :

- Je fais, enfin je faisais, beaucoup de photos de rue. C’était facile, les gens m’adorent, même si parfois je les photographie à leur insu, et moi j’adore capturer des moments de vie, un sourire, un regard expressif, un geste à l’encontre d’une autre personne … une position qui en dit long sur ce que vit ou a vécu le protagoniste. Les gens me fascinent. C’est aussi pour ça que j’aimerais voyager, je voudrais continuer à faire ça à l’étranger, aller à la rencontre de l’autre. Immortaliser à tout jamais tous ces gens incroyables et divers. Et c’est un type de photo très spontané, vivant.

Il appuie sur le bouton « on » puis sur un autre bouton et une photo en noir et blanc apparaît sur le petit écran : une mère traversant à grande enjambée un passage piéton en tenant la main de son enfant, l’œil concentré sur les obstacles alentours.

Je suis stupéfaite devant la beauté de la photo, qui est pourtant si simple en apparence.

Il fait défiler une autre photo : deux hommes d’une soixantaine d’années parlent joyeusement devant un fleuriste.

- Tu es très doué, je constate, la voix enrouée. 

Je m’en veux de réagir avec tant de froideur. Mais dans mon esprit torturé, l’univers de la photographie est associé à mon père et aux femmes comme objets de désir, est associé à ma honte … à mon dégoût de moi-même. Ça me semble plus fort que moi.

- Emilie …

Il m’attrape avec douceur le menton mais je ne peux pas affronter son regard, c’est au-dessus de mes forces.

- Je suis désolé, mon ange … Je sais que c’est dur pour toi. J’ai arrêté de faire des photos dès que j’ai su pour ton père. Et je suis prêt à laisser ça de côté. Ça ne m’empêchera pas de voyager, de faire plein de belles rencontres et j’aurai toujours le théâtre dans ma vie, ainsi que toi et nos amis. Je suis heureux comme ça. Et si un jour tu t’en sens capable, je te montrerais toutes mes photos. 

Je me sens horrible de rejeter avec autant de véhémence une partie de lui. Surtout en sachant qu’il a arrêté une de ses passions, sans hésiter, juste par délicatesse pour moi.

- Est-ce que tu as déjà fait d’autres ...types de photos ? je demande comme un robot.

Il prend ma main et la porte à ses lèvres.

- Je n’ai jamais fait de photos de charmes, jamais. J’ai bien sûr déjà photographié des femmes, mais de la même manière que je le fais pour un homme ou un enfant. Je te le promets. Regarde. 

Il prend l’appareil, pianote un peu dessus, l’air concentré, puis me montre l’écran. 

Je ne saurais décrire ce que je ressens. Je suis en train de ME contempler, en portrait italien,  toujours en noir et blanc, emmitouflée dans mon manteau et mon écharpe, les mains remontées à ma bouche pour les réchauffer. Des volutes de buée s’y échappent et créent une atmosphère mystique. Mes sourcils sont légèrement froncés, mes yeux ne fixent rien en particulier, je suis perdue dans mon monde intérieur, stoppée à un feu piéton rouge. Je trouve cette photo magnifique. Et je me découvre sous un angle totalement nouveau. C’est la première fois que je me vois de façon aussi authentique sur une photo. Je me trouve ...belle. Sans fioritures, artifices, c’est juste moi prise sur le fait, dans un acte tout ce qu’il y a de plus anodin.

C’est quand Martin récupère du bout des doigts une de mes larmes que je me rends compte que je pleure.

- C’était la semaine où je ne suis pas venu en cours à cause de ma mère. J’étais sorti pour me vider la tête après être allé lui dire bonjour à l’hôpital tôt le matin. Je voulais te voir, c’était plus fort que moi. J’ai attendu une demi-heure que tu apparaisses à ce feu rouge. 

Il regarde la photo, pensif.

- Depuis que je te connais, toutes les fois où je n’ai pas été avec toi, tu accaparais tellement mes pensées que tu étais là quand même. Je ne me suis jamais senti seul, pas une fois. Tu étais toujours là avec moi, malgré la distance que je mettais parfois entre nous. J’ai failli te perdre à la fin à cause de cet état d’esprit, d’ailleurs ...

Les pensées tourbillonnent en moi, les émotions également.

Je ne lâche pas du regard cette Emilie que je perçois sur l’écran et je finis par penser qu’il y a peut-être un moyen pour faire table rase du passé, et devenir pleinement la Emilie que je suis aujourd’hui, en partie grâce à l’amour de Martin.

- Prends-moi en photo, je m’entends dire.

Comme il ne répond pas, je relève la tête et plonge mon regard dans le sien qui est totalement perplexe. 

J’inspire une grande goulée d’air et lui expose mon idée avant de perdre courage.

- Est-ce que tu pourrais me photographier ? Nue. 

Il me dévisage, l’air terriblement incertain.

- Tu es sûre ? il finit par demander.

J’acquiesce de la tête.

- Tu veux faire ça maintenant ? 

Je fais oui de nouveau.

- Très bien. 

Il m’embrasse la joue chastement et sort son téléphone de sa poche.

- Ouai Sim’... Oui je sais (il sourit amusé), il va falloir nous excuser pour cet après-midi, on ne pourra pas venir. 

J’entends la voix de Simon à travers l’appareil mais ne distingue pas ses paroles.

Martin rit doucement. 

- Non non… Tout va bien, t’en fais pas ma poule. On se voit demain soir. Ouais c’est ça kissou (il rit franchement).

Qu’est-ce que j’aime cet homme. Il a toujours été là pour moi, mais jamais il ne m’a surprotégée. Il ne m’a jamais considérée comme quelqu’un à réparer. Il croit en moi, il a confiance en mon jugement et en ma force. Il ne me voit pas comme une petite chose fragile. Et en même temps, je sais qu’il n’hésiterait pas à se battre pour moi si j’en avais besoin. C’est à la fois si libérateur et effrayant d’être aimée ainsi …

Il raccroche le téléphone. Il m’observe un moment sans rien dire, les sourcils froncés.

- T’es obligé de me fixer comme ça … ? j’interviens mal à l’aise.

Il sourit et mon cœur se réchauffe instantanément.

- Ce n’est pas mon domaine ce que tu me demandes de faire, donc on va apprivoiser ça ensemble, en équipe. Je pensais faire simple, et te photographier dans les draps... 

Il regarde son lit défait et hausse les épaules.

- Gris. Froissés. Ça me semble pouvoir fonctionner. Qu’est-ce que tu en penses ? 

J’ouvre la bouche mais rien ne me vient. Je n’ai pas du tout pensé à la logistique.

- Je te fais confiance. 

- C’est important que tu ne fasses que des choses qui te conviennent, d’accord ? 

Son regard est vif et concentré, je sais qu’il ne prend pas notre activité à la légère. Je comprends que mon consentement va être vérifié à chaque étape. Et je ne peux qu’être davantage convaincue de la nécessité de notre entreprise.

Je me déplace sur le lit pour pouvoir l’enlacer avec force.

- Merci, je murmure à son oreille.

Il passe sa main dans mes cheveux. 

- J’aurais aimé être le premier homme à te capturer en image de cette façon. 

Sa confession est emplie de tristesse.

Je m’écarte suffisamment pour lui faire face. Je lis dans ses yeux un amour sincère et désintéressé. Mon cœur se gonfle de gratitude. Je me demande si c’est possible de tous les jours l’aimer un peu plus que la veille. Parce que si c’est impossible, je dois avoir une sacré tumeur au cerveau !

- Tu es prête ? 

- Oui, je réponds, déterminée. 

Il me replace une mèche de cheveux derrière l’oreille puis se relève, résolu. 

- Je reviens ! 

 

Deux minutes plus tard, il réapparaît avec le lampadaire sur pied du salon et une lampe plus décorative qui orne normalement sa commode.

Il tire une rallonge, branche des multiprises, fait plusieurs essais, ferme les volets, ajoute la lampe de bureau à l’éclairage vif et incandescent. Il balance la couette dans un coin, hésite avec les oreillers pour finalement les laisser. Ne reste plus que le drap gris et froissé qu’il a décoincé de sous le matelas et les oreillers assortis, placés de façon aléatoire. L’atmosphère donnée par l’éclairage promet de jolis effets.

Je suis admirative de la rapidité à laquelle il a pensé tout cela, alors que ce n’est pas sa zone de confort. Mais pour Martin, le monde entier semble être sa zone de confort.

Je me rends compte qu’il me regarde, tandis que je suis perdue dans mes pensées. 

C’est moi qui aimerais le photographier, là, tout de suite. Je ne suis peut-être pas photographe mais j’ai baigné dans ce milieu toute ma vie, et ce jeu d’ombre et de lumière qu’il a créé …

- Emilie, ça va ? 

Je hoche la tête.

- C’est juste que ...tu es tellement beau.

Je rougis mais j’espère que la luminosité joue en ma faveur. Un grand sourire se dessine sur son visage.

- Ça a l’air de te surprendre, il plaisante.

- Tu me laisseras… essayer avec toi, après ? je demande timidement.

- Tu ...me, moi ? Je..., tu ...veux me prendre en photo ? 

Je me mordille la lèvre pour me retenir de rire. C’est bien la première fois que je le vois perdre contenance.

Je secoue la tête de façon affirmative.

Quelques secondes passent, durant lesquelles je me demande bien ce qu’il peut bien être en train de penser. Puis il reprend ses esprits.

- Je te ne promets rien, on verra. D’abord, on s’occupe de toi. 

Je me lève et suis soudain gênée de me déshabiller. Comme s’il lisait dans mes pensées, il me dirige gentiment :

- Je vais me retourner pendant que tu retires tes vêtements. Mets-les bien loin du lit, au cas où je cadre large. Ensuite tu te sers du drap pour couvrir les zones que tu juges intimes, de la manière dont tu le souhaites. On pourra toujours ajuster ensuite ou faire d’autres essais. On tentera aussi différentes positions. On va vraiment travailler main dans la main, donc si tu as des envies particulières, des idées, tu n’hésites pas à me les partager. Et surtout, le plus important, si une de mes propositions ne te plaît pas, je veux que tu me promettes de la refuser, d’accord ?

Je me sens honteuse quand il me dit cette dernière phrase. Je n’aimais pas ce que je faisais avec mon père, mais je n’ai jamais rien dit. Tout aurait été différent si j’avais tout simplement dit « non ».

Martin soupire, pose l’appareil photo sur le lit et vient me prendre dans ses bras.

- Toi alors … Tu as confiance en moi ? 

Cette simple question me rappelle le jour où il m’avait accompagnée à la rivière, et notre discussion sur les films Disney. Je ne comprends pas où il veut en venir mais je finis par hocher la tête contre son torse.

- Tu te rappelles ma réaction quand j’ai appris ce que ton père avait fait ? Tu te rappelles tout ce que je t’ai dit ? 

Mon esprit se remémore alors sa colère dirigée contre mon père, sa peine envers moi mais aussi l’amour qu’il me porte, qui jamais n’a été terni par mon passé. Je me souviens combien il avait été compréhensif et le réconfort qu’il m’a apporté : Ce n’était pas ma faute. J’étais mineure. Et mon père, grâce à sa position d’autorité, a abusé de ma confiance, moi qui n’était qu’une enfant cherchant de façon toute naturelle l’amour d’un parent. C’est lui qui a franchi les limites qu’il y a entre un père et sa fille. Ce n’était pas ma faute. J’étais une victime.

- C’est normal de ressentir de la honte ou de la culpabilité quand on est victime d’abus, qu’importe le type subis. C’est légitime. Mais tu dois bien garder en mémoire que toi tu n’as rien fait de mal. Il a trahi ta confiance et volé ton innocence. Il a abusé d’une enfant qui n’a pas connu le cadre sécurisant d’un foyer sain et aimant. Alors ne te condamne pas pour ses crimes à lui.

Aujourd’hui tu es une jeune femme intelligente et tellement courageuse! Tu n’es plus cette enfant sans défense. Tu feras des erreurs, comme tout le monde, mais ce qui est certain, c’est que toi, tu sauras en tirer des leçons grâce à ce cerveau super puissant que tu as. Et puis surtout, tu es entourée de gens bienveillants désormais. Maintenant, tu as le pouvoir de te donner à toi l’amour et le respect que tu mérites. Et je suis là pour t’aider. Il n’y a pas de honte à être aimé et aidé. Tu vas apprendre. 

Je frotte mon nez contre son torse et inspire son odeur. Ses bras me bercent, donnant tout le temps nécessaire à mon corps pour intégrer ces paroles d’amour. Les larmes coulent sur mes joues et mouillent son t-shirt. Mais ces larmes ne sont en rien désagréables, elles me lavent le cœur.

- Merci, je chuchote. Merci pour tout ce que tu as fait pour moi. Et ce que tu continues de faire. 

- Je suis encore mieux qu’un Edward Cullen, tu ne crois pas ? il me taquine.

Je souris à travers mes larmes.

- Il n’y a aucun doute là-dessus.

Après encore quelques secondes savoureuses, je me dégage doucement, essuie mes joues et dis d’une voix déterminée :

- Je suis prête. 

 

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*Martin

 

Ça fait à peu près un an maintenant que ce minuscule bout de femme est entrée dans ma vie. Aujourd’hui, je ne peux imaginer le reste sans elle. Nous sommes tous les deux des littéraires, nous avons lu les plus grands auteurs de littérature classique parler d’amour. Pourtant, rien ne me préparait à elle. Aucun poème, aucune pièce de théâtre, aucun roman ne me paraît utiliser les bons mots pour décrire ce que c’est, ce sentiment, ce lien profond. Mais c’est normal, ils n’ont jamais rencontré Emilie.

Je la regarde, tantôt à travers mon objectif, tantôt à l’œil nu. Et mon intellect me semble insuffisant pour exprimer ce que je ressens.

Elle est allongée sur le côté et me fait face, la tête appuyée sur son bras replié. Le drap, qu’elle tient froissé dans une de ses mains, passe entre ses jambes et remonte sur sa poitrine . Son regard fixe l’appareil avec l’intensité caractéristique de sa sensibilité. Son visage exprime tant. Elle est à couper le souffle, pas seulement par sa beauté. Elle est belle de partout, chaque recoin de son corps, de son visage m’émerveille. Tout en elle, son intelligence, sa vulnérabilité, sa force, ses taquineries, son courage, sa bonté… J’aime chacune de ses facettes. Petit, je croyais au grand amour, je rêvais de me marier, de vivre la même chose que mes parents. Puis au vu de nos épreuves familiales, vivre un tel amour me paraissait être un fardeau bien trop lourd et effrayant à porter.

Aujourd’hui, aucune bataille ne me fait peur. Je crains en revanche de la perdre à chaque instant. Mais chaque minute passée à ses côtés en vaut le risque. Je préfère une heure avec elle qu’une vie entière sans son irrésistible présence. 

Elle peut pleurer, rire, crier, chanter … chaque seconde à la regarder, la toucher, l’entendre, lui parler … chaque seconde avec elle est le plus précieux des cadeaux.

On est tellement bons ensemble. Elle m’a fait retrouver qui j’étais. Elle m’a donné la force d’avancer, l’envie d’être meilleur. 

La lumière crue de la lampe de bureau accentue les mèches dorées qui parsèment ses cheveux châtains, les ombres intensifient son regard, le dessin de sa bouche. Elle est à la fois plus douce et plus dure, tout autant une ange qu’une démone que je pourrais suivre au bout du monde.

Les « clics » de mon appareil photo ponctuent mes pensées. Je ne suis pas seulement concentré, je suis complètement imprégné par elle et mon seul objectif est de capturer un peu de son essence.

Pourtant, rien n’est aussi difficile que de garder cette distance avec elle.

Le désir qui m’envahit est différent. C’est presque comme si … la dimension sexuelle était sale face à l’ange qui me dévisage. Je ne veux rien d’autre que l’aimer, qu’elle le sache, le sente … je ne veux plus jamais être loin d’elle, je ne veux plus que rien ne nous sépare.

Ses sourcils se froncent et je réalise que j’ai arrêté de la prendre en photo.

J’enlève silencieusement la sangle de mon appareil que j’avais mis autour de mon cou et le pose sur la table de chevet.

 

Tous les mots de la langue française, ou même anglaise, me semblent vains. 

Je retire mes chaussures et viens m’allonger à ses côtés.

Je lui caresse la joue comme si je pouvais la casser. Je lis les interrogations sur son visage, ainsi que sa confiance en moi, bien plus qu’en elle.

- Ça te va si on s’arrête là ? je lui demande en enroulant une de ses mèches baignée de soleil autour de mon index.

Elle me dévisage un instant.

- Ça ne te plaît pas ? 

J’entends ses insécurités pointer doucement à la surface.

- Sans vouloir me vanter, je pense que ces photos vont être amazing. C’est juste dur de te voir comme ça et de ne pas pouvoir te toucher. 

Ses yeux s’écarquillent légèrement, surpris. Sa petite main s’aventure à mon visage.

- Tu as froid, je constate. Mets toi correctement sous le drap, je ne regarde pas, j’ajoute en fermant les yeux.

J’entends un léger rire et le bruissement des draps.

- Tu fais bien preuve de pudeur aujourd’hui, elle s’amuse.

Je rouvre les yeux, soulève un peu le drap pour m’introduire à ses côtés. Je la prends dans mes bras pour la réchauffer et explique à son oreille :

- Je veux juste te traiter avec respect et prévenance comme tu le mérites. Faire des photos pareilles c’est pas anodin, encore moins pour toi. C’est important que ton expérience se passe bien. 

Je sens son cœur tambouriner contre ma poitrine.

- Tu as été parfait, me répond-elle d’une voix chevrotante.

Quelques secondes de félicité complice s’installent confortablement entre nous.

- Martin ? 

- Oui beauté? »

- Tu veux bien me faire l’amour ? elle murmure.

Mon corps se raidit malgré lui. J’en meurs d’envie mais je ne sais pas si c’est une bonne idée.

- Tu es sûre ?

- J’en ai besoin. Tu comprends ?

Ce soir-là restera gravé pour nous deux: la première fois que nous pratiquons réellement ce qu’on appelle communément “faire l’amour”.

 

*Emilie

Je me réveille confortablement installée entre les bras de l’homme que j’aime. Le sentiment de paix qui m’habite me pousse hors de ce lit. Je sais exactement ce que je dois faire: je dois aller voir mon père.

Quand je me retrouve devant sa porte, mon cœur tape un peu fort dans ma poitrine mais je n’ai pas peur. Je ne suis plus la même personne. 

J’appuie sur la sonnette qui émet toujours ce son strident insupportable. J’entends des pas se rapprocher.

La porte s’ouvre et je redécouvre avec un œil nouveau ce père que je n’avais pas vu depuis un an. Ce père qui a failli tellement de fois à remplir son rôle, encore plus à essayer de remplacer notre mère. Ce père qui était présent, mais pas de la bonne manière. Cet homme à la barbe grisonnante qui me regarde d’une façon toute différente. 

- Salut papa.

- Bonjour mon bébé.

Je grimace légèrement et secoue la tête.

- Ne m’appelle pas comme ça, s’il te plaît.

Il hoche la tête et baisse un instant les yeux, l’air penaud.

- Je suis désolé, Emilie. Pour tout.

- Merci papa, je réponds sincèrement. Je ne faisais que passer.

Il opine du chef pour la deuxième fois.

Je commence à tourner les talons mais il m’arrête:

- Tu as l’air d’être bien entourée. J’en suis heureux. Tu le mérites, ma fille.

Je pense à Hugo, Elsa, Simon et Anthony, et Martin … Grâce au premier, ma sœur et moi avons pu créer une deuxième famille. Et depuis nous n’avons fait que l’agrandir. Je n’ai pas toujours été chanceuse. Mais aujourd’hui, j’ai tout ce que je pouvais désirer et même plus.

Je lui souris.

- Prends soin de toi, papa.

- Mince! Attends ! s’exclame-t-il avant de s’engouffrer dans son bureau.

Je devine qu’il ouvre et ferme des tiroirs. Des objets tombent au sol. Puis il réapparaît, le teint un peu plus rouge qu’avant et me tend quelque chose.

- C’est pour toi, dit-il en posant une clé USB bleue dans ma main. J’y ai mis toutes les photos dont tu es le sujet. Elles sont à toi. Tu en fais ce que tu veux. Je les ai supprimées de mes disques durs.

Je suis surprise et émue de son geste. Je reste quelques secondes ébahie à fixer bêtement l’objet. Il abandonne le pouvoir qu’il avait sur moi. Aujourd’hui, je suis la seule dirigeante de ma vie. Je plonge le regard dans ses yeux gris fatigués et j’y lis une sagesse que seule procure l’expérience de la vie. Alors je m’approche de lui et le serre doucement dans mes bras.  Pour la première fois, ce contact me paraît normal, naturel. 

Je repars la tête haute et le cœur plus léger que jamais.

 

Quand je reviens chez Martin, il m’attend, assis devant la porte d’entrée. Il m’aperçoit et se relève, l’air serein. Il semble savoir où j’étais et ne pas douter une seule seconde que ça ait pu mal se passer. 

Il se contente de me prendre dans ses bras. Je respire son odeur et soupire de plénitude. Cet homme est ma maison.

 

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