CHAPITRE 33

Le 16 août, Versailles

L'arrestation de Charles avait été supplantée par la fortune divine en raison que Madame donna naissance le 02 août à Saint-Cloud, à Son Altesse Royale le duc de Chartres(1). La Cour s'était réjouie, Ses Majestés s'étaient déplacées pour rencontrer le nouveau membre de la famille et présenter leurs compliments à la princesse Palatine, comblée.

Toutefois, le roi revint rapidement à Versailles et Val-Griffon était toujours traqué sans relâche...

Malgré le danger omniprésent qu'il encourrait, Charles n'avait point voulu renoncer à son enquête et avait joué avec le feu en s'étant fait embaucher comme jardinier. Si cette folie avait terrorisé Édith, rongée d'inquiétude à chaque seconde, Val-Griffon l'avait rassuré en lui répétant que personne ne regardait la mine des jardiniers et qu'il s'était acclimaté à agir comme une personne du peuple...

Il avait usé de maints subterfuges pour lui donner des rendez-vous et à chaque fois, ceux-ci se faisaient au plus loin du château en des heures nocturnes... Charles lui avait appris qu'un gars s'était fait embaucher comme jardinier au Trianon de porcelaine, au moment où la Cour était revenue de Franche-Comté et que celui-ci avait bien vite disparu... Peu après le premier jour du Grand Divertissement, un fontainier l'avait croisé par hasard à débiter des mots hâtifs à un gentilhomme, lequel l'avait écouté le visage satisfait, et par un coup du sort, depuis ce jour, le jardinier s'était transformé en laquais en livrée...

Tout portait à croire pour Charles et Édith qu'il s'agissait de la livrée de la Montespan ; or la réalité fut autrement déconcertante...

Lorsque Charles avait quitté son emploi aux jardins et était parti à Paris au péril de sa sécurité pour investiguer du côté de cette pension trouble à Pique-Puce, il avait joué de prudence. Le mousquetaire dont lui avait parlé Édith, rôdait lui aussi autour de cette étrange enseigne, et pouvait faire coup double en l'arrêtant. Plusieurs jours avaient été nécessaires pour qu'il eût l'occasion de pénétrer dans ce repaire comme une ombre et fureter dans les chambres. Ce qu'il avait trouvé dans une chambre l'avait glacé : un justaucorps de livrée porté à Versailles. Un justaucorps de livrée chiffonné qui appartenait aux gens de la Grande Mademoiselle... Sur la table, à moitié déchiré, une dette de jeu au nom du vicomte de Sanloi.

Ces découvertes avaient fait le lien, Sanloi était de retour. Mais où se cachait-il ?

Charles avait tout avoué à Édith qui s'était statufiée à cette annonce, la mention de la duchesse de Montpensier dans cette affaire lui paraissait impossible, impensable et Val-Griffon l'avait maintenue, enfermé dans un grand silence qui sous-entendait le contraire...

Leur entrevue avait été écourtée par la patrouille des gardes de l'Hôtel. Ils s'étaient quittés sans autre explication et depuis Édith se rongeait les sangs, l'esprit échafaudant mille plans, mille crimes à la Grande Mademoiselle, ce qui la jetait dans un Enfer perpétuel. Elle n'avait plus revu Charles et laissait toujours sa fenêtre ouverte pour entendre le chaos qui envahirait le château s'il se faisait arrêter...

Ils avaient rendez-vous dans une heure dans le bosquet de la Salle des Festins, un bosquet éloigné du château, pour faire un bilan de l'affaire de Sanloi, lequel était introuvable. Personne ne semblait l'avoir croisé... son ombre planait comme un spectre... et Charles prenait de plus en plus de risques pour le débusquer alors que les rondes des gardes avaient été doublées.

Quant à Michou, il s'était volatilisé...

Édith s'assit sur le lit et ferma les yeux. Pour la énième fois, tout tournait dans sa tête, une migraine la molestait et elle haïssait ce sentiment d'impuissance face aux déchaînements du destin. Elle se mordit la lèvre, se retint de pleurer, en vain, les larmes dévalèrent ses joues. Elle avait peur pour Charles, elle avait peur de le perdre...

C'était en lisant ce maudit papier qu'elle avait réalisé ô combien il comptait pour elle et l'idée qu'il disparût à jamais lui serrait le ventre. Il ne fallait pas qu'elle s'apitoyât, ce n'était pas elle qui était en danger ! Mais que pouvait-elle faire ! Le cinquième jour du Grand Divertissement arrivait à grand pas et d'Hozier était toujours sous la coupe du comte de Val-Griffon !

Édith le soupçonnait d'être ce fameux gentilhomme à qui Sanloi avait parlé... Elle subodorait que cette pourriture se vengeait d'elle en ayant ébruité le rejet du Dauphin envers sa personne au comte de Val-Griffon pour la défection qu'elle lui avait fait à Fontainebleau...

Mais le comte ne pouvait pas être le complice de la chute de son fils et par extension de la sienne propre... Cela n'avait guère de sens...

En prenant une profonde respiration, elle se défendit de s'arracher les cheveux et sécha ses sanglots d'un revers de main. Il fallait qu'elle soit forte pour Charles, pour eux !

À cet instant, Carlotina entra dans la chambre et referma vitement la porte derrière elle.

— Tenez ! lui dit-elle en posant un casse-croûte sur le lit.

Édith la remercia seulement, elle avait les entrailles nouées... La naine lui fit grand reproche sur son jeûne et l'encouragea à manger, aussi Édith se força et saisit une fraise des bois, le fruit eut un goût de revenez-y, alors elle y revint et gloutonne, elle dévora le bol entier sans y prendre garde. Une fois le tout dévoré, elle s'essuya la bouche tandis que Carlotina l'interrogeait.

— Vous allez encore rejoindre Val-Griffon ?

Édith laissa tomber son mouchoir de surprise et la dévisagea, inquiète 

— Comment... comment savez-vous que je... ?

— Je vous ai vu vous carapater en douce plus d'une fois, pardi ! Et je me suis dis qu'il n'y avait que lui que vous pouviez rejoindre en catimini.

Édith déglutit, mal à l'aise. Carlotina sentit le fond de ses pensées et s'empressa d'ajouter :

— Ne vous faites pas de mauvais sang, je ne dirai rien ! Et puis, vous avez bon goût pour ces choses-là... finit-elle par avouer en riotant. Il est sacrément beau garçon !

Édith piqua un fard et bégaya.

— Je... je... je ne vois ce que vous voulez dire...

— Faites l'innocente va, ça vous va bien ! répliqua-t-elle en mettant ses mains sur hanches.

Ce bon mot n'avait pas fait mouche, Édith ne pipa mot et partit à la fenêtre qui donnait sur la cour royale. Elle balaya du regard les courtisans en contrebas qui ne prenaient aucunement la peine de lever la tête pour observer ce qui se passait en haut, et cela lui allait parfaitement. Elle pouvait les toiser à sa convenance, ces hypocrites !

Carlotina la rejoignit et reluqua ce qui se vivait en bas, perchée sur un fauteuil. Elle ne dit rien pendant un moment et s'exclama soudain : « Mais c'est l'inconscient à la tisane ! »

Cette phrase fit hérisser les poils à Édith qui lui somma de s'expliquer sur la seconde ! Carlotina lui narra qu'il y avait quelques jours, les serviteurs avaient parlé tout bas d'un des leurs qui se prenait pour un grand sire et cela lui avait piqué la curiosité. La naine était allée fureter dans les cuisines, s'y était cachée et ce fut là qu'elle avait assisté à la préparation d'un serviteur en livrée.

Celui-ci avait filé à l'anglaise quand il avait entendu des pas ! Jacquemine et une servante des communs qui descendaient aux offices de bouche, trouvèrent par terre une drôle de plante qu'il avait laissé choir. Aussitôt Carlotina les avait rejointe et demandé ce que c'était, là-dessus, Jacquemine avait été formelle, c'était une plante dont il valait mieux se garder !

Carlotina sortit de la poche intérieure de son jupon un petit livre, l'ouvrit et montra à Édith la page choisie. Il y avait une plante séchée on ne peut plus ordinaire et Édith ne trouva rien à redire sur elle, pourtant Carlotina fit la grimace.

— Voilà la fameuse plante, dit-elle, je l'ai conservé pour trouver ce qu'elle avait de particulier.

— Avez-vous trouvé ? interrogea Édith en touchant du bout des doigts la tige séchée.

— Oui. Après l'avoir comparée avec les plantes d'un herbier, je peux vous assurer que c'est une trompette des anges(2) ! Faut faire attention avec où elle vous jouera de mauvais tours !

Édith retira vitement ses doigts de sur elle.

— Mal dosée, elle conduit au trépas, bien dosée, elle donne des hallucinations. Elle donne une soif intense, une vision floue, une peur de la lumière, la température grimpe, le cœur s'emballe. C'est une plante de sorcière ! Faut pas y toucher ! Une grosse poignée peut tuer un enfant !

Édith pâlit violemment, l'air lui manquait tout à coup ! Elle chancela et Carlotina l'escorta à sa couche pour qu'elle prenne un appui. Édith voulut se relever mais ses jambes tremblaient encore trop. Elle se rassit et se tint la tête. Les conséquences de cette révélation étaient vertigineuses !

Sanloi avait tenté de droguer peut-être funestement le Dauphin de France et Val-Griffon !

Se rappelant que Carlotina avait vu l'agresseur, elle lui attrapa le bras.

— À quelle date avez-vous assisté à la préparation de la tisane ?

— Le 27 au soir, à l'heure où les cuisines sont presque vides.

Édith ferma les yeux, tout collait.

— Avez-vous recroisé ce serv iteur ?

Carlotina réfléchit et répartit par la négative.

À cet instant, Anne entra dans la chambre complètement bouleversée. Elle était livide et ses gestes confus. Elle courut vers Édith et se jeta dans ses bras. Contre son cœur, Édith sentit le sien battre à tout rompre.

Anne n'était pas une personne qui vivait des frayeurs à tout propos, elle était d'un tempérament calme et posé, pour que quelque chose l'épouvantât à ce degré, cela devait être grave.

— Que vous arrive-t-il ? la questionna immédiatement Édith.

— Oh Édith, c'est horrible, on vient de porter un cadavre dans l'antichambre de Mademoiselle !

— Un cadavre ! s'écrièrent de concert Édith et Carlotina.

— Dame-oui ! C'est affreux, inhumain, un laquais a expiré presque devant nos yeux ! Il répétait qu'il avait chaud, qu'il avait soif, que son cœur bondissait comme une sauterelle ... son corps est encore chaud, il s'est écroulé dans la garde-robe, Seigneur ! Mademoiselle a chassé tous ses gens et refuse qu'on appelle les gardes ! Elle m'a renvoyé sèchement...

Édith laissa Anne aux bons soins de Carlotina et fondit vers la porte !

Elle descendit quatre à quatre l'escalier, il était urgent qu'elle rejoignît les appartements de la duchesse de Montpensier !

En courant dans les couloirs des domestiques, elle repensa aux paroles de Val-Griffon, il lui avait dit que Sanloi avait en sa possession une livrée de Son Altesse Royale Mademoiselle... ce qui pouvait très bien signifier... que le cadavre pouvait être...

GLOSSAIRE : 

(1) Philippe d'Orléans (1674-1723), futur Régent à la mort de Louis XIV.

(2) Datura.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez