L'esprit en ébullition, elle atteignit l'antichambre de la duchesse de Montpensier, seulement un valet de pied montait la garde et refusait de lui donner accès à la pièce. Édith perdit patience et s'énerva, elle tempêta, tapa du pied, rien n'y fit, les portes demeuraient closes ! La jeune fille tourna les talons et fit mine d'aller à la chapelle qui était à côté des appartements de la duchesse de Montpensier, et profita de ce qu'une paire de dames venaient porter leur souliers par-ici pour rebrousser chemin. Elle se baissa pour passer inaperçue, y parvint et se glissa dans le cabinet de son Altesse Royale Mademoiselle !
De là, elle pénétra dans l'antichambre !
Son entrée fit lever les yeux de la Grande Mademoiselle qui était seule devant le cadavre étendu sur une civière.
— Je me doutais que vous pointerez le bout de votre nez mademoiselle de Montgey, dit-elle comme si c'était une évidence.
— Pardonnez-moi, je viens d'apprendre la nouvelle et...
— Je comprends, répondit-elle d'un ton qui rendait ses paroles sibyllines.
Édith n'osa pas s'avancer dans la pièce et resta sur le seuil de la porte. Elle baissa son regard sur le défunt et vit qu'un doigt manquait à une main ! Elle courut vers lui et l'examina, avant de reculer, déconcertée. Ce n'était pas Sanloi !
Sa déception se peignit sur son visage et la duchesse de Montpensier lui demanda quelle en était la raison. Édith releva lentement son regard sur elle et déglutit.
— Je croyais que... que ce serait une autre personne...
— Une autre personne ? Avez-vous besoin de voir quelqu'un ad patres, mademoiselle de Montgey ? l'interrogea-t-elle en la fixant d'un air impénétrable.
— Non ! Non ! Du tout, se reprit Édith en rougissant.
Elle baissa les yeux, soumise, parce qu'elle sentait que Son Altesse Royale Mademoiselle l'examinait de pied en cap et Édith avait la désagréable intuition d'être percée de part en part par son regard d'aigle.
— Cet homme a tout de l'homme qui a agressé le Dauphin dans les bois... murmura-t-elle avant de se frapper la bouche.
Qu'avait-elle le chic pour faire des bévues !
La duchesse de Montpensier se crispa et devint tout à coup hostile, son port raide et sa bouche pincée témoignaient de son mécontentement.
— Vous m'avez percé à jour, mademoiselle de Montgey.
Édith recula instantanément, prise de panique, elle se sentait à la merci de cette grande dame en qui elle avait mis sa confiance, bien naïvement, mais qui était-elle au fond ? Anne avait soulevé que la passivité de la duchesse de Montpensier dans les intrigues de la Cour était suspecte...
Qu'avait-elle manqué de remarquer ?
— Approchez, mademoiselle de Montgey, je ne vous ferai rien, vous êtes une jeune personne fort habile et rusée, je vais donc éclaircir l'énigme qui vous tarabuste l'esprit.
Sur ses gardes, Édith marcha et s'arrêta près de la cousine du roi.
— Ce pauvre homme était un bon et fidèle serviteur qui faisait parti de mes gens. Je l'avais secrètement missionné d'aller donner un avertissement à ce maudit Charles de Val-Griffon pour toutes les manigances qu'il développe avec son père ! Je sais que c'est lui la cause de vos maux de réputation, le comte a soudoyé d'Hozier et je sais également qu'il a collaboré avec votre ennemi de province le greffier. Toutefois, je ne pensais pas que ce brave homme se tromperait et s'en prendrait au Dauphin au lieu de Val-Griffon ! Vaut-il mieux qu'il soit mort, paix à son âme, car le courroux de Sa Majesté aurait été immense...
Édith était assommée parce qu'elle oyait de la bouche de la cousine du roi. Si Charles était en si mauvaise posture, c'était in fine, de la faute de Son Altesse Royale Mademoiselle, et par extension : la sienne ! Ses problèmes en avaient entraîné d'autres jusqu'au malheur qui s'était abattu sur le Dauphin !
Quel écheveau ! Les intrigues de la Cour la dépassaient et elle ne savait plus à quel saint se vouer !
— Alors Mademoiselle, cela revient à dire que si Charles est en état d'arrestation... c'est à cause de...
— Le clan de la Marquise devait être châtié pour avoir informé le roi de votre souci de noblesse et vous avoir mis une épée de Damoclès sur la tête ! repartit-elle courroucée. Vous comptez beaucoup pour moi, mademoiselle de Montgey, je me suis habituée à vous et je vous vois un peu comme ma fille. Cela m'a enragé d'avoir été battue de justesse par cette putain de Montespan et ces Val-Griffon de malheur ! J'ai déjà perdu mon cher Lauzun à cause d'elle, je ne permettrai que cela se reproduise !
Édith se boucha les oreilles et tomba à genoux, elle ne voulait plus rien entendre, tout en elle était partagée entre la colère la plus ardente et un sentiment empoisonné d'avoir été trahie... Et dans cette bataille, la vie de Charles n'était suspendue qu'à un fil fragile...
Pourtant, une pièce ne collait pas : le défunt n'était pas Sanloi !
— Ce n'est pas lui qui a agressé Monseigneur, dit Édith d'une voix étouffée.
— Que dites-vous ?
— Ce n'est pas l'homme qui a agressé Monseigneur. Même si ce domestique a un doigt en moins, tout comme celui qui a attaqué le Dauphin... Ce n'est pas lui... Son agresseur a fait une mauvaise rencontre dans les bois...
— Un grand loup blanc oui, je suis au courant.
Édith leva la tête, ahurie que tout aille si vite en ce lieu monumental ! N'y avait-il donc plus aucun secret pour quiconque ?
— Le Dauphin ne cessait de le répéter dans son délire qui a bien duré deux jours. À son réveil, il a tout rapporté de l'incident à Montausier, qui s'est fait un devoir de le répéter à Sa Majesté.
Édith ferma les yeux, ne sachant comment faire pour que s'arrête cette tempête déchaînée !
— Si ce n'est pas lui, alors qui est-ce, mademoiselle de Montgey ? Ne me mentez pas, je sens que vous le savez.
— Le vicomte de Sanloi. Il semble qu'il se soit fait employer comme jardinier au Trianon de porcelaine, avant de devenir un de vos laquais...
— Plaît-il ! s'écria la duchesse de Montpensier, estomaquée et furieuse.
— Sanloi a été aperçu en train de préparer une infusion de trompette des anges dans les communs qui devait servir à droguer Charles de Val-Griffon, hélas, Monseigneur en a bu, et c'est cela qui l'a mis au plus mal !
— Je ne peux croire que ce serpent fut sous mon nez depuis tout ce temps !
Édith s'éclaircit la voix, mal à l'aise et avoua :
— Un justaucorps de votre livrée a été retrouvé dans les affaires du vicomte de Sanloi...
La Grande Mademoiselle la détailla du regard, plus courroucée que jamais.
— Vous êtes en connaissance de beaucoup de choses pour quelqu'un qui aurait passé ces derniers jours cloîtré dans sa chambre, mademoiselle ! souleva-t-elle subrepticement.
Édith refusa de répondre et ne le ferait que sous sommation. La duchesse de Montpensier ne renchérit point, elle saurait la vérité tôt ou tard. Elle avait de l'expérience dans le domaine.
— Ce vicomte de Sanloi ne me cause que du souci ! Je maudis le jour où il est venu me voir pour que j'intercède auprès de certains hommes de loi à cause de ses pharamineuses dettes de jeu ! Ses créanciers lui couraient après comme un chien un cerf ! J'ai eu le malheur de le méjuger sur le peu que je connaissais de sa personne ! En société, il était plaisant, sa belle éducation dans le monde était exquise, sa conversation spirituelle, et bien mal m'en prit de lui proposer un marché ! Quelle folie de le placer auprès de Monseigneur pour tenter de faire perdre de l'ascendance à ce Val-Griffon ! Vous connaissez l'histoire, je ne vous apprends rien. Malheureusement, son côté échaudé n'a pas plu au Dauphin et son odieuse conduite lui a valu la Bastille !
Elle fit une pause et reprit.
— Lorsque nous sommes arrivées à Versailles, Val-Griffon m'a avoué que ce fat avait osé voler « la larme de l'Océan » pour le perdre ! Heureusement, il a réussi à la reprendre à ce voleur, grâce à une personne dont il n'a pas voulu me donner le nom, et à la replacer à temps ! Le Dauphin ignore tout de l'affaire. Contre son silence, Val-Griffon m'a obligé à faire profil bas sans quoi il parlerait au roi de mes manigances ! Il m'avait également certifié qu'il avait obtenu de Sanloi qu'il ne paraisse plus jamais à la Cour. Aux dernières nouvelles, il devait s'embarquer pour l'Italie. Je croyais cette affaire enfin close !
La duchesse de Montpensier interrompit ses mots afin de ne pas blasphémer, c'eut été malséant et malvenu même si la colère grondait en elle. Elle se tourna, marmonnant, implorant le Ciel, pendant qu'Édith se penchait sur le cadavre. Son front était encore mouillé de transpiration.
Elle glissa sa main sous son justaucorps et attrapa une fiole, elle était à moitié pleine. Elle l'ouvrit et renifla son odeur : c'est du vin. Elle se leva et alla verser le contenu dans un verre vide et découvrit des morceaux de trompettes des anges ! Le laquais avait été empoisonné !
Sanloi l'avait occis pour s'assurer de son silence...
Édith se signa et pria pour son Salut, il était en d'autres mains à présent...
La demoiselle frissonna en jetant un regard peiné au défunt, Sanloi s'était débarrassé de lui avec lenteur, avec cruauté même, puisqu'il avait sans doute coupé le doigt de ce pauvre homme afin de masquer tout rapprochement avec lui et l'agression du 28 juillet... C'est dire s'il était redoutable...
Cette révélation morbide arracha un cri à la Grande Mademoiselle qui lui demanda d'un ton rude :
— Savez-vous où se terre cet intriguant de l'Enfer !
— Non...
— C'est une ignorance dangereuse... cela lui laisse le temps d'agir et d'ourdir ! Si le vicomte a des complices, il faut les débusquer et les arrêter ! L'affaire prend une tournure bien trop périlleuse... Mademoiselle, reprit la duchesse hésitante et tendue, avez-vous eu vent d'un masque noir dans vos recherches ?
— Oui, mais je ne sais où il est.
La Grande Mademoiselle ferma les yeux et serra les dents.—
— Si vous le retrouvez, amenez-le moi, c'est le masque que j'avais prêté à ce pauvre homme pour passer inaperçu, hélas, mes initiales sont cousues sur le revers ! Bien, maintenant disposez mademoiselle, je dois aller informer le marquis de Sourches afin qu'il prenne des mesures !
Édith fut douchée d'être chassée comme une simple fille de cuisine et marcha, blessée par ce manque de considération, vers la sortie. Elle s'apprêtait à quitter l'antichambre de la duchesse de Montpensier, lorsqu'elle se retint d'abaisser la poignée de la porte.
Une question la brûlait et tournant le dos à la Grande Mademoiselle, elle la lui posa timidement, le ventre noué. — Mademoiselle... et moi... ai-je été appelée à vos côtés pour être votre pion dans votre bataille contre la Montespan ? dit-elle en sentant des larmes lui mordre les yeux.
Le silence de la duchesse de Montpensier la mortifia et Édith eut la nausée de cette Cour que tout le monde enviait et qui était le pire des pièges. Or ce qui la blessa le plus était qu'elle aussi avait pris du sentiment pour Son Altesse Royale Mademoiselle et la considérait comme une femme honnête... Mais quelle femme honnête jouerait la vie d'une demoiselle de cette façon ?
— Je me suis trompée à votre égard, dit la duchesse la voix étranglée, le Seigneur m'est témoin, je suis rongée de culpabilité à votre égard car... je crois que je vous aime, Édith. Oui, je vous aime comme ma fille et je vous ai jetée dans la fosse aux lions pour une guerre qui n'était pas vôtre... Je m'en repends toutes les nuits, je prie pour me racheter... et je vous le dis du plus profond de mon cœur, je ne laisserai pas votre réputation se ternir davantage.
Édith était toujours de dos et pleurait abondamment, la main tremblante sur la poignée dorée et sculptée de la porte.
— Quand le roi a prononcé cette horrible sentence, j'ai manqué de tuer la Montespan devant tous, j'ai failli m'emporter de manière irrévocable. Cette blessure mortelle qu'elle vous a infligée à cause de ces Val-Griffon de malheur, je l'ai partagée avec vous et depuis, je ne vis que pour vous venger ma colombe à l'aile brisée... C'est ce qui m'a conduit à envoyer ce brave homme pour une basse besogne. Toutefois, j'avais commandé un avertissement, rien de plus... le meurtre était exclu.
Édith se retourna, les yeux rouges, tout en pleurs, le visage exprimant une profonde affliction qui fit monter les larmes aux yeux à la duchesse de Montpensier.
— Si ce que vous venez de me dire est sincère... alors ne nous abandonnez point. N'abandonnez ni Val-Griffon, ni moi, à notre sort... Il ne vous a pas vendu et il joue sa vie pour retrouver Sanloi...
— Ma chère enfant... je n'en ai plus le pouvoir... Les charges contre Charles de Val-Griffon se sont aggravées après le second discours que Montausier a tenu à Sa Majesté cet après-dîner. Quelqu'un aurait été témoin de la scène dans les bois et l'aurait rapporté à Montausier... Val-Griffon n'est plus seulement en état d'arrestation pour avoir mis en danger Monseigneur... Il est accusé d'avoir attenté à la vie du Dauphin... Quoiqu'il survienne, c'est la mort qui l'attend...