Ce regain de vigueur permit à Aélya de réfléchir à plein régime et moins d’une heure après son prélèvement, elle retourna devant la porte.
- Baptise est occupé, indiqua l’éleveur, amusé.
La blague parvint à faire rire Aélya.
- J’aimerais parler à l’éleveur de Mélissa. Ce n’est pas urgent. Est-ce possible ?
- Il est disponible immédiatement. Tu peux entrer.
- Oh… merci.
- De rien. Tu comptes convoquer beaucoup d’éleveurs ?
- Je ne l’ai pas convoqué, gronda Aélya. J’ai gentiment demandé la permission de lui parler.
- T’inquiète. Je blaguais. Ok, ce n’était pas drôle. Première porte à gauche.
Aélya ronchonna. L’humour de cet éleveur la décontenançait. Elle entra dans la pièce indiquée. Un éleveur l’attendait.
- Bonjour, monsieur.
- Bonjour, Aélya. Que puis-je pour toi ?
Aélya observa la salle pour y découvrir la machine à traire de Mélissa. Simple, sobre, légère, évidemment neutralisée.
- Il faut environ deux heures de marche pour se rendre au marché, commença Aélya.
- Qu’en sais-tu ? Tu n’y es jamais allée ! fit-il remarquer.
Aélya sourit puis indiqua :
- J’ai le plan complet des fermes dans ma tablette.
- Ah… dit-il en souriant.
- Mélissa vient toutes les deux heures environ, continua Aélya. Serait-il possible que cette machine ait une jumelle au marché ?
L’éleveur transperça Aélya des yeux en penchant la tête. Il prit le temps de réfléchir puis annonça :
- Cela nous demandera de réorganiser toute notre chaîne d’approvisionnement.
- En la simplifiant, précisa Aélya. Les hommes viendront eux-même chercher le lait au marché. Vous n’aurez plus à vous occuper de la distribution. Le lait maternel se conserve bien au frigo. Mélissa peut transporter elle-même sa production de la nuit dans un frigo portatif. Rien d’infaisable pour vos ingénieurs.
L’éleveur sourit. C’était la simplicité même. Il grimaça. En agissant de la sorte, il offrait la liberté à son animal. Un petit moment passa en silence. La porte en s’ouvrant fit sursauter Aélya qui ne s’y attendait pas.
- Aélya ? Que se passe-t-il ? demanda Mélissa, très méfiante et sur ses gardes.
- Aimerais-tu avoir la possibilité de te rendre au marché ? demanda l’éleveur.
- Oui, beaucoup, indiqua Mélissa.
Son éleveur répondit « Hum » puis les renvoya d’un geste de la main. Mélissa se montra très réservée, presque apeurée.
Le lendemain, lorsque Saule la vit rejoindre le groupe, elle cingla :
- La vache vient avec nous ? Ton lait n’est pas pour les hommes !
Mélissa ne répondit rien. Sa glacière pleine de son lait nocturne lévitant près d’elle, elle s’avança sur le chemin. Elle avait intérêt à ne pas traîner pour arriver à temps pour sa prochaine traite. Aélya soupira. Elle se retrouvait seule.
Elle se fit elle-même le déjeuner, regrettant amèrement l’absence de Mélissa et de ses bons petits plats. De ce fait, elle ne consomma que de la confiture sur des brioches, arrosées de jus de fruits. Repas fort peu équilibré. Elle compenserait le soir.
Stan ne lui fit aucune remarque et ne préleva à nouveau que quatre poches. Il fit de même au prélèvement de la fin d’après-midi, juste avant le retour des femmes. Aélya allait passer la porte extérieure lorsqu’il l’interpela, les poches à la main.
- Oui, monsieur ?
- J’ai oublié. Je devais te dire… En même temps, je m’en contrefous, ça doit être pour ça. Mais bon, on m’a demandé te le dire. C’est l’anniversaire de Jasmine demain. Elle a trente-sept ans.
- Pardon, monsieur, mais vu que nous ne sommes pas dans le système solaire, c’est quoi, un an ?
- Trois cent soixante-cinq jours, répondit-il amusé.
- Vous contrôlez la luminosité au sein des fermes. Qu’est-ce qui me prouve qu’un jour ici correspond à une journée terrestre ?
- Rien, répondit-il un sourire complet sur le visage. Bonne soirée, Aélya.
Voilà qui confirmait ses doutes. En revanche, cela ne lui disait pas si les jours étaient plus ou moins longs que sur Terre.
- À vous aussi, monsieur, lança-t-elle.
Mélissa se montra expansive, intarissable et répéta un milliard de fois « merci » à Aélya. Saule ne cachait pas son agacement. Mélissa l’ignora pour continuer à raconter sa merveilleuse journée au marché et combien elle était redevable à Aélya de son intervention auprès de son éleveur. Saule grondait de déplaisir. L’ambiance était à la fois légère et lourde, selon vers qui on se tournait. Le dîner fut grandiose, Mélissa s’y plongeant avec envie et excitation.
Aélya se rendit dans la hutte de Mélissa pour l’informer de l’anniversaire de Jasmine le lendemain. Elle hurla de joie.
- J’adore les fêtes ! Tu verras ! Ce sera grandiose !
- Je n’en doute pas. Nous en avons toutes besoin.
Maggie aida volontiers Mélissa à choisir les plats. La fête fut magnifique. Il flottait un air positif. Aélya sentait cependant que cela ne durerait pas.
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- Comment tu as fait ? demanda Salome.
Aélya dégustait tranquillement son dîner. Elle leva les yeux sur la femme au ventre proéminent debout devant elle, de l’autre côté de la table.
Depuis une dizaine de jours, la vie se déroulait normalement. Aucun incident n’avait été à déplorer. Les douze poches de sang quotidienne prélevées sur Aélya lui permettaient de passer plusieurs heures par jour à lire dans son coin favori, entre des rochers, près d’un petit ruisseau.
Elle pouvait y voir des papillons et des libellules, ainsi que des poissons brillants. Le lieu silencieux lui apportait la paix requise pour saisir pleinement les publications de Baptiste. Le sol sablonneux lui fournissait un excellent support d’écriture.
- Comment j’ai fait quoi ? demanda Aélya.
- Pour obtenir la liberté de Mélissa !
- J’ai demandé à son éleveur, répondit Aélya.
- Tu as juste demandé à son éleveur ?
Aélya acquiesça.
- Hé Aélya ! lança Saule. Tu dois drôlement bien sucer pour obtenir leur attention de cette façon !
Aélya lui lança un regard navré mais choisit de ne rien répondre.
- Tu peux leur demander quelque chose pour moi ? demanda Salome. Je veux dire… Tu l’as fait pour Mélissa, pas vrai ? Tu peux aussi le faire pour moi…
- Qu’est-ce que tu veux, Salome ? demanda Aélya qui ignorait totalement que sa compagne puisse désirer quoi que ce soit.
- Garder mon bébé, annonça la femme au gros ventre.
Aélya eut l’impression qu’on serrait son cœur dans un étau.
- Salome, non…
- Je t’en prie ! J’ai besoin de le garder ! supplia-t-elle d’une voix tremblante et pleine de larmes.
- Salome, c’est impossible.
- Je n’en demanderai pas d’autres. Je leur en ai donné douze. Je peux bien en avoir un. Juste un ! En garder un ! Un seul ! Mélissa pourra le nourrir ! J’en prendrai soin ! Je t’en prie. Demande-leur !
- Non, répéta Aélya, l’âme déchirée.
Le visage de Salome changea. De triste et misérable, il devint dur et froid.
- Tu le fais pour Mélissa mais pas pour moi ? gronda-t-elle.
- Salome. Ça n’a rien à voir avec toi. Ils refuseront, c’est tout.
- Tu n’essayeras même pas ! comprit-elle.
- Ils refuseront de toute façon.
- Tu n’en sais rien ! hurla Salome.
Le silence dans la hutte était total. Aélya constata que Saule observait l’échange, un sourire aux lèvres. Ambre et Grenade souriaient à demi, mal à l’aise, comme si elles étaient forcées de suivre Saule. À une autre table, Nali, Lili et Danaïs jetaient un regard effrayé. Jasmine arborait un visage incrédule et surpris, presque neutre. Mélissa, elle, secouait la tête, n’hésitant ainsi pas à montrer son désaccord.
- Tu aides la vache, mais moi, tu t’en fous ? continua Salome.
Aélya allait parler mais Salome continua à crier, hors d’elle.
- T’es une putain de salope ! T’as tes préférées ! Tu ne mérites pas d’être notre chef.
Aélya entendit Saule ricaner. Qu’elle ait monté Salome contre elle ne l’aurait pas surprise.
- Ça n’a rien à voir avec toi, Salome. Ce sont les règles, c’est tout.
- Les règles, tu passes ton temps à les contourner, répliqua Salome, acerbe.
- Ce n’est pas vrai, répondit Aélya. Je m’emploie à les respecter.
- Mais tu as réussi à libérer Mélissa. Tu lui as offert la possibilité d’aller au marché et moi ? Tu n’essaieras même pas ?
- Je ne leur demanderai pas, annonça Aélya d’un ton ferme.
La réaction de Salome la prit de court. La femme, malgré son ventre énorme, grimpa en un instant sur la table pour attraper Aélya par le col et armer son bras pour frapper. Aélya n’esquissa pas le moindre geste de défense. Frapper Salome pourrait lui coûter cher. Si elle la blessait, elle, ou son bébé, cela ne plairait pas aux éleveurs. Si Salome était là, c’était qu’elle avait de la valeur. Aélya ne comptait pas lever la main sur elle, même pour se défendre.
Danaïs, Lili et Nali, à la table voisine, jaillirent pour saisir Salome et retenir son bras.
- Lâchez-moi ! hurla-t-elle alors qu’elle se faisait traîner dehors. Je vais te défoncer Aélya ! T’es une salope !
Et Saule qui ricanait toujours. Aélya soupira de tristesse.
- Ils n’auront pas mon bébé ! hurla Salome depuis l’extérieur de la hutte.
Aélya rejoignit ses compagnes dehors.
- Elle va faire une connerie, dit-elle à Lili, Nali et Danaïs.
Les trois femmes levèrent un regard interrogatif à Aélya.
- Lorsque le jour viendra, et c’est pour bientôt, elle refusera de se rendre à la tour argentée.
- Elle veut accoucher ici, au village ? souffla Nali.
- Il faudra la forcer à…
- Je ne t’aiderai pas, prévint Lili. Je suis désolée, Aélya. Moi aussi j’ai envie de garder mon bébé. Tu ne sais pas à quel point c’est dur. Tu n’as jamais connu ça et je ne te le souhaite pas.
- Je ne t’aiderai pas non plus, annonça Nali.
Les deux femmes retournèrent à l’intérieur, la mine basse.
- Danaïs ?
- Je t’aiderai, promit la femme.
Aélya se tourna vers elle.
- La volonté des éleveurs sera faite, dit Danaïs.
Étrangement, dans sa bouche à elle, cela sonnait juste. Les autres répétaient le mantra sans y croire. Danaïs, mordue à la gorge chaque jour, y croyait fermement.
- Nous n’aurons pas d’autre soutien, maugréa Danaïs.
- Non, en effet. Espérons qu’elles ne s’opposeront pas, murmura Aélya.
Du haut de ses seize ans, que pourrait-elle faire contre les adultes du village si elles décidaient de se dresser face à elle ?
- Quand crois-tu qu’elle va accoucher ? demanda Danaïs.
- Je ne sais pas, avoua Aélya.
Un bruit retentit. Jamais Aélya ne l’avait entendu.
- C’était quoi ? demanda Danaïs. Cela semblait venir de ta ceinture.
Le bruit se répéta. Sa tablette le produisait ! Depuis quand pouvait-elle faire cela ? Elle la déplia. « Salome est en plein travail », annonçait-elle. Les mots étaient accompagnés d’une localisation.
- C’est en train de se produire, dit Aélya. Salome est dans sa hutte.
- Ce truc tout blanc te l’a dit ?
Aélya comprit que sa compagne ne voyait ni les symboles, ni les dessins, ni les mots. Elle rangea sa tablette et les deux femmes prirent la direction de la hutte de Salome. Elles stoppèrent à quelques pas devant. Saule, Grenade et Ambre leur barraient la route.
- Elle ne veut pas aller à la tour argentée. Elle veut garder son bébé. C’est son bébé, annonça Saule.
- Non, c’est le leur, répondit Aélya. Nous leur appartenons. De ce fait, nos bébés aussi.
- Tu n’as aucune idée de ce que ça fait, cracha Ambre. La torture que c’est ! Tu donnes ton sang ? Ce n’est rien comparé à ça ! Cette vie qui grandit en nous, nous la sentons. Elle bouge ! Elle communique avec nous ! Salome a le droit de…
- Non, la coupa Aélya. Cet enfant est à eux. Poussez-vous.
- Tu vas faire quoi, ma poule ? ricana Saule.
- Ils vont les tuer, murmura Danaïs, terrorisée.
- Nous sommes du bétail de qualité, rappela Saule, un sourire mauvais aux lèvres. Jamais ils ne feront cela.
- Cette version-la n’est pas mieux, maugréa Aélya en se massant le front. Les éleveurs prennent tellement bien soin de nous que certains animaux se mettent à se croire au dessus des lois. Putain, mais Saule, tu ne vois pas la chance que tu as ? Ils te demandent du sang. Et toi, Ambre, ils te demandent un bébé. En échange, tu es libre.
Toutes les femmes grondèrent, y compris Mélissa et Jasmine qui observaient la scène, un peu en retrait.
- Tout le monde est prisonnier, d’un système, d’un monde, d’un univers, de règles ! On vous offre de l’air pur, de la nourriture saine, de l’énergie à volonté, des vêtements, des maisons. Tous vos besoins primaires sont remplis et même davantage. Combien de millions d’êtres humains n’ont pas cette chance sur Terre ? Combien sont obligés de vivre dans la misère en se crevant au travail pour un salaire minable. Et merde ! Vous ne comprenez pas un traître mot de ce que je dis.
Les femmes la regardaient effarées. Terre ? Salaire ? Ces termes n’avaient aucun sens pour elles. Aélya n’avait aucune idée de comment les convaincre. Elles ne comprendraient de toute façon pas. Elles avaient un esprit brillant volontairement laissé dans l’ignorance la plus totale.
- Baptiste, j’ignore quelle est la bonne solution. Je ne sais vraiment pas, murmura Aélya, dépitée.
- Qui est Baptiste ? demanda Saule.
- Le dirigeant des fermes. Il contrôle tout ici.
- Et tu l’appelles par son nom ?
- Tu veux que l’appelle comment ? répliqua Aélya.
Seul le silence lui répondit.
- Aélya, j’ai peur, avoua Danaïs. Pour moi. Pour elle. Le bébé de Salome ne devrait plus tarder à arriver. J’ai déjà accompagné Lili et je sais que c’est plutôt rapide.
- Il sera là d’un instant à l’autre, confirma Saule. Regarde Aélya. Personne ne vient. Ces lâches ne viendront pas agir eux-même. Salome aura gain de cause. Moi aussi je sais contourner les règles, tu vois !
- Ils n’ont pas besoin de venir, répliqua Aélya.
- Parce que tu es là, tu veux dire ? Et tu vas faire quoi, ma poule ?
- Danaïs, tu es avec moi, n’est-ce pas ? demanda Aélya.
- Oui, confirma Danaïs. Tu vas faire quoi ?
- Parler avec les éleveurs. Est-ce que vous pourriez les faire s’éloigner, s’il vous plaît ? On va vous apporter Salome.
Les colliers des femmes s’activèrent et elles furent tirées en arrière de quelques pas, juste assez pour créer un passage pour les deux femmes.
- Viens ! Allons chercher Salome, dit Aélya à sa voisine tandis que Saule insultait copieusement Aélya.
- Allez vous en ! Non ! Il arrive ! Je vais pouvoir le prendre ! hurla Salome.
- Moi le haut, toi le bas. Tu es prête ? demanda Aélya en ignorant Salome.
Salome esquissa un geste de défense.
- Voudriez-vous bien entraver Salome, s’il vous plaît ?
Ses bracelets la privèrent de toute capacité de mouvement.
- Aélya, non ! Laissez-moi ! Je vous en prie, non !
Le corps pulsant d’adrénaline, Aélya et Danaïs portèrent sans difficulté Salome jusqu’à la tour argentée. Elles la déposèrent dans le hall. Ce ne fut qu’à ce moment-là qu’elles se rendirent compte qu’elles étaient suivies des autres femmes et vu leur comportement, leurs colliers les forçaient à se trouver là.
- Aélya, Danaïs, dit Baptiste en apparaissant. À genoux.
Les deux femmes obéirent.
- Votre aide vous octroie un privilège. Vous avez la permission de sortir afin de ne pas être témoin de ce qui va se produire maintenant.
Aélya attrapa la main de Danaïs et l’emmena dehors. Elle eut juste le temps d’entendre Baptiste lancer :
- Vous êtes toutes coupables, par rébellion ou par inaction. Voyez les conséquences de votre choix.
L’adolescente ferma précipitamment la porte en tremblant.
- Ils vont faire quoi ? demanda Danaïs.
- Demande pas. Tu veux pas savoir, trembla Aélya.
- Pourquoi ont-elles fait ça ?
- Parce qu’elles n’ont pas compris ce qu’est un éleveur.
Danaïs en frémit d’horreur. Son bracelet vibra.
- Mon consommateur me réclame.
- Y a-t-il un autre moyen d’entrer ? demanda Aélya à la porte.
- Contournez le bâtiment par le sud. Je viens de créer une autre entrée spécialement pour vous, dit la voix désincarnée.
- Merci, monsieur.
- Tu leur parles vraiment, souffla Danaïs, ahurie. Tu oses juste demander.
- Ben oui, répondit Aélya. Ce sont peut-être des tueurs sanguinaires, mais ça n’empêche pas de pouvoir discuter avec eux.
Tout en cherchant la porte, Aélya continua.
- Vous les considérez comme des êtres hors de portée, comme s’ils n’existaient pas.
- Mélissa ne voit jamais d’éleveur, fit remarquer Danaïs. Les reproductrices ne les voient presque jamais. Toi et moi les voyons chaque jour et ressentons pleinement leur présence mais elles… c’est lointain et vague. Un prélèvement sans un mot. Ça n’encourage pas le dialogue.
- Faut-il le permettre ou au contraire l’interdire ?
- Comment ça ?
- Ça serait mieux si aucune communication n’était possible ? S’ils ne parlaient pas la même langue que nous ? Si nous ne pouvions même pas parler ? Faut-il alléger les contraintes ou au contraire les renforcer ?
- Elle est là !
Danaïs poussa la porte et à peine eut-elle passé le seuil qu’elle tomba à genoux. Aélya referma la porte en restant dehors, peu désireuse de voir cette scène. Danaïs ressortit rapidement, deux petits boutons à peine visibles sur sa gorge. Le lendemain matin, ils auraient disparu.
- On rentre ? proposa Aélya et Danaïs, la mâchoire serrée, hocha la tête.
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- Ils ont torturé son bébé ! cracha Saule devant Aélya le lendemain matin.
- Saule ! gronda Mélissa.
- Privilège mon cul ! Tu vas savoir, Aélya, ce que tu as fait subir à Salome ! Il a arraché les doigts de ce nourrisson innocent, un à un, puis ses mains, ses bras. Il l’a démembré, avec précision et ferveur. Il était clair qu’il adorait ce qu’il faisait. Regarde Salome !
La femme était méconnaissable. Pâle, elle tenait à peine debout. Elle pleurait abondamment.
- Lorsqu’il a eu terminé, il a jeté les morceaux sur Salome en lui disant « Tu voulais ton bébé ? Le voici ! ».
Salome se mit à hurler. Aélya sourit. L’acte avait de la classe, à n’en pas douter. Baptiste avait fait fort. L’adolescente était ravie de ne pas avoir eu à regarder ça en direct. Le vivre et l’entendre étaient deux choses très différentes. Là où tout le village en aurait des cauchemars pendant des années, Danaïs et Aélya seraient épargnées.
- Je leur donnerai mes enfants, tous, murmura Lili, une main sur son ventre, se balançant d’avant en arrière comme pour se bercer elle-même.
Aélya sourit. Baptiste avait obtenu ce qu’il voulait. La volonté des éleveurs était faite.
- Ça te faire rire, salope ? gronda Saule.
Aélya prit un visage grave.
- C’est de ta faute, Saule.
L’adulte en hoqueta de stupeur.
- Tu veux te rebeller, hein ! gronda Aélya. Sauf que t’as pas le courage de le faire toi-même alors tu envoies les autres au casse-pipe. Tu as encouragé Salome dans sa volonté de garder son bébé. Tu l’as convaincue d’aller jusqu’au bout. T’es contente ? T’as réussi. Elle est anéantie à cause de toi. Tu es fière du pouvoir que tu as sur les autres ? Et si tu t’en servais pour prendre soin de tes compagnes au lieu de les enfoncer ?
- Je… ne…
Ambre fronça les sourcils en dévisageant Saule. Aélya insista.
- Tu veux lutter ? Tu veux te battre contre eux ? Fais-le toi-même au lieu de te cacher dans l’ombre ! Affronte ton éleveur. Refuse de lui donner ton sang. Montre ce que tu as dans le bide, Saule.
- Aélya ? T’es folle ? lança Danaïs. Tu ne vas pas l’encourager à…
Pour toute réponse, Saule fondit en larmes.
- Ben non, tu peux pas. Saule…
L’adulte sanglotante leva les yeux sur la chef de village.
- Tu n’es pas une lâche. Tu es juste brisée. Essaye de te pardonner. Ça ira mieux après, tu verras. Ils sont trop forts, c’est tout. Accepte-le et ta vie en sera améliorée, crois-moi.
Saule se tordit en deux de douleur, une souffrance interne. Aélya ordonna le départ pour les différentes activités de la journée. Saule resta sur place avec Ambre. Aélya n’en avait cure. Il n’y avait aucune obligation de travailler.
Dès le retour des femmes, Aélya alla prendre des nouvelles de Salome, qui était partie pour le marché.
- Elle a passé la journée avec un homme. Ils n’ont pas baisé. Ils ont discuté. Elle se sent mieux, je crois, dit Mélissa.
- Tant mieux, dit Aélya.
- Saule et Ambre ne t’ont pas embêtée ?
- Non. Elles m’ont aidée à faire le repas.
- Oh ! Sacré changement !
- Hum, répondit Aélya.
Le comportement de Saule changea radicalement et durablement.
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- Pourquoi nous amener ici ? demanda Saule, surprise.
- Parce que je parle avec les éleveurs, dit Aélya.
- Baptiste n’est pas disponible, lança la voix désincarnée.
Aélya rit. Les femmes jetèrent des regards ahuris.
- Ne faites pas attention. C’est une blague entre lui et moi, précisa Aélya.
- Bref, dit l’éleveur. Qu’est-ce que tu veux, encore, Aélya ?
- Parler à leurs éleveurs.
- Celui de qui ?
- Toutes, précisa Aélya.
- Je les contacte.
- Pourquoi veux-tu les faire venir ? demanda Saule alors que Grenade, Salome et Ambre frissonnaient.
- Parce que votre bonheur m’importe, répondit Aélya.
- Je te remercie mais ça va plutôt bien, dit Grenade.
Aélya sourit.
- Ce n’est pas exactement toi que je vise.
- Pourquoi je suis là alors ?
- Vous ne pouvez pas attendre un peu ?
La porte s’ouvrit.
- Ouah ! Rapide ! s’exclama Aélya en passant le seuil.
- Nous t’écoutons, dit un des quatre éleveurs en soupirant.
Aélya constata la présence de Stan un peu en arrière.
- Les travaux des nouvelles fermes seraient-ils assez avancés pour leur permettre de déménager dans leur propre village, avec Saule pour chef ?
Les femmes hoquetèrent de surprise. Les éleveurs se regardèrent calmement, réfléchissant intensément.
- Tu veux… parce qu’on peut… bafouilla Saule. Tu pourrais… Aélya ? T’es dingue !
- Ça vous intéresse ? demanda l’éleveur.
- Carrément ! s’exclama Saule.
Toutes les femmes hochèrent la tête sauf Salome qui resta muette.
- Ah oui, pardon, j’ai oublié de préciser, dit Aélya. Il faudrait que le marché de l’autre village et le notre soit commun.
- Pour ne pas perdre le contact avec leurs copines ? cracha l’éleveur dont le ton indiquait clairement qu’il n’en avait cure.
- Non, pour que Salome garde son amoureux.
L’éleveur de Salome hocha la tête et les autres se tournèrent vers lui. S’ils échangèrent, ce fut d’une façon inaudible des femmes présentes.
- D’accord. Nouveau village avec le même marché. Salome ? Tu es d’accord ?
- Oui, monsieur, dit-elle en tremblant.
- La navette attend dehors. Tu penses pouvoir les y conduire, Aélya, avec un tableau de bord neutralisé ?
- Oui, monsieur, répondit Aélya.
- Alors vous pouvez y aller.
Les éleveurs s’éloignèrent. Les femmes sortirent. Devant elles se tenait une navette argentée.
- Elle partira quand ? demanda Saule.
- C’est moi qui pilote alors quand je veux. Allez donc dire au revoir au reste du village et récupérez vos affaires. Je vous attends là.
Les femmes partirent en courant. Aélya grimpa dans la navette et appuya sur différents boutons. Qu’ils furent neutralisés ne la dérangeait pas le moins du monde. Elle connaissait par cœur leur utilité. La navette s’enclencha et réagit à merveille.
En attendant l’arrivée de ses compagnes, elle déplia sa tablette et lut tranquillement. Les radars la prévinrent de la proximité des femmes qui la rejoignirent rapidement dans le cockpit. Aélya ferma la rampe d’accès et tira sur les manettes en douceur pour une décollage en souplesse.
- Comment peux-tu savoir manier cette chose ? grogna Saule.
- Je suis particulière, répondit Aélya.
- Nous sommes venues ici dans un de ces appareils, se souvint Ambre. Aélya ! Fais-nous sortir !
- Quoi ?
- Au lieu de nous amener dans notre village, mets le cap vers le haut et libère-nous !
- Tu peux faire ça ? s’exclama Saule, les yeux brillants d’espoir.
Aélya sourit. Elle activa les communications et lança :
- Contrôle ici Aélya. Je demande l’autorisation de quitter le palais.
- Mais t’es con ! Demande pas ! Fonce ! s’exclama Ambre.
- Aélya ici contrôle. Autorisation accordée.
- Quoi ? s’exclama Ambre.
- Putain, mais t’as sucé qui ? grogna Saule, ahurie.
La navette grimpa, traversa le ciel artificiel et sous les yeux incrédules des femmes apparut la nébuleuse, les gaz iridescents, les nuages rougeoyants.
- Voilà. Super, dit Aélya. Et maintenant ? On est au beau milieu de l’espace sans aucune planète habitable à moins d’une centaine d’années lumière. Cette navette ne peut pas créer de trou entre ici et la Terre parce que bon, ils sont pas cons, quand même ! Du coup. On fait quoi ? Pour information, la navette est maintenant dans l’espace. Je sais, vous ne savez pas ce que c’est. Il n’y a pas d’air pour respirer, il fait froid et la pression vous tue en un instant, d’autant que nous sommes en plein milieu d’une nébuleuse.
Les femmes en tremblaient de terreur.
- Vous êtes contentes ? Vous avez pu sortir des fermes. On peut y retourner maintenant ? Ça me rend un peu nerveuse d’être là. Je sais piloter mais c’est tout. En cas d’incident, de collision avec une météorite, je suis incapable de réparer.
- Ramène-nous, demanda Salome d’une voix douce.
- Aélya à contrôle. Nous rentrons à la maison.
- Contrôle à Aélya. Bien reçu.
La navette atterrit en douceur sur le nouveau site.
- Ils gagnent toujours, hein ! maugréa Saule.
- Hum, répondit Aélya en hochant la tête.
- Merci, Aélya.
- De rien. Portez-vous bien !
Les femmes sortirent. Aélya décolla pour retrouver son village. Plus de dix minutes de vol furent nécessaires. Il lui serait impossible de refaire le trajet à pied en moins d’une journée. Entre temps, des forêts, des lacs, des rivières, l’endroit était magnifique. Des montagnes, des vallées, des prés, des fleuves et une vie foisonnante. Baptiste avait crée un environnement idéal. L’Eden ? Était-elle Eve ? Si c’était le cas, où était Adam ?