Narhem perçut les cris et accourut immédiatement sur les murailles, aux côtés des soldats humains, rapidement rejoint par les elfes qui ne dormaient jamais. De là, il vit Khala avancer. Depuis quand était-il revenu ? Où était-il parti ? Il avait intérêt à ne pas manquer d’argument.
Il poussait devant lui une adolescente elfe couverte de sang et tenant à peine debout attachée les mains dans le dos. L’enfant ne l’intéressa pas. Son regard fut happée par le soldat elfe noir traînant Laellia Eldwen. La gardienne de l’anneau était là !
Narhem observa son ami et comprit que Khala comptait égorger les deux femmes sous les yeux des falathens et des elfes. Comment était-il parvenu à capturer une femme elfe ? Narhem l’ignorait totalement mais il trouva Khala très adroit. Les femmes elfes étaient rares et en tuer une troublerait énormément les elfes, sans aucun doute.
Soudain, Narhem fut pris d’un immense doute. Les elfes noirs, malgré leur faible nombre, tenaient très bien la ville et face à un Brian incompétent, ils pourraient peut-être gagner ! Aussi incroyable que cela puisse paraître, trois mille elfes allaient réussir à prendre Falathon. Non, pensa-t-il. C’est impossible. Bien sûr qu’ils vont échouer. Et pourtant, Narhem n’en aurait pas mis sa main à couper… même si elle aurait repoussé de toute façon.
- Elian ? s’exclama Ceïlan à quelques pas de Narhem.
« Elian », répéta Narhem avant d’observer la fillette. Était-ce possible ? L’épine dans son pied, une gamine à l’agonie, une loque couverte de sang ? Et Khala s’apprêtait à lui trancher la gorge. Tant mieux. Narhem sourit avant de grimacer en regardant Laellia. Les deux amies mourraient en même temps et cela, il fallait l’éviter à tout prix. Narhem avait besoin de Laellia en vie pour pouvoir l’interroger, lui extorquer l’emplacement de l’anneau d’Elgarath. Que faire ?
- Laissez-moi vous présenter Elian, fille d’Ariane, lança Khala d’une voix forte en ruyem.
Narhem frémit. « Fille d’Ariane », était-ce bien ce que Khala venait de dire ? Elian, comtesse d’Anargh, était une elfe des bois, la fille de la reine dont Narhem avait permis la destitution. Apparemment, il n’était pas le seul à ne pas comprendre.
- C’est vrai, dit un elfe en lambë. J’ai vu Elian sortir du ventre d’Ariane. J’ai pris soin d’elle durant de nombreuses années. Je l’ai, selon la volonté d’Ariane, confiée à des humains. J’ai… échoué dans ma mission de protecteur. Je l’ai perdue de vue. Oh Elian ! Comment t’es-tu mise dans une telle situation ?
- Dolandar confirme que cette fille est bien l’une des nôtres !
La phrase parcourut la muraille plus vite que le vent. Narhem observa Elian et une véritable rage s’empara de lui. Ariane avait tellement bien joué de cacher l’existence de sa fille.
- Je lui ai déjà posé la question mais je vais la reposer quand même, cria Khala une fois l’animation retombée sur les murailles. Elian, souhaites-tu devenir reine d’Irin ?
- Oui, répondit la salope d’une voix forte qui prit Narhem par surprise.
Couverte de sang, il ne l’aurait pas cru capable de davantage qu’un murmure. Elle cachait son jeu. Elle en avait encore sous le coude. Khala semblait confiant, beaucoup trop. Comment le prévenir ?
- Chers elfes, voici votre reine ! lança Khala tandis que Narhem sautait du haut des remparts.
Il fallait rejoindre le camp au plus vite. Ses jambes mirent trop de temps à son goût pour se ressouder.
- Voici comment meurt une reine, hurla Khala.
Narhem, toujours incapable de bouger, leva le nez pour voir Elian égorger son agresseur. Narhem hurla de dépit. Le destin ne pouvait pas être aussi cruel ! Khala venait de périr, de la main d’une gamine. D’un assassin, lui rappela une petite voix. Il se reprit, leva difficilement une jambe, puis l’autre et, enfin guéri, courut aussi vite qu’il le put vers la tente des anciens, traversant aisément le camp sans se faire voir, tous les yeux étant tournés vers les évènements en cours.
- Tuez-la !
- Qui ça ? demanda un ancien.
- Cette salope de connasse d’Elian !
- En tuant Khala, elle vient de monter sur le trône.
- Je suis le roi ! s’écria Narhem plus en colère que jamais.
- Bien sûr, nous le savons mais pas le reste de notre peuple.
- Saelim est en train de discuter avec elle. Elle semble… prendre en compte ses mots, indiqua un ancien qui observait l’extérieur depuis la porte de la tente.
- Je m’en fous. Tuez-la.
- Je m’en charge, indiqua un ancien avant de saisir un arc et une flèche. Tant que j’y suis, je peux m’occuper de la sœur du roi humain.
- Non ! hurla Narhem. Surtout pas ! J’ai besoin d’elle vivante !
- D’accord, répondit l’ancien surpris d’une telle violence de la part de son roi d’habitude si calme et stoïque.
- Saelim vient de devenir roi, indiqua l’ancien à la porte.
- Je suis le roi ! cria Narhem plus fort que jamais.
- Souhaites-tu que nous le fassions savoir ? demanda un ancien d’une voix très sereine.
Narhem l’observa, calme dans ce moment tempétueux. C’était lui qui avait raison. Se laisser envahir par la colère et la rage ne servirait à rien. Narhem ferma les yeux et médita quelques instants.
- Saelim ordonne le retour à Dalak.
- Alors que vous êtes en train de gagner ? dit Narhem en serrant les poings. Il est… stupide…
- Convaincre les jeunes que tu es le roi ne va pas être aisé. Ils ignorent tout de toi, rappela l’ancien.
Narhem hocha la tête puis secoua la tête.
- Répandez la nouvelle, en douceur, subrepticement. Sous-entendez que Saelim ne mérite pas ce poste, que le vrai roi est toujours vivant, que Khala n’était qu’un prête nom, sans jamais dévoiler mon identité.
- Tu veux que nous sapions l’autorité de Saelim. Bien sûr, nous le ferons.
- Je reviendrai régulièrement vous voir à Dalak afin de vérifier l’avancée et vous donner de nouvelles consignes.
- Elian vient d’être blessée par une flèche de métal noir à l’épaule droite, annonça l’ancien à la porte.
- Parfait. Elle va mourir dans d’atroces souffrances. Vous avez vos ordres. Je compte sur vous. À bientôt à Dalak.
- À bientôt, Majesté, dirent les anciens ensemble tandis que Narhem retournait à Tur-Anion.
Il avait une sœur de roi à torturer.
Les elfes noirs retournèrent à Dalak, guidés par Saelim, qui serait bientôt démoli par les anciens.
Les elfes des bois disparurent, retournant tous à Irin, emmenant Elian agonisante avec eux. Qu’elle crève là-bas, ça fera des vacances, pensa Narhem. Elian ne l’intéressait pas. Seule Laellia lui importait. La princesse fut ramenée au palais où elle fut nourrie.
Laellia restait faible. Impossible de l’approcher. Les médecins ne la quittaient pas. Elle restait dans ses appartements. De plus, Brian avait été choqué par l’enlèvement et les tortures subies par sa sœur. Il avait ordonné une surveillance constante par les meilleurs soldats du royaume.
De ce fait, Narhem ne put l’approcher à moins de dix pas. Son escorte ne laissait personne aborder la princesse. Laellia tentait, en vain, de convaincre son frère de relâcher la surveillance. « Après tout, les elfes noirs sont partis, il n’y a plus de danger » lui martelait-elle, sans succès. Brian ne cédait pas. Il avait eu trop peur. Plus jamais !
Narhem n’en revenait pas. Comment obtenir son secret de la gardienne sans l’atteindre ? C’était impossible. La réponse était là, si proche et en même temps si loin. Narhem n’en pouvait plus. Cette situation représentait une terrible torture.
Un message d’Eoxit le sortit momentanément de sa torpeur. Le nord ne communiquait vers lui qu’en cas d’extrême urgence. De son côté, il les tenait régulièrement informés des évènements en cours et de l’avancée afin qu’ils puissent, dès l’anneau en sa possession, marcher sur Falathon et Dalak.
« Un elfe noir a été attrapé fouinant dans vos appartements au château de Bellast. Il est enfermé au donjon. Que devons-nous en faire ? »
« Un elfe noir », répéta Narhem en pensées. Voilà qui démontrait de réelles compétences chez celui-là car n’importe quel eoxan aurait attaqué s’il avait été vu. Pourquoi venir fouiller ses appartements ? Comment un elfe noir avait-il pu remonter sa trace jusque là haut ? S’agissait-il d’un ancien ?
À quoi bon rester à tout prix à Tur-Anion ? Brian ne céderait ni aujourd’hui, ni demain. Dans dix ans, en revanche… Narhem hocha la tête et décida d’user de patience. Passer un peu de temps à Eoxit lui ferait du bien et une situation calme et tranquille diminuerait la sécurité autour de la gardienne.
Narhem prit sa décision. Il rentrerait chez lui, ce qui lui permettrait au passage d’interroger lui-même cet elfe noir.
Lorsqu’il arriva au château de Bellast, personne ne lui sauta dessus pour l’ensevelir de questions. Tout le monde connaissait la règle : vous vous êtes passé du roi pendant des années, vous pouvez attendre. C’est le roi qui vient à vous, pas l’inverse.
Narhem convoqua un conseil, découvrit les nouveaux avec bienveillance et chaleur, répondit à plusieurs questions, proposa quelques solutions, régla quelques problèmes. La nuit fut douce et agitée, comblée par de nombreuses personnes. La réputation du roi semblait perdurer au fil des années et les conquêtes, féminines ou masculines, en redemandèrent souvent.
Le lendemain, Narhem rendit visite à ses orcs restés à Eoxit. Les animaux l’accueillirent avec une joie démonstrative. Narhem félicita les dresseurs qui s’occupaient bien d’eux puis se décida à descendre dans les donjons. Il avait des réponses à obtenir.
Lorsqu’il vit le prisonnier, il sourit. Sa présence ici était logique. À sa place, lui aussi aurait cherché des réponses.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Beïlan, dit Narhem au prisonnier dans le donjon en lambë, à moins qu’il ne faille te dire que tes nuits soient sombres, finit Narhem en amhric. Je n’ai jamais trop su en ce qui te concerne.
Beïlan frémit. Un humain capable de parler aussi bien les deux langues elfiques et connaissant son identité le déstabilisait totalement.
- Qui êtes-vous ? demanda Beïlan.
- C’est moi qui pose les questions, contra Narhem. Comment Laellia s’est-elle retrouvée entre les mains des elfes noirs ?
- Je l’ai faite enlever, annonça Beïlan en souriant, clairement fier d’en être à l’origine.
Narhem avait envie de l’étriper, de l’empaler, de le démembrer. Beïlan était la cause de la disparition de Laellia, mise à son retour sous haute sécurité. C’était sa faute si l’anneau d’Elgarath était hors de portée. Des charbons ardents sous les pieds ? De l’huile brûlante versée dans la gorge ? Aucune torture ne lui sembla suffisante.
- J’ai profité du désordre crée par la mort du roi humain. J’ai envoyé deux hommes la prendre. Ils m’ont dit combien cela avait été aisé, tous les gardes ne s’occupant que du nouveau roi.
Narhem serrait les poings de rage. Beïlan avait profité qu’il ait assassiné le roi pour agir. Narhem lui avait offert l’opportunité nécessaire. Beïlan insinuait que c’était sa faute. Narhem dut user de toutes ses années de méditation et de contenance de soi pour ne pas se jeter sur l’elfe et le rouer de coups.
- Pourquoi Khala a-t-il été obligé de quitter le campement en plein milieu de l’attaque de la capitale ?
Beïlan perdit tout sourire. Autant il semblait fier d’avoir enlevé la sœur du roi falathen, autant il s’en voulait clairement de cette partie-là.
- Il a appris que je détenais la sœur du roi. Il est venu comprendre pourquoi elle se trouvait à Dalak.
- Dalak ? répéta Narhem.
La question se posait en effet. Pourquoi emmener Laellia aussi loin ?
- C’est l’endroit où vivent les elfes noirs, expliqua inutilement Beïlan.
- Et la raison était ? demanda Narhem, sentant venir une immense colère.
- Elian refusait de céder à mes avances. Laellia est sa meilleure amie. J’ai pensé que la voir se faire torturer l’obligerait à…
- Écarter les cuisses, finit Narhem, sidéré. Tout ça, pour de la baise.
- Mon idée était bonne ! se défendit Beïlan. Elian s’est laissée faire et je serais allé jusqu’au bout si mon père n’avait pas choisi cet exact moment pour entrer dans la chambre !
Narhem en resta muet de stupéfaction. Beïlan détenait Elian. Il savait que Narhem avait demandé sa mort mais il avait choisi de la garder en vie afin de pouvoir mettre sa bite dans son con. Il n’en revenait pas.
- Tu… es un véritable trou du cul. Je n’ai jamais croisé un abruti congénital comme toi.
Beïlan se recula. Narhem l’aurait giflé que le résultat aurait été le même.
- Heureusement que Khala est intervenu ! s’écria Narhem. Elian aurait dû être morte depuis longtemps. Laellia aurait été une formidable monnaie d’échange. Au lieu de ça, tu as… Les elfes et leur bite ! Khala m’avait prévenu pourtant. Je n’en reviens pas !
Beïlan accusa le choc en silence.
- Khala a dû s’absenter pour aller te botter le cul et réparer la merde que tu as répandu. Il en est mort, espère de connard.
Beïlan ne répondit rien à l’insulte. Conscient de sa situation, il choisit, sagement, de rester muet. Narhem vit défiler devant lui des milliers de tortures, toutes aussi douloureuses les unes que les autres, mais également inutiles sur un elfe capable de se guérir, un elfe immortel… Et soudain, l’évidence sauta aux yeux de Narhem. Lui aussi était immortel et il craignait une chose par dessus tout.
- Tu ne sortiras jamais d’ici. Personne ne viendra jamais te rendre visite. Tu es jeune. Profite bien de tes siècles à venir sans voir le ciel, ni manger, ou boire.
À ces mots, Narhem sortit et les gardes refermèrent la porte derrière lui. Beïlan ne cria pas, ne demanda pas grâce. Narhem n’en eut cure. Il s’éloigna, désireux d’oublier cette merde pour toujours.
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- Tu souhaites atteindre la sœur du roi, j’ai bien compris ? murmura la femme nue dans son lit.
- Pour lui soutirer une information, confirma Narhem.
- Mais elle est très bien protégée.
- Son frère parano la couvre de gardes.
- On ne peut pas lui donner tort. Tu veux la torturer… fit judicieusement remarquer la femme avec qui Narhem venait de partager de longs moments de plaisir partagé.
Narhem lui envoya tout de même un regard noir assorti d’une grimace dégoûtée.
- Tu as juste besoin d’une diversion. Les gardes s’en iront si une menace plus grande survient.
- J’ai déjà tué un roi pour faire diversion, gronda Narhem.
- Recommencer ne doit donc pas te poser énormément de problème, fit-elle remarquer légèrement.
Le régicide ne la troublait pas plus que ça. Il était connu de tous que Narhem était immortel et vivait depuis trop de saisons pour compter. Tout le monde se doutait qu’en autant d’années de vie, il avait dû faire énormément de choses, pures et impures.
- La situation était différente. Il m’était aisé de faire accuser quelqu’un d’autre à ma place.
- C’est important que tu ne sois pas désigné ?
- J’essaye de bien me faire voir là-bas, expliqua Narhem. Si on m’accuse, je devrais m’éloigner pendant au moins une génération afin que mon visage soit oublié. L’anneau risque d’avoir changé de main, disparu entre temps. Je ne peux pas me le permettre.
- Si son frère le roi meurt, ça t’ouvre une porte d’entrée ou pas ?
- Difficile à dire. Les gardes chercheront le coupable mais ils risquent aussi de la protéger encore plus.
- Elle montera sur le trône ? interrogea la belle aux seins charnus.
- Non, bien sûr que non. Yillane est reine. Il lui suffira de se remarier. En plus, elle est enceinte alors la succession est assurée. Laellia n’est qu’une pièce rapportée, la sœur du roi par alliance.
- C’est vers Yillane que se tourneront les gardes, annonça judicieusement la bourgeoise aux yeux bruns.
- C’est probable, oui, confirma Narhem.
- Laissant Laellia totalement disponible pour répondre à tes questions, continua-t-elle.
- Brian n’est pas un bon stratège mais il n’est pas stupide non plus. Son prédécesseur a été assassiné et malgré le retrait des forces elfiques sombres, il continue à protéger sa sœur… et lui-même. Il a du flair. Il sent que quelque chose ne va pas. Il ne sait pas quoi mais il suit son instinct. L’atteindre sera difficile voir...
- Guero te fournira le nécessaire, assura la femme.
- Guero ? répéta Narhem, certain de n’avoir jamais entendu ce nom auparavant.
- C’est un alchimiste. Ses philtres d’amour sont de l’arnaque. Ses poisons, en revanche…
Il y eut un petit silence. Narhem transperça son interlocutrice des yeux, la voyant soudain sous un angle différent. Son absence de trouble face à un meurtrier venait-il du fait qu’elle faisait partie du club ?
- Tu veux que j’empoisonne le roi, comprit Narhem.
- De quoi semer une sacrée pagaille sans que quiconque puisse remonter ta trace.
Narhem se souvint que la jeune femme lui avait proposé un verre de vin au début de leur rencontre, qu’il avait refusé, n’ayant pas besoin de boire et ne pouvant être touché par l’ivresse.
- J’ai des raisons d’avoir peur du contenu du verre que tu m’as proposé ?
À ces mots, la femme afficha un visage outré avant d’avaler le verre d’un trait.
- Ça ne prouve rien. Tu aurais pu avaler l’antidote avant, fit remarquer Narhem.
- Vouloir tuer quelqu’un d’immortel serait totalement stupide.
- D’autres ont essayé, répliqua Narhem.
- Cela indique juste leur niveau de crétinisme.
Narhem sourit avant de redevenir sérieux.
- Où puis-je trouver ce Guero ?
- Dans les marécages à l’est d’Eoxit.
- À quoi ressemble-t-il ?
- Nul ne le sait. Il vit à l’intérieur et n’en sort jamais. Quiconque entre dans les marécages s’y perd et y meure, de faim, de soif, d’épuisement ou avalé par un crocodile.
- Comment communique-t-on avec lui ?
- Via des oiseaux… des busards, dressés à faire l’aller et retour tout en portant des messages, de l’argent, ou des fioles.
Narhem sourit. Guero devait bien sortir de temps en temps sinon, à quoi bon gagner de l’argent ? Il fallait bien le dépenser ! Il y avait un chemin, connu seul de Guero. Si ça se trouve, il était populaire sans que personne ne se doute de son talent d’alchimiste.
- Il pourrait même te permettre de résoudre ton autre problème, lança l’empoisonneuse.
- Mon autre problème ? répéta Narhem sans comprendre.
- Guero réalise des merveilles. Vous n’aimez pas les blondes ? Il est capable de faire un poison ne tuant que les femmes de cette couleur de cheveux.
- Pourquoi quiconque voudrait tuer les blondes spécifiquement ? s’étonna Narhem, circonspect.
Elle se leva, remit sa robe puis ouvrit la porte. Au moment de partir, elle se retourna, lança « Les blondes, je ne sais pas, mais des créatures à la peau noire et aux oreilles pointues... » après quoi elle disparut dans le couloir.
Narhem avala difficilement sa salive. Guero était-il réellement capable de réaliser un poison uniquement destiné aux elfes noirs, qui ne tuerait qu’eux et personne d’autre ? Voilà qui serait idéal ! Il se leva, s’habilla et partit sans attendre le matin, après avoir prévenu qu’il repartait, pour un temps indéterminé. Nul ne lui fit la moindre remarque. Après tout, roi, il n’en portait que le titre honorifique. Eoxit se tenait très bien seul grâce aux conseillers et aux experts.
Il traversa son pays avec joie, profitant des magnifiques paysages, discutant avec les badauds rencontrés, échangeant avec les patrouilleurs sur les frontières. Il finit par atteindre l’orée des marécages où il trouva aisément la volière. Sur un petit papier, il écrivit : « Je suis Narhem Ibn Saïd. J’ai besoin de vos talents. »
L’oiseau s’envola. Narhem s’installa confortablement, observant l’horizon, le ciel, écoutant le vent, humant le parfum des herbes, savourant la douceur de ce début d’automne.
Un battement d’aile le prévint du message retour. L’oiseau transportait non seulement un message, mais également une fiole. Curieux, Narhem déplia le petit bout de papier.
« Prouvez-le ».
Narhem relut plusieurs fois l’inscription puis ouvrit la fiole. Son contenu ne sentait rien mais il était évident qu’il contenait un poison violent. L’alchimiste tenait à vérifier l’identité de son interlocuteur et la meilleure façon de le faire était de prendre en compte son immortalité. En soupirant, Narhem avala entièrement le contenu de la fiole avant de la retourner ostensiblement afin de prouver qu’elle était vide.
- Bien le bonjour, Majesté, dit une voix à côté de lui quelques instants plus tard.
Le poison devait vraiment être rapide pour qu’il apparaisse aussi vite. Narhem n’avait ressenti qu’une légère fatigue, une piqûre à l’estomac immédiatement envolée.
- Que puis-je toi?
L’homme était âgé. Ses longs cheveux blancs peignés lui donnait un air surréel. Il se tenait droit et semblait en parfaite santé. Il souriait doucement. Narhem l’aurait pris pour un troubadour ou peut-être un comptable, mais certainement pas un alchimiste.
- Ça arrive souvent que des gens tentent d’usurper mon identité ? interrogea Narhem. Pour en arriver à de telles extrémités, c’est que…
- Oui, ça arrive, assez, répondit Guero.
- Tu as des noms à me donner ?
- Narhem Ibn Said, à chaque fois…
Narhem grimaça. Oui, évidemment…
- Que puis-je pour toi, Majesté ? répéta doucement Guero.
- J’ai besoin d’un poison.
- Ingestion, contact, blessure ? interrogea l’alchimiste.
Narhem ouvrit de grands yeux. Il n’en avait pas la moindre idée.
- Tu veux que la victime meurt en mangeant, buvant, touchant – un vêtement par exemple – ou par blessure lors d’un duel ? précisa Guero.
Narhem réfléchit. Contact serait dangereux pour le porteur or Narhem ne comptait pas apporter le poison lui-même mais passer par un intermédiaire. Il n’avait aucune envie de se battre, ses armes de métal noir réalisant le même effet.
- Par ingestion… boisson, indiqua Narhem.
Guero hocha la tête.
- Autre chose ?
- Oui… Serais-tu capable de réaliser un poison ne tuant que les elfes noirs ? se lança Narhem.
Guero plissa les yeux puis demanda:
- Les elfes noirs ? Qu’est-ce que c’est ?
Narhem grimaça. Cette partie du monde avait totalement oublié leur existence.
- Des créatures aux oreilles pointues et aux cheveux longs, mais à la peau noire.
- Je ne savais pas que ça existait, admit Guero. Si tu me fournis un spécimen vivant, je pourrais te donner ce que tu veux.
Narhem grimaça. Lui apporter un elfe noir relevait de l’impossible… en revanche…
- Je dispose d’un elfe mais… c’est un hybride, mi elfe des bois, mi elfe noir.
- Il pourra me permettre de réaliser un poison tuant les elfes… tous les elfes, indiqua Guero.
L’abruti congénital devenait enfin utile.
- Je t’apporte ça au plus vite, promit Narhem.
Il retourna à Bellast en courant, impatient de retrouver son prisonnier qui attendait sagement. Fils de Tewagi, Beïlan risquait de ne pas se laisser mener facilement alors Narhem ne laissa rien au hasard : sac sur la tête, poignets avec fers et collier en acier autour du cou. Le voyage fut plus long mais finalement, ils parvinrent à l’orée des marécages.
- Il a l’air dangereux, annonça Guero en observant le prisonnier.
- Il l’est, confirma Narhem. C’est un elfe du sud, un qui sait se servir d’une dague.
Guero grimaça.
- Je ne me sens pas capable de gérer ça. Viens, suis-moi.
Narhem accepta volontiers, surpris que Guero lui fasse assez confiance pour lui dévoiler le chemin secret à travers les marécages menant à son foyer. Dans la réserve d’une hutte ronde et chaude au milieu d’un épais brouillard humide, Narhem attacha consciencieusement l’elfe.
- Ne le détache jamais, conseilla Narhem. Je garde les clés, c’est plus sûr. Il n’a pas besoin de boire, ni de manger, ni de rien. Ne te laisse pas apitoyer. Il tentera de t’avoir mais ne te laisse pas faire. S’il t’emmerde, bâillonne-le.
Guero hocha la tête puis lui tendit une fiole.
- C’est le poison par ingestion demandé. Je vais te créer celui pour les elfes grâce à ce spécimen.
- Parfait. Combien de temps ?
- Je l’ignore.
- Puis-je te regarder travailler ? demanda Narhem.
Guero acquiesça. Il prépara son plan de travail.
L’alchimiste taillada apparemment sans remord le cou de l’elfe. Il semblait davantage terrorisé à l’idée qu’il se détache que gêné par son acte malveillant. Il récupéra le sang de l’elfe puis… Narhem aurait été incapable de mettre des mots sur ce qu’il voyait. Il ignorait les termes spécifiques à cette discipline et n’aurait pas été capable de reproduire les gestes.
Guero réalisa de nombreuses tentatives. Beïlan ne cria jamais. Il resta silencieux, de marbre. Aveugle et immobilisé, Narhem l’aurait imaginé plus geignard mais non. Était-il soumis en plus d’être bête ? Fils d’un expert Tewagi, Beïlan décevait Narhem. Il s’attendait à un véritable adversaire et n’avait que le néant en face de lui.
Guero lui prenait du sang, récupérait des morceaux de peau ou des cheveux. Il les broyait, les mélangeait, les faisait cuire. Cela ne ressemblait à rien aux yeux de Narhem mais il fit confiance. Narhem savait être patient. Il observa sans rien dire, sans rien faire, plus curieux qu’autre chose. Il passait ses nuits dans les villages alentours à baiser avec les paysannes ou à boire dans les tavernes tandis que l’alchimiste dormait.
- Je pense avoir cerné la situation, annonça Guero en plein milieu d’une journée brumeuse. Je suis en mesure de te faire le poison demandé. Ingestion, contact, blessure ?
- Ingestion, répondit Narhem.
Guero fronça les sourcils.
- Quoi ? gronda Narhem.
- Les elfes ne mangent pas et ne boivent pas. L’ingestion ne me semble pas appropriée, fit remarquer Guero.
- Ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas besoin de manger qu’ils ne le font pas. De plus, je vise des elfes qui mangent, des êtres aux besoins plus importants que les autres parce qu’elles portent la vie.
Beïlan réagit pour la première fois. Il trembla et gronda.
- Tu veux empoisonner leurs femmes, comprit l’alchimiste et Narhem hocha la tête.
- Putain de salopard, t’as pas d’honneur ! cracha Beïlan sous le sac dissimulant son visage et le rendant aveugle.
Pour toute réponse, Narhem délivra sa tête, enfourna un morceau de tissu dans la bouche de l’elfe avant de terminer son bâillon par une cordelette fine nouée serrée. Il remit le sac en place puis retourna près de Guero, ravi de ne plus avoir à subir les interruptions du prisonnier.
- Ingestion, donc, répéta Narhem.
Guero hocha la tête puis se mit au travail. À l’aube, il lui tendait un petit sachet contenant une poudre blanche.
- Un humain peut en manger, annonça Guero avant de mettre son doigt dedans et de placer quelques grains sur sa langue. S’il en consomme, il meurt, finit-il en désignant le prisonnier.
Narhem se tourna vers Beïlan. Un test serait le bienvenu.
- Non, dit Guero comprenant l’intention du roi d’Eoxit. J’ai besoin de lui pour créer le poison. Il est un des ingrédients. S’il meurt, je ne peux pas t’en faire davantage.
- Je n’ai pas besoin d’une autre dose, lui assura Narhem.
- Il peut se passer tellement de choses, murmura Guero. Un sachet se déchire facilement. Le vent peut emporter ton bien. Tu pourrais regretter.
Narhem grimaça.
- Soit, fulmina-t-il. Je pars pour Dalak. Ensuite, je me rendrai à Falathon. Comment pouvons-nous rester en contact ?
Guero lui tendit un appeau et un faucon.
- Ces oiseaux m’ont coûté une fortune mais ils sont très bien dressés. Ils peuvent passer les montagnes.
- Parfait, assura Narhem en retournant le petit sachet dans sa main.
Il tenait la solution. C’était presque trop facile. Beïlan n’avait pas tort. Cela n’était guère honorable mais au moins le résultat serait là. Les femmes elfes noires mortes, le reste de cette engeance suivrait. Certes, cela prendrait du temps mais Narhem possédait la patience.
Narhem se rendit à Dalak pour y trouver les elfes noirs pansant leurs plaies. Il surveilla la ville, attendit que les transporteurs de poisson arrivent puis que les hommes les préparent avant de déposer leur offrande dans le sas et s’éloignent.
Les palais de coton n’étaient même pas protégés, chose complètement inutile dans cet endroit perdu au milieu des terres sombres. Narhem pénétra le sas sans difficulté, répandit le poison sur le poisson avant de disparaître, telle une ombre insaisissable.
Il partit pour Falathon en souriant. Il ne comptait pas attendre le résultat. Il avait confiance en Guero. Il préférait se rendre à Tur-Anion au plus vite. Il lui tardait de mettre la main sur l’anneau d’Elgarath.
Il demanda à entrer au palais, comme d’habitude, en proposant ses services de troubadour.
- Ça tombe bien ! s’exclama l’intendant. Nous sommes en plein préparatifs pour la fête. Vous êtes excellent ! Vous avez déjà géré une troupe ?
- Oui, répondit Narhem. Je gérerai avec plaisir la musique. Une fête ? répéta-t-il surpris.
Il avait beau fouiller sa mémoire, il ne trouvait aucun évènement intéressant en cette période.
- La reine des elfes nous fait l’honneur de sa présence, expliqua l’intendant. La fête va être grandiose.
La reine des elfes ? Parce que les elfes avaient une reine ? L’une des femmes avait accepté le titre ? Alors même qu’aucune d’elles n’avait destitué Beïlan pendant toutes ces années. Laquelle avait eu le cran d’agir de la sorte ?
Narhem n’en revint pas. Il avait imaginé que l’assassinat d’Elian par la flèche de métal noire aurait déstabilisé les elfes des bois, les aurait privés de gouvernance, ou les aurait obligés à mettre un homme sur le trône – Ceïlan, probablement.
- La reine des elfes ? répéta Narhem.
- Toute la cour ne parle que d’Elian, matin et soir.
- Elian ? s’étrangla Narhem.
Elle avait survécu ? Elle venait à Tur-Anion ? Impossible !
- Elle est… vivante ? bafouilla Narhem, abasourdi.
- Ceïlan est le meilleur guérisseur au monde ! Il l’a soignée ! Vous vous rendez compte ! Il est déjà là, au chevet de notre reine. Les médecins disent qu’elle ne survivra pas à l’enfantement. Ceïlan réussira à la sauver, c’est certain !
Narhem cligna plusieurs fois des yeux. Si Ceïlan pouvait soigner le métal noir, alors un petit poison ne le dérangerait certainement pas. Narhem remercia l’intendant, réunit une troupe, monta consciencieusement l’ensemble et dès qu’il eut une minute, il utilisa son appeau. L’oiseau apparut.
« Guero, tu avais raison. J’ai besoin d’une autre dose de poison contre les elfes ».
Si Ceïlan mourait, il ne pourrait pas soigner Brian. Tuer le guérisseur ne lui faisait aucunement plaisir mais ainsi, il s’assurait sa victoire.
- Notre reine est morte, annonça un héraut le lendemain, en mettant au monde deux adorables petites filles, Althaïs et Katherine.
Narhem plissa les yeux. Ceïlan n’avait pas réussi à la sauver ? Il parvint à croiser le roi. Il semblait froid avec son soi-disant meilleur ami. Brian devait beaucoup en vouloir au guérisseur pas si doué que ça. Narhem aperçut également l’elfe présent lors des conseils de guerre de Tur-Anion pendant le siège des elfes noirs. Il fut surpris de sa présence, qu’il ne s’expliqua pas.
Elian était censée arriver le lendemain. Tout le palais ne parlait que des jumelles et de la controverse : Brian n’étant pas de sang royal, il n’avait rien à faire sur le trône. La coutume voulait cependant qu’il reste sur le trône en attendant qu’Althaïs soit en âge, mais en temps que régent. Les nobles se réunissaient, grondant qu’ils préféraient que ce rôle soit tenu par un homme au sang ancestral : Armand Thorolf.
Narhem n’en revenait pas. Le prochain sur la liste était Armand Thorolf, un homme qu’il connaissait bien et qu’il appréciait. S’il était sur le trône de Falathon, la guerre serait évitable et les morts qui allaient avec. Régent ne suffisait pas. Il fallait s’assurer de sa montée sur le trône de manière durable. Deux nourrissons étaient des proies faciles.
Narhem prit sa décision rapidement. Les mercenaires engagés acceptèrent volontiers de faire le travail. Ils profiteraient de la diversion créée par la mort du roi pour tuer ses filles. Ainsi, Armand monterait sur le trône, offrant à Narhem un allié de poids qu’il connaissait très bien.
De plus, la confusion ainsi créée au palais éloignerait les yeux de Laellia. Avec un peu de chance, sa disparition passerait même inaperçue.
À l’aube, l’oiseau revint, alourdi d’un petit sachet de poudre. « Pile à temps », pensa Narhem. « La première dose n’a pas fonctionné ? » interrogeait Guero. L’alchimiste craignait d’avoir échoué. Narhem répondit : « Je ne sais pas. Je ne suis pas resté pour constater l’effet de la première dose. J’étais pressé. Cette fois, je le constaterai de mes yeux. Je te ferai un retour. Encore merci, Guero. »
Narhem se rendit à la cave où il fut accueilli avec un grand sourire par le tonnelier. Les deux hommes avaient passé la nuit à parler bois, cerclage, cintrage et joints. Il fut aisé de répandre dans le vin prévu pour la fête le sachet de poudre. Aucun invité humain ne subirait le moindre effet mais Ceïlan et Elian, eux, n’y survivraient pas. Narhem amena sans difficulté le tonnelier à lui montrer le vin prévu pour le roi. La fiole de poison se vida rapidement.
Narhem rejoignit la salle de bal et prit place devant son instrument. Les musiciens prirent place autour de lui et les notes s’envolèrent tandis que les invités prenaient place. Les elfes firent leur entrée, sous les regards dévoreurs des heureux élus. Narhem admira Elian. Eoxan, il tomba sous le charme de ses yeux bleus, de ses longs cheveux blonds, de sa poitrine ferme, de ses longues jambes, de…
Un coup de coude le ramena à la réalité. Il ne jouait plus. Se reprenant, il secoua la tête et son instrument vibra de nouveau avec les autres. Laellia fit son entrée et enfin, Brian s’installa. Tout était en place. Dans quelques instants, Narhem plongerait sur Laellia, l’emmenant au milieu du chaos. Brian leva son verre. Narhem sentit son cœur battre fort dans sa poitrine. Le moment était crucial.
Ceïlan, ayant été ambassadeur des elfes pendant de nombreuses années, connaissait les rituels humains. Il leva donc lui aussi son verre. Les deux autres elfes mâles n’en firent rien, ignorant tout des coutumes falathens. Elian attrapa le sien… de la main gauche. Narhem frémit. Cela ne se faisait pas et Elian s’en rendit compte. Avec une grimace, elle changea son verre de main.
Elle n’était pas guérie, comprit Narhem. Les elfes avaient menti ! À mieux la regarder, elle semblait pâle, faible, fati…
L’elfe à droite d’Elian jeta son verre au loin tandis que Brian et Ceïlan s’écroulaient. Narhem grimaça. Elian s’en sortait. Tant pis, elle n’était pas sa cible prioritaire. Comme prévu, une véritable panique s’empara de la salle. Certains cherchaient à sortir, d’autres à se faire vomir. Narhem posa son instrument et se fraya un chemin jusqu’à Laellia. Plus que quelques pas… et le silence se fit dans la salle. Tout le monde se figea et le calme revint, d’un coup, sans raison. Narhem secoua la tête. Comment une telle chose était-elle possible ? Quelle magie était à l’œuvre ?
Il fut bousculé par… Elian ? Escortée par les deux elfes portant Ceïlan, elle emporta Laellia au loin. Narhem tenta de les suivre mais la foule l’empêcha d’avancer à sa guise et il les perdit. Il courut jusqu’à la pouponnière pour y découvrir ses deux mercenaires morts et les bébés introuvables.
Il s’éloigna et usa de méditation pour se calmer. Il avait besoin de concentration. Brian était mort. Ses filles introuvables, Armand Thorolf monterait sur le trône promettant un avenir serein. Les elfes noirs finiraient par mourir par manque de renouvellement. Cela prendrait plusieurs siècles, certes, mais le résultat était inéluctable. Que vouloir de plus ?
Narhem se rendit sur les murailles et souffla dans son appeau. « La cible humaine est morte. La cible elfe s’est écroulée. Tu es remarquable. Encore merci, Guero. »
Narhem quitta Tur-Anion pour courir retrouver Armand Thorolf sur ses terres. Il arriva bien avant les pigeons et les porteurs de message. Ainsi, il se trouvait nonchalamment aux côtés d’Armand lorsque celui-ci reçut l’annonce de la mort du roi. Ce fut tout naturellement qu’il l’accompagna à la capitale, assista au premier rang à son couronnement puis au conseil des ministres qui suivit, où le poste de chef des armées lui fut acquis sans difficulté.
La disparition de Laellia et des jumelles inquiétait beaucoup Armand. Il s’agissait de son principal sujet de travail. Narhem eut tous les soldats à sa disposition pour partir à leur recherche. Malgré les fouilles, les surveillances, les suivis, il n’y avait nulle part trace d’aucune des trois cibles. Narhem grimaçait. Réussir à retrouver Laellia ou les jumelles ancrerait sa place au sein du conseil. Échouer risquait de l’en exclure.
« Elian, reine d’Irin, est prisonnière dans le donjon du château de Bellast. Comment vous plairait-il que nous la tuions ? »
Narhem lut et relut le message en provenance d’Eoxit, sans comprendre. Elian, prisonnière dans le nord ? Comment une telle chose avait-elle pu se produire ? Le moment de choc passé, Narhem sourit puis détailla toutes les tortures possibles pour celle qui lui avait ravi l’anneau d’Elgarath sous le nez, propulsant ainsi un inconnu sur le trône, avant de faire disparaître la trouée en devenant ami avec les elfes, non sans avoir pris la place du duc de Phalté après avoir été anoblie par…
Narhem cessa de sourire. Elian avait été anoblie par Arthur, qui ne la connaissait pas. Brian était intervenu en sa faveur. Le futur roi avait rencontré Elian parce que la voleuse était amie avec sa sœur. Elian connaissait les bas-fonds. Laellia était introuvable parce qu’elle n’était pas cachée là où on pouvait attendre une princesse. Elian l’avait dissimulée.
« Elle sait où se trouve Laellia Eldwen. Usez de tous les moyens pour lui faire dire sa localisation. Il s’agit de sa meilleure amie alors elle risque de ne pas être loquace. Sa plus grande faiblesse est ses proches, qu’elle ne supporte pas de voir souffrir. J’attends une réponse rapide. »
Narhem tourna en rond, tremblant. S’il trouvait Laellia, il pourrait la torturer afin d’obtenir l’anneau d’Elgarath puis maquiller sa mort. C’était parfait.
« Laellia Eldwen se trouve à la guilde des assassins de Tur-Anion. Attendons confirmation avant de tuer Elian. »
À la guilde des assassins ? Et soudain, l’évidence lui sauta aux yeux. Cette gamine ne manquait pas de courage. En tuant l’assassin à sa poursuite, elle avait gagné le droit d’intégrer la guilde. Elle avait osé aller trouver ceux qui étaient censés se débarrasser d’elle.
La dernière fois, il était venu en tant que client et avait rencontré le chef de la guilde dans un lieu neutre. Cette fois, il se rendit devant la porte de la guilde, localisée aisément. Il n’était pas chef des armées pour rien.
- Je veux parler à Arnaud, annonça Narhem au faux ivrogne. Arrête de faire semblant et va le voir. Maintenant…
Le mendiant se leva pour revenir quelques instants plus tard, accompagné d’un homme.
- Que voulez-vous ? interrogea le nouveau venu.
- Parler à Arnaud, indiqua Narhem.
- C’est moi.
- Non, répondit Narhem. C’est à Arnaud que je veux parler et à personne d’autre.
- Déposez vos armes pour entrer.
- Non, répliqua Narhem. Je suis seul, vous êtes des dizaines d’assassins là-dedans, je dépose que dalle.
L’homme grimaça puis ouvrit la grille et lui fit signe d’entrer. Narhem le suivit dans des couloirs et des escaliers jusqu’à arriver à une grande salle, pleine d’hommes et de femmes armés prêts à attaquer. Arnaud se tenait debout au milieu.
- J’ai préféré notre dernière rencontre, indiqua Narhem.
Arnaud ne répondit rien. Il resta sur ses gardes. Narhem attrapa une bourse et la lui lança. Il l’attrapa aisément et l’ouvrit prudemment. Il ouvrit de grands yeux en découvrant son contenu.
- Elian n’est plus une cible, elle…
- Je m’en fous d’elle, précisa Narhem.
Elle était prisonnière dans ses geôles. Une fois Laellia retrouvée et interrogée, il enverrait le message de mort. Bientôt, elle cesserait d’être une épine dans son pied.
- Qui devons-nous tuer ?
- Personne, indiqua Narhem.
Arnaud plissa les yeux, clairement abasourdi.
- Je veux que vous fermiez les yeux et les oreilles, indiqua Narhem, après m’avoir montré la direction de la chambre accueillant Laellia Eldwen.
Arnaud blêmit. En tremblant, il observa la bourse puis Narhem puis l’assemblée. Les assassins, totalement silencieux, échangeaient de nombreux regards.
- Troisième porte à droite. Dispersez-vous ! ordonna Arnaud.
La salle se vida. Narhem sourit avant de se diriger vers le couloir que le maître de la guilde lui avait désigné du menton. Arnaud ne l’y suivit pas. Nul ne l’aiderait mais nul ne s’opposerait non plus. Narhem ne demandait rien de plus.
Laellia était assise sur son lit, réfléchissant probablement à la situation merdique dans laquelle elle se trouvait. Elle ne montra aucune peur lorsque Narhem entra. Les assassins devaient souvent venir dans sa chambre afin de lui apporter des vivres ou des vêtements. La venue d’un homme armé ne l’angoissait pas.
Narhem referma la porte. Il espérait sincèrement que cela serait rapide et sans douleur.
- Bonjour, princesse. Je m’appelle Narhem Ibn Saïd. Je veux savoir où se trouve l’anneau d’Elgarath.
Laellia frémit, se figea, son visage se ferma d’un coup.
- L’anneau d’Elgarath ? répéta-t-elle. Qu’en ferez-vous ?
- Ça me regarde.
- Pourquoi venez-vous me le demander à moi ?
- Parce que vous en êtes la gardienne. Indiquez-moi sa position et je vous promets de vous laisser tranquille. Je sortirai de cette chambre comme j’y suis venu, sans vous causer le moindre mal. Je veux juste l’anneau, rien d’autre.
- Je ne suis pas la gardienne de l’anneau d’Elgarath.
Décidément, les Eldwens mentaient sacrément bien. D’abord Brian, puis Laellia, Narhem s’y serait laissé prendre dans les deux cas.
- Vous savez où il est et vous allez me le dire.
- J’ai déjà été torturée, annonça Laellia.
Par les elfes noirs, supposa Narhem qui ne voyait pas qui d’autre aurait pu le faire.
- Khala n’y connaît rien comparé à moi, souffla Narhem.
Laellia fronça les sourcils, semblant prendre mesure de la gravité de la situation.
- Qui êtes-vous ?
- Je m’appelle Narhem Ibn Saïd, répéta-t-il volontiers.
- Qui êtes-vous ? murmura-t-elle en se reculant.
Son instinct venait de lui dicter cet acte, la biche reconnaissant le loup, la gazelle devant le lion, le tapir face au jaguar.
- Princesse, s’il vous plaît, dites-moi où est l’anneau. La violence n’est pas nécessaire. Dites-le moi, s’il vous plaît.
- Je ne sais pas où il est.
Comme elle mentait bien ! D’habitude, des plissements des yeux, un changement de respiration, un mouvement involontaire indiquait la contre vérité. Là, rien, rien du tout. Elle était incroyablement douée. Narhem baissa les yeux. Il aurait préféré ne pas le faire. Si seulement elle avait bien voulu lui répondre, le lui indiquer…
Il attrapa une étole et attacha les bras de la princesse sans son dos. Elle tenta de se défendre. Contre lui, elle n’avait aucune chance. Il attrapa la bassine d’eau pleine servant de cabinet de toilette, la posa sur le lit et plongea la tête de la princesse dedans, la maintenant, encore, et encore. Ce ne fut qu’au bord de l’asphyxie qu’il lui permit de cracher de l’eau et de reprendre sa respiration.
- Je ne sais pas, pleura-t-elle.
Il replongea la tête sous l’eau et attendit, un peu moins cette fois-ci car la proie, paniquée, ne tiendrait pas aussi longtemps.
- Je vous le jure ! hurla-t-elle en sanglotant, les yeux révulsés de terreur, la respiration haletante. Par pitié, j’ignore où il se trouve. Je ne suis qu’un paravent. Brian a mis ce subterfuge en place. Il ne m’a jamais dit qui était le véritable gardien de l’anneau.
Cela ne convenait pas du tout au roi d’Eoxit qui n’en croyait pas un mot. Déjà parce que Brian n’avait aucune raison de mettre au point un tel subterfuge. Ensuite parce qu’il était trop idiot pour avoir cette idée. Narhem replongea la tête de sa prisonnière dans l’eau.
Malgré la torture et la terreur, elle répéta inlassablement les même mots. Finalement, elle se plongea dans une torpeur muette, incapable de prononcer un seul mot, ne se débattant même plus, attendant simplement la délivrance par la mort, l’esprit sombrant dans la folie.
Narhem la lui offrit. Rapide, par égorgement, afin de ne pas la faire souffrir davantage. Le roi d’Eoxit devait se rendre à l’évidence : nul ne résistant à une telle torture, la princesse avait dit la vérité.
Narhem avait commis une erreur de débutant, impardonnable, celle de sous-estimer son adversaire. Brian cachait son jeu. Sa stupidité était feinte, afin de mieux endormir l’adversaire. Il était mort et avec lui, le nom du véritable gardien. Narhem n’avait plus de prise. L’anneau venait de lui glisser entre les doigts.
Les yeux de Narhem tombèrent sur le corps blanc de Laellia, pauvre innocente morte pour rien. Narhem, tremblant de partout, se mit à pleurer. Lorsque les larmes cessèrent enfin, Narhem renifla puis secoua la tête. La princesse méritait de vraies obsèques, un enterrement digne. Cette mort vaine ne se terminerait pas dans un trou puant.
Il emmena le corps en dehors de la guilde, le portant sans qu’aucun assassin ne s’interpose ni ne fasse de remarque. Narhem déposa le corps de Laellia aux pieds d’Armand qui hocha la tête.
- Merci, chef des armées. Je vais tout de suite convoquer les fossoyeurs. La commémoration sera privée mais respectueuse. Où l’avez-vous trouvée ?
- Dans un bouge quelconque, mentit Narhem. Pas de témoin. Les gens là-bas ne connaissaient même pas son identité.
Narhem rejoignit ses appartements. Sur un bout de papier, il écrivit « L’information était correcte. Sauf que Laellia n’était qu’un paravent. Proche du roi, Elian doit probablement connaître l’identité du vrai gardien. Interrogez-la. » avant de faire partir le message par oiseau. Narhem en était conscient : la probabilité pour qu’Elian ait réellement été dépositaire de cette information était mince. Elle allait être torturée sauvagement, peut-être pour rien. Il s’en fichait. Elle allait souffrir et peut-être même en mourir. Tant mieux…
Les jours suivants furent moroses. Le palais était en deuil du roi et de sa sœur. Quant aux jumelles royales, aucune nouvelle d’elles, en bien ou en mal. Narhem n’avait pas la moindre piste. Elles avaient disparu, tout simplement.
Avoir retrouvé Laellia avait fort heureusement suffi à consolider la confiance que lui portait Armand. Narhem attendrait quelques années puis proposerait une alliance avec Eoxit, travaillant le roi avec douceur et subtilité. Elian était morte. Narhem n’avait qu’à attendre le prochain mariage de sang royal. L’anneau y referait surface. Peut-être même que le gardien irait trouver le nouveau roi, Armand, pour lui révéler son identité. Narhem décida d’ouvrir grand les yeux et les oreilles. Les choses se déverrouilleraient peut-être d’elles-même.
« Elian s’est échappée sans avoir fourni la moindre information supplémentaire ».
Narhem froissa le message avant de le jeter rageusement au loin. Comment cette peste parvenait-elle systématiquement à lui filer entre les doigts ?
Il eut envie de se bourrer la gueule ou de se gaver de lait de pavot histoire d’oublier ses rancœurs juste un instant. Sa malédiction le privait même de ce bonheur simple. Avec l’anneau d’Elgarath au doigt, il pourrait enfin…
Laellia Eldwen, la supposée gardienne de l’anneau, avait été retrouvée morte, le visage pétrifié de terreur. Tout le monde en avait conclu qu’elle avait été torturée. Que ferait le vrai gardien de l’anneau en l’apprenant ? Il se terrerait, sans aucun doute. Jamais il n’irait trouver Armand. Jamais il ne donnerait l’anneau. Il s’enfuirait, faisant un beau doigt d’honneur à la famille royale pour qui il ne mourrait sûrement pas. Narhem comprit soudain qu’il l’avait perdu, à tout jamais.
Il se jeta du haut des murailles. Ses os se brisèrent, ses poumons explosèrent. Il se releva, indemne, avant la tombée de la nuit. Ces quelques instants d’inconscience lui avaient fait du bien. Ne pas penser était si agréable ! Il se plaça en position méditative et commença à se détendre.
Il fut dérangé par l’arrivée d’un aigle portant un message : « Guero est mort. J’ai retrouvé son corps à la sortie des marécages. Son ventre avait été blessé. La blessure n’aurait pas dû le tuer. Probablement des brigands désireux de lui faire peur afin de lui soutirer de l’argent. Sauf que la lame a traversé une poche de poison. Guero est mort sur le coup. Il a dû oublier d’éteindre une bougie ou une étincelle aura sauté du foyer avant de partir. Toujours est-il que le laboratoire a brûlé. L’incendie a tout ravagé. L’elfe est probablement mort à l’intérieur, brûlé vif ». C’était signé : l’assistant de Guero.
Narhem se mit à rire. Était-ce de rage, de dépit, de colère, de tristesse, d’impuissance, de désespoir ? Il fondit en larmes puis alterna, passant d’une émotion à l’autre, sentant la folie le guider. Son esprit s’égara et Narhem le laissa errer.
Aux pieds des murailles, loin de tous, Narhem hurla, pleura, rit, se frappa. Lorsqu’il reprit conscience, plusieurs lunes avaient passé. Armand le retrouva avec bonheur et surprise.
- Je suis navré, mon ami, j’ai mis quelqu’un à ton poste de chef des armées. Comprends-moi, je…
- Aucun problème. J’ai disparu sans prévenir. Le royaume a besoin d’un ministre des armées. Tu as bien fait. Je lui laisse le poste. Bon courage dans sa recherche des jumelles.
- Cet objectif a été annulé, précisa Armand.
- Ah bon ? s’étonna Narhem. Pourquoi ? Vous les avez retrouvées ?
- Elles sont mortes, dit Armand.
Il feignait la tristesse. Narhem reconnut le mensonge à des lieux à la ronde. Pourquoi Armand mentait-il ? Avait-il retrouvé les jumelles, et, incapable d’assassiner des nourrissons, les avaient envoyées loin, où personne ne pourrait les reconnaître. Narhem reconnut là le bon cœur d’Armand. Après tout, leur mort n’était peut-être pas nécessaire. Après le meurtre inutile de Laellia, un peu de compassion faisait du bien.
Narhem resta quelques temps à Falathon auprès d’Armand, assez pour le voir devenir père de deux adorables petites filles à la suite de son fils Rouk, né avant le décès de Brian.
Cependant, rapidement, il lui apparut que le roi ne céderait pas. Chaque tentative de le faire se rapprocher d’Eoxit se soldait pas de cuisants échecs. Armand l’envoyait promener, évitait le sujet, faisait mine de ne pas avoir entendu. Narhem sentit que cela ne donnerait rien. Il s’éloigna, désireux de tenter un nouvel angle d’attaque.
Afin de s’alléger l’esprit, il se rendit à Dalak. Il traversa les terres sombres en plein milieu, grimaçant à chaque pas, son corps ne supportant que difficilement les attaques du mal noir.
Lorsqu’il parvint à Dalak, la ville vivait à son rythme habituel. Rien n’indiquait de problème particulier. Narhem surveilla depuis les hauteurs. Il constata que Saelim ne commandait pas. Les experts semblaient avoir pris les manettes, Saelim n’étant que l’un d’eux, le meilleur Tewagi, sans que sa voix ne compte davantage que celles des autres. Au moins, les anciens avaient bien fait leur travail.
Les transporteurs de poisson finirent par arriver. Les animaux marins furent dépecés, traités et portés jusqu’aux palais de coton où ils furent échangés contre des plateaux vides tandis que certains hommes étaient appelés. Le poison n’avait pas agi, comprit Narhem. Guero avait échoué. La qualité d’hybride de Beïlan n’avait-elle pas permis au poison d’agir sur les deux espèces de manière égale ? Narhem l’ignorait.
Guero était mort. Pas moyen d’essayer autre chose. Cette méthode venait de tomber à l’eau. Il allait falloir les tuer à l’ancienne. Pour cela, encore fallait-il que les armées de Narhem puissent sortir d’Eoxit. L’anneau d’Elgarath était sa seule option et il était perdu à tout jamais.
Narhem soupira. Il n’avait pas la moindre idée de quoi faire. Retourner à Eoxit et y réfléchir lui sembla être un bon début. Avant de partir, toutefois, il tenait à féliciter les anciens de leur excellent travail. Autant les garder dans la poche. On ne savait jamais. Ils pourraient être utiles.
Il attendit la nuit que le village se vide pour rejoindre les trois anciens dans leur immense hutte. Tous les autres étaient morts. Il ne restait qu’eux. Lorsque les anciens le virent, leur attitude montra une animosité. Narhem ne prit pas la peine de les saluer, sentant l’agressivité nouvelle et inattendue. Narhem posa la main sur ses armes et les anciens firent de même.
Ils savaient qui il était. Ils connaissaient ses compétences. Pourquoi agissaient-ils de cette manière ?
- Qu’est-ce qui vous prend ? s’exclama Narhem, très en colère.
Il pensait rencontrer des alliés qu’il s’apprêtait à féliciter. Au lieu de cela, des ennemis se tenaient devant lui.
- Empoisonner les femmes ? Quelle lâcheté ! gronda Bachir.
- Tu es un lâche ! cracha Yorl.
- De quoi parlez-vous ? demanda-t-il en usant de toutes ses compétences en tromperie.
- Beïlan nous a tout raconté, en détails, indiqua Bachir.
Ainsi, l’hybride avait réussi à échapper à l’incendie. Il était revenu chez lui. Narhem ne pouvait décemment pas nier.
- Tu n’as pas d’honneur ! Tu ne mérites pas ton titre, siffla Yorl.
- Tu veux m’en déposséder ?
À ces mots, les trois anciens sortirent leurs armes, en même temps.
- Trois contre un ? accusa Narhem.
- Les lâches ne méritent pas mieux, annonça Yorl.
Narhem observa ses adversaires. Vieux, certes, mais des Tewagi, entraînés à combattre ensemble. Immortel, certes, il l’était mais une fois son corps réduit en petits morceaux, il pouvait être jeté au fond d’un trou des montagnes et emmuré à jamais. Il avait déjà connu ça une fois. Il n’avait nulle envie de recommencer. Sa victoire contre ces trois elfes noirs était loin d’être assurée.
- Va-t-en et ne reviens jamais, ordonna Bachir.
Narhem regarda Sven, le dernier ancien, muet. Dans son regard, il lut une détermination aveugle. Ils étaient prêts à aller jusqu’au bout.
Narhem hocha la tête et se retira en marche arrière, peu désireux de tourner le dos à ses adversaires. Un combat de plus qu’il venait de perdre. Il n’avait désormais plus aucun allié à Dalak.
L’anneau d’Elgarath résoudrait si facilement tous ses problèmes. Une armée de centaines de milliers d’hommes l’attendait à Eoxit. Seule la malédiction l’empêchait de fondre sur Dalak et de réduire à néant tous les elfes noirs. Ce même anneau dont Brian avait emporté le nom du gardien dans la tombe.
Narhem avait besoin de réfléchir, de se poser et son esprit ne se sentait bien que chez lui. Il rejoignit le château de Bellast et y demeura, recevant des monceaux d’informations via des nobles falathens corrompus. Il resta ainsi au courant des nouveautés. Il connut chaque détail, chaque mariage, chaque désaveu, le nom de chaque écuyer, suivante ou nouveau membre du conseil.
Patiemment, il attendit le moment opportun pour frapper, entrer dans la danse, prendre le trône politiquement. Il lisait tous les messages, répondait, gérait à distance. Tous ses pions réagissaient parfaitement. Des mercenaires payés grassement le servaient efficacement. Malgré cela, la porte d’entrée lui échappait, le rendant ronchon.
- Tu n’y arriveras pas, assura Paillette.
Cette femme au nom surprenant se montrait excellente conseillère. Fine, son seul défaut était un manque de tact et de diplomatie sans commune mesure. Elle disait ce qu’elle pensait, sans filtre. Cela faisait d’elle une femme intègre, honnête et sincère à la compagnie parfois difficile.
- Tu es ailleurs. Ton esprit est obsédé par autre chose. Comment s’appelle-t-elle ?
- Qui ça ? grogna Narhem.
- Seule une femme peut ainsi envahir l’esprit d’un homme, chanta Paillette.
- Raté, indiqua Narhem en souriant.
- Une arme rare et unique ?
- Encore raté.
- Un bijou précieux ?
Narhem frémit. Était-il vraiment si facile à lire ?
- Un bijou, donc, conclut Paillette. En or ?
- En argent.
- Pas de grande valeur, en déduisit Paillette. Valeur sentimentale ?
- Non, anneau magique.
Paillette frémit.
- Pourquoi vouloir une merde pareille ?
Comme tous les eoxans, elle détestait la magie.
- Parce que porter cet anneau me permettra de ne plus être immortel.
- Et tu veux mourir ?
- J’aimerais assez pouvoir me saouler.
- Avoir la gueule de bois te manque tant que ça ?
- Je suis tonnelier… à la base, je veux dire, il y a… très longtemps. J’aime le vin.
- Justement, tu peux en boire autant que tu veux sans en ressentir les effets. C’est génial !
- Non, ça ne l’est pas.
- Tu veux un anneau magique pour être ivre ? ricana Paillette.
- Pas seulement, la rassura Narhem. Il me permettra également d’attaquer enfin mes ennemis sans restriction.
- Voilà une bien meilleure raison, rit-elle. Où est-il, cet anneau obsédant ?
- C’est bien le problème. Il est perdu.
- Quand on veut trouver quelque chose, il faut remonter sa trace jusqu’au dernier lieu où il a été vu. Où l’as-tu vu pour la dernière fois ?
- C’est plus compliqué que ça. Cet anneau appartient à la famille royale de Falathon. Il est en général conservé dans la salle des coffres de Tur-Anion. Je l’ai intégralement fouillée. Il n’y est pas.
- Arrive-t-il qu’il en sorte ?
- Oui, lorsque le premier enfant du roi est une fille et que son futur mari a été choisi par le souverain. En guise de confiance, l’anneau est prêté au futur gendre qui doit le conserver jusqu’au mariage, où il le passera au doigt de la princesse. S’il n’est même pas capable de prendre soin d’un bijou royal…
- C’est qu’il fera un bien piètre roi, je vois.
- Le roi qui a instauré ce principe est malin car en agissant de la sorte, il crée une émulation au sein de la noblesse. Les rumeurs vont bon train, tout le monde manipule ses pions pour connaître l’identité de l’élu... et pendant ce temps, tout ce petit monde ne s’intéresse plus au royaume et le roi a la paix.
Paillette rit de nouveau.
- Arthur de Baladon n’a eu qu’une fille, Yillane. L’anneau d’Elgarath a donc été confié à son futur époux, Brian Eldwen, un simple fils de capitaine de la garde d’une ville paumée au sud du pays. L’anneau a été dérobé sans que le voleur n’ait la moindre idée de ce qu’il avait dans la main.
- Ah bon ? Il était con ?
- L’anneau est un jeu entre nobles. Le peuple n’en a que faire. Ce petit voleur de rien du tout n’avait jamais entendu parler de cette babiole sans grande importance.
- Un anneau magique n’aurait pas de valeur ?
- Les falathens détestent la magie autant que nous, si ce n’est plus. Ils auraient tendance à payer pour qu’on les en prive.
Paillette rit de nouveau. La situation l’amusait beaucoup.
- Bref, quand j’ai entendu qu’il était en vente, j’ai foncé. J’ai offert tout ce que j’avais sur moi… un peu trop, probablement… J’ai éveillé les soupçons.
- Le voleur a refusé de te le vendre ?
- Le voleur… a été volé… avant que j’arrive… par une voleuse meilleure que lui.
- Oh… Elle l’a vendu à quelqu’un d’autre ?
- Elle l’a rendu à son propriétaire.
- Contre quoi ?
- Contre rien.
- Ce n’est pas possible, indiqua Paillette l’air grave. On ne trahit pas sa guilde, sa famille, pour rien.
- Elle était amie avec la sœur de Brian.
- Une amitié ne suffit pas. Qu’a-t-elle eu en échange ?
Narhem réfléchit.
- Un anoblissement, des terres. Elle est devenue comtesse.
- Voilà, d’accord. Là, je comprends, indiqua Paillette. Brian s’est marié et l’anneau est retourné dans les coffres ?
- Justement, non. Brian a déclaré que la situation demandait davantage de protection sur la bague. Il a confié l’anneau à un gardien.
- Il l’a dit à tout le monde ?
- Il a ensuite très mal caché qu’il s’agissait de sa sœur. J’ai fouillé la donzelle, soudoyé un nombre incalculable de serviteurs, de suivantes, de lavandières, de femmes de chambre. J’ai moi-même fouillé sa chambre. Rien. J’ai dû me résoudre à une action plus directe.
- Tu l’as interrogée ?
Quelle douce manière de dire « torturée », pensa Narhem tout en hochant la tête.
- Où avait-elle caché l’anneau ?
- Elle n’était pas la gardienne de l’anneau. Elle n’était qu’un paravent, là pour détourner mon regard de la bonne personne. Brian avait désigné quelqu’un d’autre, ou peut-être même personne. Peut-être l’avait-il tout simplement sur lui et qu’il a été enterré avec.
- À sa place, je l’aurais donné à la voleuse devenue comtesse.
- Quoi ?
- Si j’ai bien compris, ce Brian n’était pas noble alors à qui faire confiance pour garder le précieux bijou royal sinon cette parvenue qui lui devait son titre ? Qui mieux qu’une ancienne voleuse pour protéger un objet précieux de cambrioleurs ?
- Elian est la gardienne de l’anneau ? s’étrangla Narhem.
- Ou alors Brian est enterré avec. T’est-il plus facile d’interroger cette comtesse ou de déterrer un roi ?
- La petite comtesse est devenue reine entre temps, grogna Narhem.
- Reine ? s’exclama Paillette. Hé ben ma cocotte…
- Je ne suis pas certain, du coup, de savoir laquelle des deux missions est la plus impossible…
Paillette remua la tête, fit la moue puis haussa les épaules.
- Bon, on baise ? s’exclama la jeune femme.
- Tes clients t’attendent ? supposa Narhem.
- C’est ma soirée de congé ! s’écria Paillette. Toi, ce n’est pas du travail, mais du plaisir ! Tu m’as déjà vu te demander de l’argent ?
- C’est toi qui devrait me payer. J’améliore tes compétences !
- Et de manière tellement agréable !
Narhem libéra sa frustration et sa rage de manière fort sympathique avec la jeune femme qui retrouva le bordel où elle travaillait peu après.
Et par contre, pour le coup, l'obsession qu'il a pour l'anneau devient logique.
"La reine des elfes ? Elian ? comprit Narhem." => à la place de Narhem, j'aurais pensé qu'il y a une nouvelle reine
J’avoue que je n’avais pas pensé à ce que Narhem put imaginer qu’une nouvelle femme ait pu monter sur le trône d’Irin. Il sait qu’Ariane a été destituée par Beïlan alors même que n’importe quelle femme aurait pu, sur simple demande, prendre sa place et qu’aucune ne l’a fait alors même qu’il faisait de la merde. Il les sait couardes. Je pense qu’il imagine plutôt Ceïlan être monté sur le trône ou n’importe quel autre homme… ou que le trône fut vacant et les elfes des bois en totale déroute. Mais je peux rajouter ses pensées-là en effet. Merci beaucoup !