Chapitre 34 - Bintou - Reconnaissance

Notes de l’auteur : Souvenez-vous :
Bintou améliore ses massages. Elle décoince des shale ayant perdu des capacités, devenant enfin vue et même reconnue, validant la projection et la communication longue distance, des compétences shale. Alors qu’elle rend visite à Yarhi, des esclaves humains en fuite croisent sa route et l’agressent. Pour se protéger, elle tue l’un d’eux avec la magie. Sylenn la prévient : ce geste lui vaut une condamnation à mort. Bintou fuit pour revenir chez elle. Elle retrouve son clan, soigne son frère et se fait reconnaître par un shaman qui l’amène auprès du Mtawala afin qu’il la sanctifie comme shaman.

Faïza parvenait à réaliser tout le parcours sans difficulté. La veille, elle avait fermé son esprit. Elle s’améliorait rapidement. Faïza venait de l’appeler. Bintou la rejoignit en souriant.

- On la fait, cette course ? demanda Faïza en sautillant. Tu vas voir ce que tu vas voir !

- Avec plaisir, dit Bintou.

Les deux pierres s’élevèrent. Bintou gagna mais Faïza la suivait de près.

- Tu t’es très bien débrouillée, bravo, dit Bintou. Je vais pouvoir te faire passer à la difficulté supplémentaire.

Faïza ne répondit rien. Elle boudait. Bintou sortit des chandelles de son sac et en installa à côté de chaque obstacle. Elle se souvint de la curiosité de Mamou mais également de tous les habitants lorsqu’elle en avait fait. Ces objets n’existaient pas à M'Sumbiji. Bintou tenait cette connaissance de L’Jor. Les villageois reproduisirent ses gestes et transmirent cette connaissance qui se répandit dans tout le pays.

Une fois toutes les bougies installées, Bintou se plaça à côté de Faïza.

- Voilà la difficulté supplémentaire, annonça-t-elle.

Une pierre s’éleva avant de faire le même circuit, à ceci près qu’à chaque obstacle passé, la bougie correspondante s’allumait comme pour saluer le caillou.

- Bintou ! C’est…

Faïza soupira devant la difficulté. Elle était tellement fière d’avoir réussi. Ce nouveau défi la démoralisait. Bintou comprit l’importance des épreuves. En les passant, l’apprenti validait quelque chose de reconnu, montrant sa réussite à tous.

- Il y aura une fête ce soir, annonça-t-elle.

- En quel honneur ? demanda Faïza.

- De toi et de ta réussite ! Tu as réussi la première épreuve de maîtrise de la magie. Cela mérite d’être célébré !

- Je suis loin de…

- Tu as réussi. Si tu ne regardes que le chemin à parcourir, tu vas déprimer ! Tu viens de passer un cap important ! Tu mérites bien une grande fête !

Faïza sourit.

- Tu essayes ? proposa Bintou. Commence petit. Fais juste passer la pierre et allume la chandelle en même temps.

Faïza se concentra. La pierre prit de l’altitude, se plaça en face du cerceau et le traversa. La bougie resta morte.

- Je ne… commença Faïza avant de se figer.

- Quoi ? demanda Bintou en se tournant vers Faïza qui la regardait intensément, la détaillant de la tête aux pieds. Qu’est-ce qu’il y a ?

- C’est beau !

- De quoi ?

- C’est quoi ? demanda Faïza en avançant la main vers Bintou.

Faïza ne toucha pas Bintou. Elle s’arrêta quelques doigts devant son torse, caressant quelque chose d’invisible. Bintou s’en figea de stupeur, comprenant soudain.

- Tu es capable de te connecter au sh… à la magie sans l’utiliser. C’est super ! Tu vois… mon assemblage ?

- Assemblage ? répéta Faïza. Ce nom me semble bien correspondre à ce que je vois.

- Qu’est-ce que tu vois ?

- Tu ne le sais pas ?

- Je ne peux pas voir mon propre assemblage, ni en me regardant, ni dans mon reflet. Il est comment ?

- Cela ressemble à… des pans de tissus… du chanvre blanc…

Du tissu ! Bintou avait un assemblage d’eoshen… de bon eoshen.

- Combien ai-je d’ancrages ? De quelle taille sont-ils ?

- D’ancrages ? répéta Faïza.

- Des endroits où les fils se rejoignent, se lient, des points de liaison, expliqua Bintou. Je dois au moins en avoir un, là, indiqua-t-elle en montrant son épaule gauche, siège de la projection.

Faïza hocha la tête puis observa Bintou à droite, à gauche, dessus, dessous, en haut, en bas.

- Ils sont aussi gros que… une phalange de mon petit doigt, annonça Faïza.

Bintou sourit. Ce n’était pas si mal. Elle rayonna de fierté.

- J’en compte… dix, annonça Faïza. J’en ai combien moi ?

- Tu n’en as pas, Faïza, indiqua Bintou qui n’en revenait pas d’en avoir autant. Ton assemblage est… emmêlé. C’est cela qui rend ton avancée difficile.

- Emmêlé ?

- Plein de nœuds, indiqua Bintou. Tes fils s’effilochent et s’accrochent. En t’entraînant à manier la pierre et à utiliser ton esprit, tu as crée des lignes horizontales, commençant le maillage nécessaire à devenir eo… magicienne. Continue à t’entraîner et un ancrage arrivera.

- Je dois m’arrêter tout le temps par manque d’énergie et cela remonte lentement.

- La méditation t’offre un réservoir plus grand mais tant que tu n’auras pas trouvé ton moi intérieur, la vitesse de récupération ne changera pas. Continue car quand tu auras ton premier ancrage, normalement, je pourrai te montrer ton moi intérieur.

- Ah bon ? s’exclama Faïza. Je vais redoubler de travail.

- Ne te mets pas en danger ! gronda Bintou.

Faïza hocha la tête en souriant.

- Promis, dit Faïza.

La fête fut immense. Bintou fut heureuse que Faïza ne se répande plus. Elle put ainsi l’observer draguer en toute quiétude.

- Je partirai demain, annonça Aera. Je me sens prêt à enseigner ce que je sais. Je t’enverrai du monde, promit-il.

Rethal avait déjà quitté le village deux lunes plus tôt.

- Je vais profiter du fait que je m’en vais pour oser de te le dire.

Bintou leva sur lui un sourcil interrogateur. De quoi le shaman pouvait-il avoir peur de lui parler au point d’attendre son départ pour le lui dire ?

- Tu devrais changer de style… vestimentaire, précisa-t-il devant le regard ahuri de Bintou. Ces habits… Les gens n’osent pas venir vers toi à cause d’eux.

Beaucoup de gens venaient vers elle, surtout des femmes. Habituées aux shamans mâles, elles appréciaient la présence féminine, devant laquelle elles se sentaient plus en sécurité pour discuter de leurs problèmes intimes.

Bintou observa ses vêtements noirs, cuir et tissu mêlés, en provenance directe de L’Jor. Elle n’y prêtait guère attention. Ceci dit, elle comprenait qu’ils puissent gêner.

Lorsqu’elle releva les yeux, Aera s’était éloigné pour rejoindre une femme du village. Leurs adieux risquaient de durer toute la nuit.

Bintou soupira. Elle était la seule à ne pas avoir de relation intime. Il était loin. Ils n’étaient même pas en relation et pourtant, elle ne pouvait pas. Il ne quittait jamais ses pensées. Elle ne se sentait pas capable d’aller vers quelqu’un d’autre.

À l’aube, elle se rendit chez les tisseuses pour leur demander une robe blanche en chanvre, en référence à son assemblage. Le nombre de clients augmenta significativement après qu’elle se fut changée. Aera n’avait peut-être pas tort, finalement.

 

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« Au secours ! »

Bintou se tourna vers l’est. Mamou venait de hurler cela dans son esprit. Bintou suivait toujours ses apprentis. Le jeune homme s’amusait souvent à se promener seul dans les montagnes, à la recherche d’une plante nouvelle ou d’un serpent au venin aux vertus insoupçonnées.

Bintou appela Faïza mentalement puis se rendit au courant à l’endroit d’où venait l’appel. Devant elle ne se tenait que des rochers. Vu les plantes écrasées, l’éboulement venait d’avoir lieu.

- Que se passe-t-il ? demanda Faïza en arrivant essoufflée.

- Mamou est là-dessous, indiqua Bintou. Va chercher de l’aide.

- Ce gamin arrive toujours à se mettre dans de ces situations… gronda Faïza tout en courant vers le village.

« Mamou ? » appela Bintou.

« Bintou ? J’ai peur ! Il fait noir. Elle ne répond pas ! »

« Qui ça ? »

« Fafy », lui apprit l’enfant. « Elle voulait me montrer une fleur dans cette grotte. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Il y a eu un gros bruit. Elle a crié et maintenant, elle ne dit plus rien. »

« Où est-elle ? »

« Juste devant moi. Je lui tiens la main. »

Quel dommage qu’il ne sache pas projeter, maugréa Bintou. Sa réserve d’énergie était pleine. Une simple projection et Fafy serait remise. Les villageois arrivèrent à ce moment-là. Bintou leur expliqua la situation.

- Que fait-on ? demanda un homme à Walid, un ancien qui venait d’arriver.

- Commencez à déblayer, ordonna Walid. Les pierres du haut en premier.

- Non, commencez par celles du bas, le contra Bintou.

- Tout va s’écrouler si on commence par celles du bas, expliqua Walid comme s’il s’adressait à une demeurée.

- Faïza, retiens les pierres du haut, ordonna Bintou.

- Quoi ? s’étrangla la jeune femme.

- Tu sais le faire. Elles sont plus grosses mais la magie se moque de la taille. Reste concentrée et contente-toi de les retenir. Profite de chaque pierre voisine pour faire tenir l’ensemble.

- Que vas-tu faire pendant ce temps ?

- Nous permettre de gagner un peu de temps, espéra Bintou.

- Que fait-on ? répéta un villageois.

Bintou transperça l’ancien du regard.

- Soit, dit Walid. Retirez les pierres du bas afin d’ouvrir un chemin.

Le villageois hocha la tête avant de retrouver ses compagnons. Ils haussèrent les épaules puis commencèrent à déblayer tandis que Faïza se plaçait près d’eux, le visage crispé, concentré.

Bintou s’assit non loin de l’éboulis.

« Mamou ? Les villageois sont en train de vous creuser un chemin vers la sortie ».

« Ça sera trop tard » maugréa le garçon. « Je ne l’entends plus respirer ».

« Garde ta main dans la sienne et fais-moi confiance. Essaye de ne pas m’en empêcher ».

« T’empêcher de quoi ? »

D’utiliser une compétence shale sur un non eoshen, maugréa Bintou qui ignorait si cela était seulement possible. Elle s’assit en tailleur et se concentra.

Elle entra en contact avec le shen et le lança sur Mamou, le manipulant pour l’obliger à projeter, ce qu’il ne savait pas faire. Son assemblage ne permettait pas cette action. Bintou imagina les fils se tordre, s’étirer, se rapprocher, hurler sous cet acte intrusif. Mamou en souffrait-il ? Bintou l’ignorait. L’enfant respirait difficilement et se concentrait pour rester calme, offrant à Bintou la liberté d’action nécessaire.

La régénération naturelle de Mamou fila de son corps vers celui de Fafy. Bintou sut qu’elle avait réussi. Soigner un être humain nécessitait énormément d’énergie. Réaliser un pont de projection d’aussi loin et sans contact visuel encore plus.

Bintou resta concentrée, les yeux fermés. Elle entendait les cris d’encouragement des femmes sur les hauteurs, les grognements rauques des hommes dégageant les pierres, l’ébahissement des enfants devant l’ensemble tenant contre toutes les lois de la nature.

Bintou entendit des cris de joie. Elle supposa que Mamou était sorti. N’ayant jamais rompu le contact physique avec Fafy, il l’avait probablement tirée dehors. Bintou ne pouvait projeter davantage. D’abord parce que Mamou était presque vide et parce qu’elle-même…

Ce fut le noir complet. Elle n’entendit plus rien. Son maître n’était pas là pour la tirer d’affaire cette fois-ci. Son cœur venait de cesser de battre. Elle avait trop puisé. Elle ne survivrait pas, elle le savait. Elle quitterait ce monde heureuse de l’avoir fait en sauvant une autre vie. Il n’y avait rien de plus valorisant à ses yeux. Se sacrifier pour les autres la gonflait de fierté. Elle ne demandait rien de plus que le sourire de ses patients guéris. Donner sa vie pour eux ne la dérangeait pas.

Une chaleur l’envahit depuis son épaule, lui donnant juste assez d’énergie pour ne pas sombrer.

- Maître ? dit-elle en amhric avant d’ouvrir péniblement les yeux pour découvrir Mamou, la main posée sur elle.

Il ferma les yeux et Bintou reconnut un état méditatif dans lequel elle le rejoignit. Ils venaient tous deux de passer très près de l’autre côté.

Bintou s’éveilla en premier, Mamou toujours assis devant elle, sa régénération naturelle remontant à pleine vitesse. Elle sourit. Son apprenti se tirerait d’affaire.

Elle se tourna vers l’éboulis. Les rochers comblaient le petit passage. Elle vit ensuite Faïza qui dormait. Ne pouvant contacter son moi intérieur, le plus rapide pour retrouver son énergie était de laisser faire son corps : manger, boire, dormir. Faïza avait réussi à tenir les rochers en l’air en situation réelle. Ses compétences ne faisaient aucun doute.

Bintou maugréa cependant. Si seulement les compétences de Faïza et de Mamou se rejoignaient, elle obtiendrait l’eoshen parfait ! Comment réaliser ce miracle ?

Mamou se régénérait mais sans accès au shen… Quoi que, il pouvait projeter maintenant. Cela le débloquerait-il ?

Faïza maniait le shen à merveilles mais sans énergie, cela resterait insignifiant. Il tardait à Bintou que son apprentie crée son premier ancrage afin de pouvoir, elle l’espérait, la masser, la faisant ainsi sombrer en méditation et peut-être pouvoir accéder à son fil principal sans trop de risque.

De plus, maintenant que Mamou projetait, il pourrait soigner Bintou en cas de problème. L’espoir renaissait d’un coup. Le Mtawala s’approcha d’elle.

- Viens demain quand le soleil sera haut à la hutte des anciens.

Bintou lui lança un regard interrogateur.

- Tes compétences, j’ai pu les constater depuis longtemps, indiqua-t-il. Ce n’était pas cela qu’il me manquait. Ton abnégation vient d’être prouvée.

Il allait officialiser son titre de shaman, comprit Bintou. Elle sourit en hochant la tête. Elle serait la première femme shaman. Elle en ressentit une grande joie. Au foyer, elle n’était rien, qu’une nuisance, qu’une esclave humaine dont tout le monde se serait passé. Ici, enfin, elle était reconnue.

- Nous allons devenir légitimes, murmura Faïza.

Bintou se tourna vers ses apprentis, censés méditer. Mamou et elle, les yeux grands ouverts, souriaient pleinement.

- Vous écoutez aux portes ? gronda gentiment Bintou.

Ils rirent.

- Tu sais projeter maintenant ? demanda Bintou à Mamou.

- Tu m’as montré comment faire, expliqua Mamou. J’ai juste copié et ça a marché.

- Tu m’as sauvé la vie.

Mamou se contenta de sourire en retour. Bintou était tellement fière de son apprenti.

- Je n’aime pas ça, précisa-t-il. Cela m’est… désagréable.

Bintou grimaça. Cet ancrage, elle l’avait forcé. Son assemblage tremblait, pulsant autour de lui. Il tentait clairement de le rejeter, de s’en libérer.

- Mais grâce à ça, je vais pouvoir soigner encore plus de gens et encore mieux, continua Mamou. Il me tarde de partir sur les routes.

- Tu peux le faire, si tu veux, précisa Bintou.

- Il n’a même pas l’âge de raison ! s’exclama Faïza.

- Il en sait plus que tous les shamans de M'Sumbiji réunis. Il ne craint pas grand-chose avec sa haute régénération personnelle et son accès au moi intérieur.

- Je ne veux pas partir maintenant, assura Mamou. J’aurais trop peur tout seul. Je veux grandir.

Bintou sourit. En donnant à cet enfant l’autorisation de partir, elle venait de l’amener à rester. Elle était fière d’avoir réussi à le manipuler de la sorte.

- Préviens-moi avant de t’en aller, c’est tout.

- Promis, dit Mamou.

- Maintenant, méditation pour tout le monde. Nous en avons grand besoin ! Il ne faudrait pas que nous nous présentions devant les anciens avec des cernes sous les yeux !

Les apprentis rirent avant de plonger avec Bintou en méditation.

 

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Le soleil haut dans le soleil ne jetait presque pas d’ombre sous le toit de feuilles de la grande hutte du village. Tout le monde se tenait là, attendant impatiemment la fin de la cérémonie pour aller danser et manger. La fête promettait d’être longue.

Les quatre anciens attendaient, assis sur une natte à même le sol. Ils portaient les colliers d’ambre mais l’un d’eux portait le rubis, synonyme de double voix. Le Mtawala l’avait désigné. Ses opinions comptaient davantage.

Le Mtawala arriva par l’extérieur et s’avança devant les anciens. Le Mtawala ne gouvernait pas. Il désignait seulement celui parmi les anciens dont la voix portait, mais même ainsi, il pouvait ne pas être suivi. Après tout, il y avait trois personnes devant lui, assez pour s’opposer à ses deux voix. Cependant, ce pouvoir était suffisant pour que le Mtawala soit respecté et reconnu. Il conseillait souvent les anciens et chacun disait qu’une voix appartenait au shaman, de manière officieuse.

- Anciens vénérables, je vous présente Bintou, indiqua-t-il en désignant la femme en robe blanche.

- Bienvenue, Bintou, répondirent ensemble les anciens.

- Elle est ici afin d’être reconnue pour ce qu’elle est, indiqua le Mtawala. Moi, Rammi, je te déclare…

Il retira son propre collier pour le tendre à Bintou.

- Non, murmura Bintou en reculant d’un pas.

Il ne lui offrait pas une simple reconnaissance mais son titre, celui de Mtawala. Il comptait lui confier son poste. Il voulait faire d’elle le chef de M'Sumbiji.

- Tu es fou ! Non ! Je ne veux pas…

- Tu me surpasses, et de beaucoup, répliqua Rammi qui tenait son collier dans ses mains. Nul autre que toi ne le mérite davantage.

Bintou en eut les larmes aux yeux. Elle s’avança et il passa autour de son cou la simple lanière de cuir tressée, sans ornement ni métal précieux d’aucune sorte.

Au foyer, à L’Jor, elle était une paria. On lui refusait l’accès à la connaissance. On ne lui adressait pas la parole. Ici, sans avoir rien demandé, elle avait été reconnue. On lui offrait le poste correspondant à sa valeur. Bintou n’en revenait pas. Elle se sentit immensément fière et reconnaissante. Elle comptait bien être digne de l’honneur qui lui était fait.

- Merci, Rammi, dit-elle en pleurant.

- Tu en es digne, assura-t-il. C’est avec plaisir que je prends ma retraite. Je suis trop vieux pour toutes ces bêtises. Et si nous accueillions la nouvelle Mtawala comme il se doit ? Elle vient, cette fête ?

Les villageois crièrent de joie, les femmes faisant jaillir de leurs gorges un cri strident, les hommes tapant sur le bois vibrant d’un son puissant et grave, les enfants courant en tout sens. Il eut des danses, de la musique, de la nourriture et des boissons jusqu’au bout de la nuit.

Elle retrouva Aera et Rethal, revenus au village juste pour l’occasion.

- Vous étiez là et vous vous êtes cachés, coquins ! s’exclama Bintou.

- Tu aurais deviné si tu nous avais vus, lança Aera. Toutes mes félicitations, tu le mérites.

- Comment cela se passe-t-il, dehors ?

- C’est… compliqué…

- Ah bon ? Pourquoi ?

- Parce que tous les shamans ne sont pas aussi humbles que nous deux, intervint Rethal.

Bintou transperça le vieil homme des yeux. Il ne brillait pas par sa modestie.

- Nombreux sont ceux qui refusent d’admettre que leurs produits ne valent rien et qu’ils n’y connaissent rien, continua Aera. Ce savoir leur a été transmis par un shaman aussi mauvais qu’eux mais ils refusent de le reconnaître.

Bintou hocha la tête. Elle leur fit signe d’attendre avant de revenir. Elle leur tendit deux colliers. Les lanières de cuir tressée étaient l’exacte réplique de celui porté par Bintou. En revanche, ils étaient alourdis d’un pendentif en bois simple. Il s’agissait d’un ovale debout traversé par une ligne verticale.

- Le torse et le fil principal, expliqua Bintou, celui qui porte la vie. Ce sera le symbole des shamans. Je le donnerai à tous ceux que je jugerai digne. Ainsi, le peuple pourra faire la différence et il choisira en connaissance de cause. Libre à lui de préférer l’ancienne version. Il ne sera interdit à personne d’exercer. Tant que le client est consentant, je m’en fiche.

Aera et Rethal se saisirent de l’objet et le passèrent en hochant la tête.

- Si nous formons un shaman… commença Rethal.

- Il devra venir à moi pour que je valide ses compétences, indiqua Bintou. J’ai une requête à formuler.

Les deux hommes levèrent les yeux vers elle.

- J’aimerais rester en contact avec vous, annonça-t-elle, même lors de vos déplacements. Ainsi, si vous faites des découvertes, le savoir sera centralisé vers moi puis redistribué.

- Comment comptes-tu faire cela ? s’enquit Rethal d’un air ahuri.

- Par télépathie, indiqua Bintou. Je peux lire vos pensées sans difficulté mais si vous êtes consentants, cela m’est beaucoup plus facile, tant énergiquement que moralement.

- Nous pouvons devenir télépathes ? s’exclama Aera, enthousiaste.

- Non, rétorqua Bintou en balayant tous les espoirs du shaman. Je vous propose, chaque soir de pleine lune, de vous mettre en tailleur, de vous détendre et d’essayer, le plus possible, de ne penser à rien. Je vous contacterai. Essayez, s’il vous plaît, dans la mesure de possible, de penser avec douceur, calme et tranquillité. Réfléchissez avant le moment fatidique à ce que vous aimeriez transmettre. Cela peut être « Tout va bien », « Rien de nouveau » ou « Je t’ai envoyé un shaman pour validation ». Le but n’est pas d’y passer des heures mais juste de garder le contact.

- Cela me plairait beaucoup, admit Aera.

- Moi de même, indiqua Rethal.

- Super. Bien maintenant, j’aimerais que vous répandiez ma volonté, mes désirs, mes espoirs d’avenir pour M'Sumbiji.

- Nous t’écoutons, dirent Aera et Rethal en même temps.

- Deux choses ne me conviennent pas : il y a trop peu de shaman et trop peu sont des femmes.

- Aucune, répliqua Aera.

- Je suis quoi moi ?

- Magicienne, pas shaman, répliqua Aera.

Bintou soupira.

- Tu ne peux pas forcer les femmes à devenir shaman, intervint Rethal. Elles ne veulent pas.

- Pourquoi ne veulent-elles pas ? répliqua Bintou.

- Parce que devenir shaman signifie faire une croix sur toute vie de famille. Parce que cela signifie bouger sans cesse, ne pas s’attacher, une vie de nomade que les femmes abhorrent.

- Voilà donc ce qu’il faut changer pour que les femmes deviennent shaman, indiqua Bintou.

- Je ne comprends pas, admit Rethal.

- Je veux un shaman dans chaque tribu, dans chaque village. Il peut y en avoir deux… ou plus. Un homme et une femme – pas forcément en couple – serait l’idéal.

- Tu ne veux plus que les shamans soient nomades ? s’étrangla Aera.

- Je n’interdis rien. Que des shamans se promènent de villages en villages est une excellente chose. Cela permettra d’échanger, de répandre le savoir, de partager les découvertes mais également de soigner d’éventuels blessés sur les routes.

- Il va falloir former une énorme quantité de gens ! s’exclama Aera.

- Et alors ? Qu’on fasse une leçon à deux ou dix personnes, qu’est-ce que ça change ? Dispersez juste ma parole. Laissez les gens venir d’eux-mêmes, sans jugement. Ne forcez personne. N’insistez pas. Si personne n’est volontaire dans un village, il n’y a aucun problème. Si quelqu’un est candidat mais trouve le mont Namuli trop éloigné, formez-le vous-même. Je me déplacerai pour le valider. De toute façon, si je reste trop longtemps ici, je vais exploser. J’aime trop bouger !

Les deux shamans sourirent. Eux aussi ne s’imaginaient pas sédentaires.

Une lune plus tard, Bintou avait déjà trois apprentis venus recevoir le savoir shamanique, dont une femme. Les villageois construisent des huttes d’accueil pour les invités.

Bintou inventa des cours, sélectionnant les bases importantes, mettant de l’ordre dans ses connaissances. Cela lui fit beaucoup de bien. Mamou l’aidait énormément. L’enfant adorait se rendre utile. Il expliquait, montrait ou donnait lui-même des leçons, permettant à Bintou de passer du temps auprès de Faïza qui contrôlait de mieux en mieux son esprit. Difficile de dire si elle s’améliorait davantage dans cette compétence ou en maîtrise de la magie.

Un jour, une fille d’une vingtaine de saisons entra dans la hutte d’accueil. Un homme adulte l’accompagnait.

- Bonjour, Bassma, la salua Bintou qui avait lu son nom dans son esprit. Bonjour, Atumane.

Ils la saluèrent en retour.

- Protecteur ? demanda Bintou à Atumane et il hocha la tête en retour.

- Je l’ai escortée, indiqua-t-il. La route a été longue et le chemin périlleux. Nous avons été attaqués par des hyènes et des lions.

- Pas de chance, lança Bintou. Pourquoi avoir fait un si long voyage ?

- J’aimerais devenir shaman, indiqua la fillette d’un ton assuré.

- Elle sait ce qu’elle veut, grimaça le protecteur.

Cela, Bintou voulait bien le croire. Elle activa le shen, comme elle le faisait toujours avant chaque rencontre. Bassma disposait d’une ligne principale grande et marquée, libre mais excellente. Aucun nœud. Un bel assemblage de base, prometteur.

- Tu veux bien me suivre ? proposa Bintou et Bassma hocha la tête.

Elle l’emmena vers Mamou qui réalisait une leçon à de futurs shamans adultes.

- Passe un peu de temps en sa compagnie, histoire de vérifier que tu aimes vraiment ça, indiqua Bintou.

Bassma hocha la tête.

- Atumane, viens, proposa-t-elle au garçon.

Elle rejoignit Faïza en plein entraînement sur le circuit. Les pierres volaient tandis que les bougies s’allumaient et s’éteignaient. Faïza gronda. Elle venait de rater un passage.

- Une petite pause, ça te dit ? lança Bintou. Je te présente Atumane. Il est protecteur. Je suis sûre qu’après avoir été simple escorte de sa sœur, il apprécierait de se dégourdir un peu les jambes. Un combat amical, ça te tente ?

Atumane observa Bintou, puis Faïza puis hocha la tête en haussant les épaules. Ils rejoignirent le cercle de combat. Atumane se lança face à Faïza. Les deux jeunes étaient à peu près du même niveau. Les leçons de Bintou à la jeune femme lui permettaient d’être un peu meilleure, mais d’un cheveu.

- Très agréable, je te remercie, indiqua Atumane. J’aimerais me laver.

- Viens, je vais te montrer, sautilla Faïza.

Bintou fut très heureuse de ne plus entendre ses pensées. Elle se doutait de leur activité à venir. Elle s’éloigna pour se rendre auprès de Mamou où elle retrouva Bassma, en train de méditer à côté du garçon plus jeune qu’elle. Elle souriait, semblait sereine et apaisée, heureuse, flottant sur un petit nuage.

Bintou activa le shen et constata que la ligne principale de Bassma était maintenant reliée à son assemblage. Elle venait de trouver son moi intérieur, toute seule, sans aide, juste en regardant Mamou. Bintou se sentit dépassée, inutile. Elle fut plongée dans une véritable tourmente avec l’impression de ne rien contrôler, de perdre pied.

L’arrivée tonitruante de Faïza n’aida en rien.

- Bintou ! Il y a un problème ! s’exclama-t-elle en hurlant, faisant ainsi sortir Mamou et Bassma de leur relaxation.

- Quoi ? dit Bintou lorsque son esprit fut soudain envahi de pensées étrangères emmêlées et brouillonnes.

- Ça vient de lui ! s’exclama Faïza en désignant Atumane. Baiser n’a jamais eu cet effet sur quiconque !

Bintou activa le shen pour découvrir un assemblage idéal pour un magicien, avec, comme sa sœur, une ligne de vie principale forte à un cheveu de rejoindre le fil le plus proche.

- Ça n’est pas lié à votre acte charnel, répliqua Bintou. Il t’a vue utiliser la magie et y a été sensible, voilà tout. Je suis désolée pour ta tribu car elle vient de perdre un protecteur en plus de ta sœur. Tu es magicien désormais, Atumane.

- Magicien ? répliqua-t-il abasourdi.

- Est-ce qu’il pourrait se taire ? s’écria Faïza. C’est insupportable !

- Je vais lui apprendre, ne t’inquiète pas. Bassma a trouvé son moi intérieur.

- Quoi ? s’étrangla Faïza qui malgré des lunes à essayer, n’y parvenait toujours pas. C’est extrêmement frustrant et injuste, dit-elle avant de s’éloigner en grondant et en jetant des coups de pied rageur dans toutes les pierres sur son chemin.

- C’est quoi, mon moi intérieur ? interrogea Bassma.

- C’est ce qui te rendra immortelle, annonça Mamou.

- Quoi ? dit Bassma.

Bintou soupira. Une leçon s’imposait. Elle réunit le frère et la sœur et leur expliquèrent les bases de la magie. Ils écoutèrent avec attention puis ils se rendirent sur le circuit d’entraînement. Faïza leur montra le niveau le plus facile. Atumane commença à s’entraîner. Bassma ne mit qu’une journée à contacter le shen. Atumane trouva son moi intérieur seul le même jour.

Dès le lendemain, Bintou débuta les leçons d’esprit afin qu’ils puissent ramener leurs pensées, cessant ainsi de se répandre. Ce fut long mais finalement, le silence revint.

Il fut évident que ni Bassma, ni Atumane n’aimait les plantes. Ils ne seraient jamais de bons soigneurs. En revanche, la magie crépitait en eux. Bassma tenait toujours à prouver qu’elle surpassait son frère, qui refusait de laisser sa petite sœur le dépasser.

Faïza restait un peu à l’écart. Atumane venait de réussir le circuit de base en un temps record. Grâce au moi intérieur, il pouvait s’entraîner bien plus longtemps qu’elle. Faïza ne lâcha rien. Bintou l’encouragea à s’entraîner à maîtriser son esprit, compétence demandant bien moins de magie.

Finalement, Faïza obtint son premier ancrage en esprit. Elle comprenait à merveille tout ce que Bintou lui partageait, dans ses moindres détails. Nul besoin d’épreuves atroces, agressives et intrusives. Bintou voyait l’ancrage.

Elle réunit tous ses apprentis dans la hutte.

- Faïza a acquis son premier ancrage hier, indiqua Bintou.

La fête venait à peine de se terminer.

- De ce fait, je vais pouvoir lui faire découvrir son moi intérieur.

Faïza sourit.

- Cependant, cela risque de ne pas être facile… ni agréable pour moi. C’est même dangereux. La présence de Mamou est essentiel.

- Je te soignerai, promit-il. Je n’aime pas faire ça, mais je le ferai pour toi.

Mamou détestait projeter. Devoir le faire le répugnait. Son assemblage luttait en permanence contre l’ancrage installé contre son gré.

- Merci, Mamou, dit Bintou.

- Je dois faire quoi ? interrogea Faïza.

- Tu vas trouver ça bizarre… annonça Bintou.

- Ah bon ?

- Tu dois te déshabiller.

Faïza resta interdite, ainsi que les trois autres apprentis.

- Pourquoi ? demanda-t-elle.

- Parce qu’il va falloir que tu sombres dans une méditation la plus profonde possible. Sauf que tu ne sais pas faire…

- Je médite tous les jours, répliqua Faïza.

Bintou se crispa.

- Aucun de vous ne sait méditer, annonça Bintou. Ce que vous appelez méditer n’est qu’une forme profonde de relaxation. La méditation magique permet de modifier son assemblage, de l’améliorer, de resserrer les fils, de réduire la taille des ancrages…

- C’est grâce à la vraie méditation que tu as un assemblage aussi beau, comprit Bassma.

Les deux jeunes voyaient eux aussi les assemblages, là où aucun eoshen n’en était capable. Bintou en avait conclu qu’il s’agissait d’une caractéristique purement humaine, sans en être totalement certaine.

- Exactement, répondit Bintou. Pour t’aider à découvrir cette forme de méditation, je vais devoir poser mes mains sur toi… te masser plus exactement… avec une huile spécialement réalisée sur mesure.

- Il faut un ancrage pour que ça marche, supposa Faïza et Bintou acquiesça de la tête.

Faïza n’étant pas pudique, se mettre nue ne la dérangea pas. Atumane et elle ayant déjà partagé des moments intimes, il ne détourna pas le regard. Bien au contraire, il en profita pour mater ouvertement. Mamou se retourna, le visage intensément rouge. Bassma regarda la scène avec un total désintérêt.

Bintou commença. Faïza lui faisait totalement confiance si bien qu’il fut très facile de la faire sombrer. La méditation restait légère. Bintou sentit qu’elle ne pourrait pas aller plus loin.

- Mamou ? Tu es prêt ? Ne me touche pas avant que je ne m’écroule… si je m’écroule. J’ai peur que le choc ne te soit transmis si nous sommes en contact.

- D’accord, dit-il, le visage strié de rides d’inquiétude.

Bintou attrapa le minuscule bout de fil. Elle ne put s’empêcher de crier sous la douleur. Tout son bras la lançait. Bintou sentit ses jambes trembler tandis qu’elle tirait doucement, pouce après pouce, alors que la douleur irradiait, traversant son corps, brûlant ses veines, déchiquetant ses muscles.

Bintou contacta son moi intérieur qui répondit. Elle venait de parvenir à l’appeler sans perdre sa concentration magique. D’habitude, c’était l’un ou l’autre.

Pas le temps de s’en extasier. Bintou resta concentrée. Elle contrôla sa respiration et continua à tirer sur le fil. De longueur parfaite, il ne restait plus qu’à l’accrocher. Bintou serra les dents et le fixa avant de lâcher.

La décharge fut violente mais Bintou, liée à son moi intérieur, la supporta aisément. Elle resta debout.

- Merci, Mamou. Ton aide ne sera finalement pas nécessaire.

Bintou commença à dénouer l’assemblage très emmêlé de Faïza.

- Qu’est-ce que tu fais ? demanda Bassma.

- Connecte-toi à la magie et vois par toi-même.

- Oh ! Tu retires les nœuds. Je peux essayer ?

- Si tu veux, dit Bintou.

Bassma s’approcha, se saisit d’un nœud qu’elle défit, s’enthousiasmant de voir les fils se remettre tous seuls à leur place. Bintou n’en revint pas. La jeune femme pouvait elle aussi manipuler l’assemblage des autres. Atumane s’approcha et fit de même.

- C’est chiant de faire ça, indiqua Atumane au bout d’un moment. Sa construction est une catastrophe. On y est depuis ce matin et la différence est… visible, d’accord, mais il reste tellement de travail !

- Dès que tu auras obtenu ton premier ancrage, nous t’offrirons la même chose en retour et crois-moi, il y a aussi du boulot sur le tien, indiqua Bintou.

Savoir qu’il recevrait adoucit le jeune homme qui reprit. À la nuit tombée, Bintou annonça l’arrêt de l’activité. Tout le monde était épuisé. Faïza rouvrit les yeux.

- Comment tu te sens ? s’exclama Mamou.

Pour toute réponse, Faïza vomit sur le sol avant de s’endormir.

- On a sacrément touché à son assemblage, dit Bintou. Il faudrait peut-être… faire moins longtemps la prochaine fois.

Les trois magiciens acquiescèrent. Bintou réalisa les huiles de massage de chaque apprenti. Dès qu’Atumane et Bassma créèrent leur premier ancrage, ils bénéficièrent des massages.

Une fois les huiles faites par Bintou, n’importe qui pouvait réaliser le massage suivi du dénouement. Bassma n’appréciait pas de le faire alors elle fut exemptée. Bintou tenait à ne forcer personne.

Faïza, très tactile, adorait toucher des corps. Atumane et elle passaient ainsi de très longs moments se terminant régulièrement de manière bien plus intime.

Mamou restait en dehors du groupe, gérant difficilement sa différence, passant le plus clair de son temps à enseigner les plantes aux shamans venus de tout le pays.

 

######################

 

- Je n’y arrive pas ! s’exclama Faïza. Comment est-ce que tout le reste peut passer sauf ça ! C’est incroyable ! Tu ne peux pas me faire comme à Mamou et me créer toi-même l’ancrage ?

Bintou grimaça. L’assemblage du garçon rejetait cette chose étrangère contrariant l’harmonie.

- Non, dit Bintou. En revanche…

Elle observa Faïza en plissant les yeux.

- Tu es connectée à la magie ?

- Non, dit Faïza.

- Alors fais-le, s’il te plaît. Bien, maintenant, regarde mon assemblage. Là, tu vois, je suis en train de projeter.

- Sur quoi ? interrogea Faïza qui devait blesser un rat pour ensuite espérer le soigner pour s’entraîner.

- Sur… rien, dit Bintou. Le sol sous mes pieds.

- On peut projeter sur des objets inanimés ? s’étrangla Faïza.

- Oui, mais comment peux-tu savoir si tu y arrives si tu n’utilises pas un être vivant blessé ?

Faïza admit que la Mtawala n’avait pas tort.

- Tu as bien regardé ? Mon ancrage, comme tous les ancrages, a utilisé cinq fils pour permettre la projection. Tu les as repérés ?

- Euh… non, dit Faïza. Honnêtement, je ne vois pas les fils dans ton assemblage. C’est du tissu. Tous s’entremêle habilement.

- Regarde mieux ! s’énerva Bintou avant de recommencer.

Faïza s’approcha pour regarder de près tandis que Bintou projetait son énergie vitale à très faible dose par terre. L’apprentie ronchonna avant de s’exclamer :

- Ah là ! Il y en a un qui brille plus que les autres.

- Plus que quatre… ironisa Bintou en baillant.

Faïza observa attentivement. Il lui fallut un long moment pour dénicher les quatre autres.

- Bien, maintenant, tu utilises les même dans ton assemblage, indiqua Bintou.

- Hein ?

- Essaye de projeter, demanda Bintou en regardant le filet de pêche grossier mais exempt de nœuds de Faïza. Tu utilises seulement quatre fils. Tu dois rajouter celui-là.

Ce disant, elle toucha le cinquième fil nécessaire. Immédiatement, il se mit à briller. Deux évènements se produisirent en même temps. Le rat fut soigné et Bintou hurla de douleur, un violent choc lui parcourant le corps depuis le bras.

- La prochaine fois, attends que j’ai retiré ma main avant d’utiliser ce fil, ronchonna Bintou.

- Pardon ! s’excusa Faïza. Je suis désolée ! J’ai réussi ! L’ancrage est apparu ?

- Non, dit Bintou. Tu vas devoir projeter, encore et encore. Cela va amener ces cinq fils à comprendre qu’ils doivent travailler de concert et que se réunir serait une bonne idée pour gagner du temps. Pour le moment, ils sont tendus. Plus tu vas t’en servir, plus ils vont se détendre pour se rapprocher les uns des autres. Au bout d’un moment, ils trouveront un point d’équilibre où se lier et l’ancrage apparaîtra. À partir de ce moment-là, projeter sera très facile et ne te demandera presque plus de concentration.

- Je comprends mieux, dit Faïza. C’est à ça que servent les circuits avec les pierres et les bougies, à activer les fils, encore et encore, jusqu’à ce qu’ils se réunissent, rendant l’usage très aisé.

- Exactement. Le procédé est le même pour chaque compétence magique. Sauf que parfois, quand des fils se réunissent et s’assemblent, ils embarquent un fil qui n’a rien à faire là. L’ancrage détruit alors une compétence précédente en rompant l’harmonie. Si cela se produit, il faut retirer le fil attaché par erreur en ramollissant l’ancrage, sans pour autant le détruire et retirer le fil en trop sans le casser.

- Cela semble devoir nécessiter pas mal de doigté… murmura Faïza.

- En effet. Essaye de ne pas attraper les mauvais fils.

Faïza hocha la tête.

- Si tu veux bien m’excuser, j’ai une fête à mettre en place, indiqua Bintou.

Chaque nouvel ancrage donnait lieu à une grande cérémonie au village. Aucune épreuve n’était nécessaire puisque Bintou voyait de ses yeux la réussite ou l’échec. Cette cérémonie suivie d’une fête permettait aux apprentis de se sentir vus et récompensés.

Au crépuscule, tout le village était réuni autour de la grande hutte centrale. Faïza se tenait au centre, un grand sourire barrant son visage. Bintou s’avança.

- Hé bien, Faïza, voilà, c’est fait, dit-elle.

Faïza fronça les sourcils. D’habitude, Bintou disait plutôt quelque chose du genre « Et un de plus ! ». Jamais de grands discours. Le but était surtout que l’apprenti soit récompensé sans que les habitants ne comprennent où la réussite se situait.

Bintou sortit un collier avec un pendentif de son aumônière. Le collier était le même que celui de la Mtawala, à ceci près qu’il était alourdi d’un pendentif ovale barré d’une croix.

- La barre horizontale représente le maillage nécessaire pour devenir kwanza.

- Kwanza ? répéta Faïza.

- C’est Mamou qui a trouvé le terme. Il n’aime pas magicien, terme trop falathen ou eoxan à son goût. Il a décidé d’en créer un propre à M'Sumbiji.

- J’approuve, indiqua Faïza.

- Moi aussi, confirma Bintou. Allez ! Mets ça ! Tu n’es plus apprentie. La magie recèle bien d’autres secrets mais tu as les bases. Libre à toi de chercher à gagner d’autres compétences ou d’aller voir ailleurs.

Faïza passa le collier autour de son cou.

- Je vais aller voir ailleurs.

- Comme tu veux. Tu vas manquer à Atumane.

- Il n’a qu’à se grouiller de devenir kwanza, répliqua Faïza.

Bintou sourit en lui envoyant un clin d’œil. Tandis que la fête commençait, Bintou s’installa à part pour parler à Faïza. Elle allait ouvrir la bouche lorsque Mamou s’approcha :

- Bintou ? Moi aussi j’aimerais m’en aller, précisa-t-il.

- Je t’ai toujours dit que tu étais libre de partir quand tu veux, indiqua Bintou. Tiens.

Elle lui tendit le collier alourdi du même pendentif que Faïza.

- Non ! dit-il en refusant de s’en saisir. Je ne suis pas…

- Prends-le. Tu auras la légitimité auprès du peuple. Ils ne t’écouteront pas sinon.

Mamou grimaça avant de s’en saisir.

- Bon, écoutez-moi bien. Vous n’êtes pas shaman. Il est hors de question que vous les remplaciez. Ils font leur travail et ils le font bien.

- Qu’est-ce qu’on doit faire ? interrogea Faïza.

- Mamou, de toi, j’attends que tu fasses le tour du pays, dans tous les sens, que tu visites chaque village pour convaincre un maximum de gens de devenir shaman. Aera et Rethal le font mais ils doivent manger, boire et dormir. Cela les ralentit. Tu n’auras pas cette difficulté. Forme toi-même les shamans trop éloignés. Chaque premier jour de pleine lune, je te contacterai par l’esprit. Ne t’inquiète pas, j’y arriverai, où que tu sois.

Mamou hocha la tête.

- Tu pourras me raconter ta vie, me donner de tes nouvelles, me poser des questions, me transmettre des informations ou des requêtes. Tu as le droit de distribuer les pendentifs de shaman, indiqua-t-elle en lui tendant une vingtaine des objets. Je te fais confiance dans tes choix.

- Je serai digne de cet honneur, indiqua Mamou de sa voix en pleine mue d’adolescent en prenant les signes distinctifs.

- Faïza, les shamans ne peuvent pas ressouder une main coupée. Tu devras garder ton énergie pour les situations extrêmes. Si quelqu’un vient te demander de lui soigner une irritation, tu lui désigneras gentiment l’emplacement du shaman le plus proche, même si c’est à deux jours de marche.

Faïza hochèrent la tête.

- Et moi ? interrogea Mamou.

- Comme tu veux, dit Bintou. Toi, tu es à part. Je te laisse gérer. De l’énergie, tu en as tellement à revendre et tu t’en sers à peine alors…

Mamou n’étant pas magicien, il débordait de régénération naturelle. Il méditait seulement en ce sens. Nul doute qu’il vivrait éternellement. Heureusement, il vieillissait à allure normale. Bintou avait eu peur que ça ne soit pas le cas et qu’il reste à jamais enfant. Elle se demanda à quel âge il s’arrêterait de grandir.

- Faïza, tu ne pourras pas être partout à la fois. J’espère bien que le nombre de kwanza va augmenter mais en attendant, il y aura des ratés, hé bien, tant pis. Choisis-toi une zone… pas trop grande… maximum un jour de marche dans toutes les directions. Dans cette zone, fais-toi connaître des shamans. Présente-toi. Lie-toi par l’esprit à eux. Explique-leur ce que tu fais. Demande-leur leur consentement. Grâce à ce lien, dès qu’ils t’appelleront, tu pourras être là maximum un jour après. Si tu trouves le délai trop long, raccourcis-le. Le but est d’être présente pour eux. Cela peut être pour gérer un incident, mais également parce que ce shaman a fait une découverte et qu’il souhaite la partager. Tu seras ce lien, entre les shamans de ta zone mais également avec le pays tout entier à travers moi et les futurs kwanzas qui feront de même dans leur zone.

- Tu veux quadriller le pays et que les informations soient transmises un peu partout, comprit Faïza.

- Exactement. Comprends-moi bien : je ne veux pas de pouvoir central, précisa-t-elle.

Pas de foyer. Pas de lieu de pouvoir. Chacun serait égal dans ce maillage.

- Je ne ferai pas partie de la toile d’araignée ainsi formée. Je me contenterai d’y faire un tour de temps en temps. Moi, je forme les kwanzas et je valide les shamans. D’ailleurs, tu n’as pas le droit de le faire, ni l’un, ni l’autre. Mamou peut valider les shamans parce que… c’est différent, mais toi non. Ce n’est pas ton rôle, tu comprends ?

- Bien sûr, indiqua Faïza. Il n’y a pas de problème.

- Tu peux également profiter de ton lien télépathique avec moi, qui suis proche des anciens, pour offrir tes services aux chefs de tribu. Aujourd’hui, si un conflit éclate et que le chef de tribu se retrouve désemparé, toutes les personnes liées à ce problème doivent se déplacer jusqu’au mont Namuli pour y rencontrer les anciens. Grâce à nous, cela deviendra inutile.

Faïza hocha la tête.

- Je veux être claire : tu ne dois en aucun cas rendre la justice toi-même !

Elle repensa aux eoshen. Les shale faisaient appliquer les lois archivées par les scribes du foyer. Bintou trouvait cela déplacé. Les magiciens avaient déjà bien assez de pouvoir pour ne pas en plus leur donner celui-là. Non ! La justice devait rester l’affaire du peuple et de ses représentants.

- Tu seras juste le messager qui répète, mot pour mot, ce qui est décidé par les anciens. Si tu déformes, si tu mens, plus personne ne te fera confiance. Il faut être droit et honnête.

- Je le serai, assura Faïza.

- Si je me rends compte que tu ne suis pas ces préceptes, je serai obligée de te retirer ton pendentif, menaça Bintou.

- Je serai digne de l’honneur qui m’est fait, insista Faïza.

– Parfait. C’est tout. Tu peux aller t’amuser et dire au revoir à… tous les hommes du village ?

Faïza ricana avant de partir en sautillant.

- Merci, Bintou, dit Mamou en montrant son pendentif et les autres dans son sac. Pour mailler entièrement le pays, il va falloir que tu augmentes sacrément le rythme de formation des kwanzas !

- J’ai tout mon temps, répliqua Bintou. Je préfère faire les choses lentement, mais bien.

Elle avait déjà l’impression de les faire mal. Elle n’était pas censée utiliser le shen en dehors du foyer. Non seulement elle l’utilisait mais elle l’enseignait à des gens qui s’en servaient à leur tour. Elle secoua la tête. Pourquoi devrait-elle arrêter ? Que faisait-elle de mal ? Où était le danger ?

Elle ignorait tant de choses. Elle n’avait pas réellement suivi de formation. Elle n’avait été qu’une nuisance, tout juste tolérée et encore, pas partout. Des pans entiers de la magie lui échappaient, des connaissances tant théoriques que pratiques. Elle avait l’impression d’être une usurpatrice.

Elle ne méritait pas le respect, la reconnaissance ou l’autorité. Faïza en savait autant qu’elle. Certes, Bintou avait un assemblage bien plus beau et quelques ancrages supplémentaires mais cela restait des détails. Le temps et les massages offriraient la même chose à Faïza.

« Au fait, Faïza », lança Bintou par l’esprit. « N’hésite pas à revenir de temps en temps pour te faire masser et dénouer ta construction. Prends avec toi un flacon de ton huile de massage. Ainsi, si un kwanza te rejoint, vous pourrez vous aider mutuellement. »

« Je passerai en récupérer un avant de partir », promit Faïza.

- Bonjour, Bintou, dit un homme en provenance de la fête.

- Bonjour, Ibrim. Je ne suis pas intéressée.

- Je…

- Je lis tes pensées, précisa-t-elle, et c’est non. Va voir Faïza. Elle acceptera.

L’homme se crispa avant de s’en aller, visiblement très mal à l’aise. Mamou transperça Bintou des yeux mais eut la bonne idée de ne faire aucune réflexion. De nombreux hommes se proposaient, demandaient, tentaient de la séduire. Peine perdue. Bintou appartenait à un seul homme.

« C’est dommage de gâcher un tel potentiel » lui lança Faïza.

« Occupe-toi de tes fesses » répondit Bintou.

« Je m’en occupe, je m’en occupe ! » assura Faïza en retour avant de redevenir silencieuse.

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blairelle
Posté le 09/09/2023
Toujours la même opinion sur Bintou : passages très poétiques, reposants après les massacres de Narhem et Elian, avec des jolies blagues avec Faïza.
Et donc l'assemblage de Bintou est de bonne qualité mais loin d'être parfait. J'ai hâte de voir qui aura le plus bel assemblage au final !

« Si tu trouves le délai trop long, raccourci-le » => raccourcis-le
Nathalie
Posté le 09/09/2023
Bintou permet d'être dans une relation différente, plus douce, plus tranquille, moins combattante. Ça allège l'atmosphère. Ravie que ça te plaise ! Un seul a un assemblage magnifique et il manque beaucoup à Bintou ;)

Merci pour la coquille !
blairelle
Posté le 19/10/2023
Re-nouvelle coquille repérée :
Lis-toi par l’esprit à eux. => lie-toi
Nathalie
Posté le 19/10/2023
Corrigé. Merci beaucoup !

Bonne lecture !
Lilisa
Posté le 19/06/2023
Bonjour Nathalie,

J'ai beaucoup aimé ce chapitre. J'apprécie particulièrement le fait que Bintou, ancienne élève, devienne maître et ait à son tour des élèves.

Je note cependant une petite erreur, ou alors incompréhension de ma part : Mamou se régénérait mais sans accès au shen… Quoi que, il pouvait projeter maintenant. Cela la débloquerait-il ?
> Ne serait-ce pas plutôt cela le débloquerait-il ?
Nathalie
Posté le 19/06/2023
Bonjour Lilisa

Hé oui ! Bintou évolue. Je suis ravie que son élévation te plaise ! J'espère que la suite continuera à te ravir.

Merci pour la faute : j'ai corrigé !
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