Ceci n'est pas vraiment l'histoire de Camille.
Ce n'est non plus l'histoire de son petit garçon.
Ce n'est même pas vraiment une histoire de mort ou de fin du monde.
C'est une histoire de vie, de nos vies et des personnes que nous y croisons, qu'elles y restent ou non.
C'est une histoire qui ressemble à la vie : elle est bizarre, parfois franchement foutraque et tout ne s'y termine pas forcément bien.
Mais c'est comme ça.
Notez que ce n'est pas non plus l'histoire du sosie du chanteur de Télex qui travaillait à la maternité Jeanne de Flandre le soir où Camille accoucha, ou plutôt la nuit. Malgré toute sa douleur, ses pleurs, le fait qu'elle était convaincue que le bébé voulait sortir immédiatement et que s'il ne sortait pas immédiatement, elle irait le chercher elle-même, Camille n'accoucha que peu après une heure du matin. Ses collègues avaient rapidement remballé le karaoké pour partir vers le centre hospitalier en maudissant les feux rouges, les routes à sens unique et toutes les voitures dans leur champ de vision. Elles l'ignoraient, mais les parents et la sœur de Camille faisaient l'exacte même chose de leur côté. Noémie se précipita vers la chambre où se trouvaient sa compagne et Delphine.
– Noémie ! s'écrièrent-elles en chœur.
– Ça va ? La docteure dit quoi ? s'inquiéta Noémie qui jeta sa veste à même le sol avant de saisir la main de Camille (celle qui n'essayait pas d'écrabouiller les doigts de Delphine).
– Qu'il sortira pas avant quelques heures.
– Des heures ?
– C'est courant pour un premier accouchement, dit Isabelle qui suivait tout depuis le couloir.
– Isa, essaie de la rassurer, merde, lui reprocha Maria à mi-voix.
– Euh... Dis-toi qu'on est là pour t'aider à passer le temps ? On peut s'entraîner à chanter La jument de Michao si tu veux
– Non ! beugla le faux chanteur de Télex.
– Je savais pas que le mec de Télex était contre la sororité.
– Je me disais bien qu'il me rappelait quelqu'un ce type.
– Je ne suis pas sûre d'être rassurée par leur présence finalement, glissa Camille.
– Tu te rends comptes de ce que tu as fait ? lui lança Noémie sur un ton du reproche exagéré.
– Quoi ?
– Tu as osé aller accoucher sans ton sac soigneusement préparé. Et pire encore ! sourit-elle. Tu n'as pas fait mon propre sac alors que je vais attendre pendant des heures sur cette chaise inconfortable pendant que tu seras à attendre pendant des heures sur ce lit tout aussi inconfortable. Tu es un monstre !
– Tu veux que je te sacrifie mon enfant pour me faire pardonner ?
– Ça ira.
– Camille, tu peux me lâcher la main s'il te plaît ? demanda Delphine très poliment. J'aimerais pouvoir encore écrire un jour et je dois aussi aller faire pipi.
Après un petit « Désolée », Camille la laissa repartir. Delphine sortit dans le couloir pour faire face à ses collègues qui ne savaient pas s'ils devaient aborder le sujet de son coup de sang. Kévin fut le premier à se lancer. Il commença une litanie d'excuses. Épuisée par les événements, Delphine se contenta de les accepter, de dire les siennes, puis de filer à toute vitesse vers les toilettes les plus proches. Le carrelage était sale et elle regretta immédiatement d'avoir balancé ses chaussures à la va-vite. Elle avait peu d'espoir de pouvoir les retrouver à présent. Elle entra dans les WC au moment pile où Camille grognait :
– Je crois que je vais me faire caca dessus.
– Y'a un risque ma puce, lui répondit Maria depuis le couloir.
– Quoi ? glapit Noémie. QUOI ?!
Madeline, Kévin, Véronique, Maria et Isabelle se tournèrent d'un seul geste vers le comptoir d'accueil. Elles venaient d'entendre quelqu'un demander où se trouvait Camille. Quand Isabelle Legendre se rapprocha, tous lui trouvèrent une sacrée ressemblance avec sa fille cadette. Le chargé de l'accueil, à présent connu sous le nom de « sosie du chanteur de Telex » leur lança qu'il ne pouvait y avoir que deux invitées dans la chambre, et ce fut elle qui entra.
– Maman !
Dans les bras de sa mère et de sa compagne, Camille se sentit bien, l'espace d'un instant. Sa mère s'inquiéta, posa mille questions, proposa mille solutions. Elle resta près d'elle pendant que la docteur Vassel l'examinait, de même que les sage-femmes vérifiaient que tout se passait bien. Ses collègues demeurèrent dans le couloir et à tour de rôle, toute la famille et presque tout le bureau des Death planners prit place à côté de Camille pour la faire rire, la distraire ou la soutenir. Noémie organisa même un appel en visio avec Nour et Françoise qui l'encouragèrent, accompagnées de leurs familles.
Camille accoucha peu après une heure du matin. Elle poussa, cria, pleura, jura et poussa encore, les yeux rivés sur la pendule en face d'elle, juste derrière le visage de sa gynécologue-obstétricienne qui la motivait de toutes ses forces. Alors qu'un cri mourrait dans sa bouche, un autre résonna dans la petite chambre d'hôpital.
– C'est un garçon ! lui annonça la docteure Vassel. Vous voulez le tenir, Camille ?
Elle savait que certaines mères qui accouchaient sous X tenaient à avoir leur enfant en peau contre peau. Cependant, elle n'aurait pas été choquée que la jeune femme refuse. Camille accepta. Il était très petit, très sale, couvert de sang et de bouts de Camille-ne-savait-quoi. Il gigotait, il clignait les yeux et il secouait ses poings minuscules. Camille embrassa le front du petit garçon. C'est mon fils. Elle se surprit à le penser. C'était vrai. Malgré le fait qu'elle avait été jusque-là convaincue de pouvoir reprendre sa vie comme avant, de mettre de côté sa grossesse, son accouchement et l’existence de son enfant, elle fut incapable de se détacher du fait qu'elle avait un fils. Même si elle ne le verrait peut-être plus jamais, même si elle ne passerait pas son temps à penser à lui, elle saurait qu'il serait là, dehors, grâce à elle ou à cause d'elle. Il était son fils et il allait être celui de quelqu'un d'autre. Elle serait sa mère mais pas sa maman. Sa propre maman balbutia, pleura puis sourit à travers ses larmes. Camille se tourna vers elle avant de l'enlacer avec les maigres forces qui lui restaient. Après plusieurs baisers et larmes, Camille fut laissée seule avec son bébé ainsi que Noémie. Les autres curieuses attendaient de pouvoir les visiter, assises le couloir ou debout près du distributeur automatique où Isabelle donnait des conseils touristiques bretons à Patrick et Marine. Le petit avait été lavé puis emmailloté. Il dormait à présent paisiblement dans son berceau en plastique. Le corps de Camille était traversé de courbatures, épuisé au-delà de toute mesure. Elle voulait aussi rester avec Noémie, ses collègues, ses amies et sa famille. Elle voulait dire au revoir à son bébé. Au bébé, se corrigea-t-elle intérieurement comme par réflexe. À mon bébé, se corrigea-t-elle une seconde fois. Je dis au revoir à mon bébé et très bientôt, ses parents lui diront bonjour. C'est the circle of life, comme dit le Roi Lion.
– Tu vas l'appeler comment ? voulut savoir Noémie qui regardait le petit bout. Je t'ai jamais demandé si tu avais choisi des prénoms. Je me suis dit que...
– Je comprends. Tu crois que Sue, ça passe ? Comme la chanson de Johnny Cash, où un mec appelle son fils Sue et le fils se fait moquer par tout le monde car il a un prénom de fille ?
– Camille, tu ne veux pas qu'il te déteste, si ? Épargne-le.
– Aaron, dit Camille.
– Aaron ? répéta Noémie.
– Aaron.
– Pourquoi Aaron ? Ça vient d'où ?
– De l'ancien Testament. C'est le grand frère de Moïse, il l'aide à libérer les Hébreux d'Égypte et à organiser le culte.
– Tu espères qu'il libère le peuple de ses chaînes ?
– Oh non...
Aaron fit un petit bruit dans son sommeil, remua les pieds et tourna la tête. Camille expliqua avec un sourire le pourquoi de son choix.
C’est tout doux comme chapitre, malgré ma terreur de l’accouchement (en partie à cause de la douleur, et en partie à cause des « bouts de Camille-ne-savait-quoi » qui provoquent mes grimaces pendant les films).
Elle est si bien entourée, finalement. Quel beau chemin accompli pendant le roman.
Je suis aussi team trauma de l'accouchement.