Chapitre 35
Sibéal ouvrit les yeux sur son plafond. Alien, Star Trek, Willow, Zorg, Stardust, L'Empire contre attaque... les tickets de cinéma avaient été collés consciencieusement par dizaine au-dessus de son plafond pour former une fresque jaunie et informe. Un amas de souvenirs rassurants et de mondes fantastiques et lointains dans lesquels elle n'avait qu'une envie, se perdre pour ne plus avoir à se lever de son lit.
Son réveil indiquait une heure de l'après-midi. Elle se redressa, frissonna dans son pyjama avant d'enfiler un pull. Son frère était encore endormi sous la couette. Elle rabattit les draps sur lui, il ne broncha même pas. En passant devant le miroir de la salle de bain, elle constata que ses cheveux formaient un nid d'oiseau, ses yeux étaient bouffis et sa joue marquée par son oreiller.
En entrant dans la pièce à vivre, elle constata la désertion totale dans ses placards. Elle fit du thé et ouvrit un paquet de spéculoos et s'effondra sur le canapé en grignotant machinalement les biscuits. Elle alluma la télévision, la langue celte résonna avec familiarité dans le salon. Elle chercha la télécommande entre les coussins en grommelant d’agacement, elle savait que c’était l’heure d'une énième rediffusion de Doctor who.
«... En effet Debbie, le tsunami qui s'est abattu sur la côte ouest des Maldives hier soir semble être le plus violent jamais répertorié, nous ne sommes pas en possession du nombre de victimes mais le bilan semble historique aussi... »
Les images de désolation s'étalaient sur l'écran sans concession pour les dégâts. Sur le côté, une image verticale de téléphone tremblotait pour dévoiler la violence de la vague qui s'était abattue. Ils zoomèrent sur une forme étrange, Sibéal se redressa et plissa les yeux.
« Certains y voient encore là le signe de l'apocalypse annoncée par la légende, des mystiques ont déclamé qu'ils s'agissait des foudres du Léviathan qu'on apercevrait sur l'image.
- La bête marine dans la Bible ? s'enquit faussement le présentateur.
- Tout à fait, des rassemblements de repentance ont eu lieu un peu partout à Malé. Les autorités locales semblent dépassées.
- Entre ces évènements tragiques et les allégations de plusieurs marins sur la prétendue existence des mythique sirènes... voilà qui entretient l'hystérie générale Debbie.
- L'Alliance diplomatique des Archipels appelle au calme et à la raison et a déjà envoyé des cargaisons humanitaires ... »
Certains avaient révélé aux médias l’existence des sirènes, sans preuve ? Ce n'était pas dit. Valérian et Esteban n'avaient pas été les seuls à être démasqués par la pluie d'eau salée. La liste du nombre de morts commençait à défiler dans le bandeau en dessous des deux présentateurs. Une bouffée de lassitude et d'impuissance la saisit.
La porte d'entrée claqua soudain.
« Salut ! J'me suis dit qu'avant d'aller à la séance de cinéma on pourrait passer chez Kell & Flo pour prendre des cookies, tu en dis... Ah, mais vous êtes pas du tout prêts ! S'esclaffa gentiment Eanna.»
Sibéal tourna son attention sur elle. Les tresses serrées et perlées de sa grande sœur tressautaient autour de son petit visage et de sa frêle silhouette. Son air était enjoué, bienveillant et timide. Elle se déchaussait dans l'entrée, son alliance brillant à son annulaire. Le cœur de Sibéal se pinça en la regardant approcher et découvrir le flash info.
« C'est horrible... tous ces pauvres gens, commenta-t-elle doucement, Jazmine est partie faire des colis pour les enfants à l'école du quartier. Les gens se mobilisent mais... j'ai l'impression que c'est toutes les semaines qu'on apprend que quelque chose de terrible est arrivé….»
Sibéal hocha faiblement la tête, Eanna s'assit près d'elle lui touchant affectueusement le dos.
« ça va toi ? Tu as bien dormi ?
- Eanna, souffla-t-elle. Écoute, ce tsunami... »
Le visage ouvert, tendre et attentif de sa sœur coupa net sa phrase. A quoi bon ? Elle briserait son quotidien, son bonheur conjugal, son impatience à obtenir une réponse de l'agence d'adoption. Et pour quoi ? Pour ne lui laisser que l'angoisse d'un avenir incertain et un sentiment d'impuissance. Elle ravala les mots. Non, autant la préserver de tout ça.
« Je n'ai pas dit aux parents que vous étiez là mais Abaigh voudra sûrement vous voir. C'est bientôt l'anniversaire d'Eliane... vous restez combien de temps ?
- Je ne sais pas, avoua-t-elle. »
Elle avait une boule à l'estomac à l'idée de repartir, de quitter le cocon duveteux de son appartement.
« Je vais leur envoyer un message, fit-elle, on pourrait peut-être manger tous ensemble dimanche.
- Cool ! sourit Ea, j'vais faire du café pour Nialh. »
Sibéal hocha vaguement la tête, circula dans le salon à la recherche de son téléphone. Elle ne se rappelait plus bien de la fin de la nuit qu'elle avait passé à pleurer de colère sur son aveuglement pour Gauvain et de tristesse sur le silence de Murdock dans les bras de ses frère et sœur. Elle le trouva sur sa pile d'éditions collector de Jules Verne. Elle hésita un instant à le déverrouiller, puis composa son code. La notification siffla aussitôt à ses oreilles alors que le prénom d'Anak apparaissait sur l'écran. Prise par une bouffée de sentiments intenses, elle ouvrit vivement le message avant de froncer les sourcils.
SOS on a été
"Vraiment Sib ? Des spéculoos ? s'exclama Eanna. »
Elle s'assit, commença à taper vivement une réponse. Elle ne comprenait pas bien le sens de ce morceau de SMS. L'heure à laquelle il lui avait été envoyé ne lui indiquait pas grand-chose. Elle envoya un message inquiet et déconcerté. Tapota nerveusement sur la coque de son mobile, attendit une minute. Pas de réponse. Elle poussa un soupir. En envoya un second. Rien.
« Sib, va te doucher sinon on va louper la séance ! »
De mauvaise grâce, elle abandonna son téléphone, se décida à attendre la fin de sa toilette avant de tenter d'appeler une énième fois Anak. Son frère papillonnait des paupières, redressé dans son lit avec la tête de quelqu'un de pas bien frais.
« Ea fait du café. »
Elle fila sous la douche, se pressant un peu pour laisser vite la place à son frère. Le message d'Anak lui donnait un goût étrange dans la bouche, entre ça et le silence radio du reste de l'équipage parti comme des voleurs sans leur dire au revoir... Elle avait un drôle de pressentiment au creux de la poitrine qui ne voulait pas s'en aller.
L'eau fraîche dégonfla son visage. Une fois les cheveux démêlés et habillé de sa robe longue et de ses baskets elle se sentit mieux. Elle entreprit de se brosser mécaniquement les dents en fixant son reflet défraîchi dans le miroir.
« Siiiiiib, ça sooooooonne ! C'est Nanak !
- Non mais Nialh, décroche pas ! C'est pas un appel pour toi ! Hé !
- Roh c'est Nanouille... Allez rends-le Ea ! »
Elle cracha le dentifrice, se rinça rapidement la bouche avant de se précipiter dans le salon. Elle récupéra son téléphone dans les mains d’Ea qui tentait bravement de le soustraire à Nialh. Elle décrocha sur ce qui lui semblait être la dernière sonnerie et s’exclama avec soulagement :
« Anak ! Enfin ! Ça va ?! »
- Oh oui, ça boom ! Et toi ? »
Interloquée par une telle réponse, Sibéal s'éloigna de son frère et de sa sœur pour se rapprocher de la fenêtre donnant sur la rue étroite derrière l’immeuble.
« Bah je... j'ai vu ton message...
- Mon message ? répéta Anak, Ahhh ouii... ce message ! Tu vas rire, je l'ai écrit hier soir, j'étais complètement bourrée et Chad m'a donné ce pari... comme on vient d'arriver dans le port d'Avi-.
- Allô ? Anak ? »
Il y eut un bruit étouffé qui la fit froncer des sourcils. Elle plaqua son téléphone sur son oreille pour essayer de mieux entendre malgré les interférences. Mais où est-ce qu'elle était ?
« Enfin le port quoi, et du coup, il s'est envoyé. »
- Ah bon... constata-t-elle perplexe, mais t'es dans quel port tu dis ? »
Il y eut un silence. Sibéal éloigna son téléphone pour vérifier que la connexion n'avait pas été coupée. Nialh s'exclama depuis la cuisine qu'elle passe “bien le bonjour” à Anak et de faire passer le message à Wanda que c'était une sale traîtresse de l’avoir lâché sans un mot. Sibéal eut un geste agacé de la main pour le faire taire.
« Je suis malade, j'te raconte pas, Sib, j'ai attrapé la crève en mer, c'est un CAUCHE-MARE, un véritable CAUCHE-MARE ! »
Perdue par ces remarques qui sortaient de nulle part et sans aucun sens, Sibéal commençait à se demander si Anak n'était pas effet malade. Mais quelque chose dans son ton sonnait étrange, trop enjoué et puis... Elle n'évoquait même pas la séparation, son silence et encore moins le message sanglotant qu'elle-même lui avait laissé.
« Nanak tu es sûre que ça va ? Vous êtes où ?
- Allez au-revoir Sib ! On se reparle bientôt !
- Mais... »
Le contact fut brusquement coupé. Surprise, Sibéal resta un instant à contempler l'image attribuée au contact « Anak ». La Sioux, deux nattes plaquées sur le crâne, sa casquette sur la tête, souriait de toutes ses dents par-dessus le jus de fruit frais qu’elles avaient partagé dans le hall de l'université de Porta Delgada.
Des remarques sans queue ni tête, pas un mot sur la décision brutale de Yakta, pas un mot sur son message éploré encore moins sur ce texto perturbant. Et même si c'était du mauvais humour de Chad, Sibéal n'imaginait pas Anak ne pas envoyer d'explication pour la rassurer dès le lendemain. Elle n'avait répondu à aucun de ses messages, de ses appels mais elle prenait le temps de lui envoyer un message d'appel à l'aide pour faire une blague… ?
Son cœur tomba comme une pierre dans son estomac.
Anak avait besoin d'aide. Elle était dans une situation dont Sibéal ne comprenait pas les contours mais une certitude âcre lui nouait la gorge. Elle avait vraiment besoin d’aide.
« Nialh, se tourna-t-elle d'une voix blanche. »
Son cerveau fonctionnait à deux cents à l'heure, tentait de coller les morceaux pour faire sens, pour dérouler les explications. Elle tenta de rappeler Anak. Rien. Pas même une tonalité. Son frère arqua un sourcil interrogatif par-dessus son café. Elle serra son téléphone douloureusement dans sa main.
«Va faire tes valides.
- Sibéal ? Tout va bien ? S'étonna Ea.
- Hein ? s'exclama son frère perplexe, Mais on vient d'arriver.... t'es sûre que tu veux y retourner là maintenant ?
- Fais tes valises, j'te dis, le coupa-t-elle avec une irritation inquiète. Et appelle Murdock. »
Elle le bouscula, se précipita dans sa chambre et jeta en vrac sa trousse de toilette ouverte, son dentifrice et son pyjama dans son sac de voyage. Nialh et Eanna restèrent figés dans l'encadrement de la porte à l’observer.
« Appelle Murdock, répéta-t-elle fermement, demande-lui où ils sont.
- Ils sont en nav', ils pourront pas répondre...
- Nodens, jura-t-elle. »
Elle ferma sèchement la fermeture de son sac et se redressa en se pinçant le nez. Un millier de pensées lui traversaient l'esprit, elle tenta de faire le calme en respirant profondément. Ils s'étaient quittés hier matin. Ils n'avaient eu besoin que de dix heures de navigation pour atteindre la première... la deuxième était à combien de temps déjà...
« Ålesund, on va les rattraper à Ålesund. »
OoOoOo
« Il n'y avait plus que des billets première classe dans le ferry direct pour Ålesund. »
Nialh lui tendit les billets tandis qu'elle et Eanna faisaient la queue dans la file d'embarquement sur le ponton ouest du port de Bleá Cliath. Sibéal hocha la tête, mordillant son pouce machinalement en se repassant la conversation au téléphone avec Anak. Elle n'avait pas dit le nom du port, cette esquive maladroite l'avait désarçonnée mais maintenant elle l'inquiétait sérieusement. Pourquoi ne pas lui avoir dit ? Est-ce qu'elle ne voulait pas le lui dire ? Yakta cachait-elle quelque chose ? Non... Anak n'aurait pas trahi Yakta à nouveau pour lui passer un message. Est-ce qu'elle n'avait simplement pas pu le lui dire ? Et… pourquoi ? Cette question la taraudait sourdement au creux de sa poitrine. Et plus important encore, comment la retrouver ? Elle n'était pas navigatrice… Elle comptait sur Oriag et Murdock pour trouver.
« Dans combien de temps on arrive ? se tourna-t-elle vers lui.
- On en a pour vingt heures de traversée, soupira-t-il, au moins ya un jacuzzi dans la zone VIP.
- Ça va aller pour les retrouver à temps ? s'inquiéta gentiment Eanna. »
Elle n'en savait rien, elle avait tenté de joindre Apollo, Oriag et Murdock sans succès. Elle était tombée sur leur répondeur. Elle espérait que leur plan de départ n'avait pas varié, qu'une intempérie quelconque ne les avait pas fait dévier de leur course vers un port plus proche ou plus loin que le comptoir de la Fédération nanique d'Ålesund. Elle avait laissé des messages, et tenait son téléphone vissé dans sa main dans l'espoir de le sentir vibrer.
« Vous me dites quand vous arrivez d'accord ? »
Son attention se tourna vers sa grande sœur, elle eut un petit pincement au cœur. Eanna n'avait pas contesté sa décision de partir sur le premier bateau en partance pour Ålesund, elle était descendue faire quelques rapides courses pour leur préparer un bon petit plat à emporter tandis qu'elle et Nialh étaient allés sur l'ordinateur chercher les horaires des prochains ferry. Elle tenait contre elle les petites bento-box et attendait patiemment dans la file. Elle l'avait serré contre elle longtemps, l'avait consolé pendant des heures hier soir. Sibéal s'en voulait de la quitter ainsi.
« Je suis désolée Ea, souffla-t-elle, c’est précipité mais je... je sais pas vraiment...
- T'inquiète pas, sourit-elle délicatement, Jazmine et Abaigh seront déçues de vous avoir rater mais vous revenez bientôt, hein ?
- Oui, promit-elle.
- Et tu sais, fit-elle en lui tendant sa bento-box, Gauvain a été un véritable...
- Enfoiré ? Connard ? proposa Nialh. Une petite enflure ? »
Ea, qui ne jurait jamais, rougit un peu de sa vulgarité et toussota en hochant la tête.
« Mais tu sais... c'est dur de se dire qu'on va briser le cœur de quelqu’un en lui disant la vérité. »
Sibéal hocha la tête, rappelée brusquement à d'autres réalités. Une pique aiguë et pointue s'enfonça douloureusement entre ses cottes. Eanna ne savait pas tout des autres émotions brusques que Murdock faisait jaillir en elle, et qui brouillaient ce constat rassurant. Il lui avait menti, il l'enflammait, il l’avait embrassé et il l'avait blessé. Et elle lui avait dit non. Une boule douloureuse se formait lentement dans son ventre. Elle lui avait dit non et il ne voulait plus être son ami.
« Embarquement immédiat ! Les personnes accompagnantes sont priées de s'éloigner du ponton ! Dernières minutes avant le départ ! »
Sibéal enlaça tendrement sa sœur, suivie de près par Nialh. Eanna leur adressa un petit sourire depuis le pont, sa frêle silhouette parmi les autres. Ils levèrent la main pour la saluer.
OoOoOo
Ils avaient débarqué au milieu de la nuit, le téléphone de Sibéal était resté silencieux. Ils marchaient parmi la foule de voyageurs assoupis sur le ponton menant à la sortie du port. Ålesund était à l'origine le pied à terre de l'immense plateforme pétrolière off-shore qui clignotait à l'horizon, le clan de nains installés là avait bâti un empire commercial qui avait attiré investisseurs et commerciaux. Le comptoir n'était qu'un centre d'affaires, où résidait une petite communauté de nains mais sans réelle vie. Les employés de la confédération ne résidaient qu'une partie de l'année sur ce caillou, relayés par une autre équipe pour les six autres mois. Ils n'y avaient rien à faire ici, les individus en costumes élégants rejoignirent le centre-ville en taxis tandis que les autres passagers ralliaient un ferry amarré de l'autre côté du ponton pour rallier le nord des Archipels. Nialh et elle bifurquèrent pour rejoindre la capitainerie du port de plaisance derrière le port de croisière.
« J'espère qu'ils sont là, songea Nialh.
- On va vite le savoir. »
Elle rentra précipitamment dans la capitainerie, bouscula au passage un couple de femmes naines qui la toisèrent avec agacement. Elle les ignora pour se poster derrière l'homme blond au comptoir de la secrétaire. Elle jeta un regard au panneau d'affichage. Les vents avaient des pic de vitesse à trente cinq nœuds, la houle allaient être découpée par de violentes vagues d'ici quelques heures. Elle pu enfin atteindre la jeune naine aux traits tirés par le manque de sommeil et au chignon défait derrière la vitre. D'imposants bracelets finement ouvragés cliquetaient à ses poignets.
« Nom et papier du bateau ? Fit-elle en tendant la main dans sa direction sans même la regarder.
- Nous ne faisons pas enregistrer une arrivée, j'aimerais savoir si vous avez enregistré un navire au nom de...
- Ce genre d'information est confidentiel, répliqua-t-elle par-dessus ses lunettes en demi-lune.
- Confi... confidentiel ? Répéta-t-elle éberluée. Comment ça ?
- Si vous voulez avoir des renseignements sur un navire, il faudra appeler directement mon supérieur. Et il ne sera pas là avant demain matin. Je peux rien faire.
- Écoutez, s'irrita Sibéal, c'est absurde. Il doit y avoir un moyen de...
- Le règlement c'est le règlement. »
Les doigts de Sibéal se crispèrent avec agacement sur le rebord en marbre du comptoir. Elle dû se faire violence pour ne pas exploser à la face de cette naine bornée et procédurière. La secouer pour lui faire cracher l'emplacement du Mod. Celle-ci la regardait sans la voir, et fit signe à la personne derrière elle de s'avancer.
« Dites moi seulement si le Modsognir a amarré aujourd'hui ou peut-être ce soir, grinça-t-elle.
- Je vous ai dit que je ne pouvais pas vous donner ce genre d'information, claqua-t-elle, maintenant si vous voulez bien me laisser faire mon travail. SUIVANT !
- Vous laissez faire votre... Nodens !
- Sib, Sib ! Laisse tomber ça sert à rien. Arrête. »
Nialh l'entraîna derrière lui pour la faire s'asseoir sur la banquette du hall d'entrée. Elle se laissa faire, fatiguée, énervée et inquiète. Son frère posa leur sacs à ses pieds, ne chercha pas à lui aussi critiquer l'amour de la procédure des Têtes de granit. Murdock les avait assez bassiné avec la rigidité bureaucratique de ce clan. Elle se laissa aller sur le dossier, retira ses lunettes pour se frotter les yeux.
« J'vais essayer d'appeler Apolo okay ? Tu gardes les bagages ? »
Elle hocha la tête, sans le regarder s'éloigner dans un coin moins bruyant pour passer des appels. Elle fixait les plantes en plastiques qui pendaient du plafond, les affiches délavées qui trahissaient le peu d'activité qu'il y avait dans le port de plaisance tant Ålesund n'était pas touristique ni accueillante. Peut-être qu'elle pouvait simplement faire le tour du port à pied, elle aurait sa réponse. Il faisait nuit, ça allait prendre du temps... Elle étendit ses jambes avec lassitude. Ce temps, est-ce que ce temps Anak l'avait ?
Elle avait ressassé les événements dans sa tête pendant toute la traversée. Anak avait replongé dans le même silence qu'avant son message, elle n'avait répondu à aucun de ses appels. Le seul moment où elle avait brisé ce mutisme des derniers jours avait été pour contester très bizarrement ce message d'appel à l'aide. Sibéal avait beau essayer de trouver une autre explication, elle n'en voyait qu'une seule. Le message était sincère. L'appel lunaire ne faisait que renforcer cette conviction. Et ce n'était pas une tempête ou un monstre qui pouvaient empêcher Anak de l'appeler.
Une main froide lui enserrait la poitrine. Anak n'avait pas le temps. Elle se redressa brusquement, Nialh était au téléphone avec Eanna. Il secoua la tête, ils n'avaient pas répondu. Ils n'étaient peut-être déjà plus là.
« Je vais regarder dans le port, lâcha-t-elle. »
Elle sortit, l'air frais la saisit un instant. Elle remonta le col de son pull et plissa des yeux en longeant le quai pour discerner la forme et les noms des navires amarrés. Elle erra entre les pontons avec dépit pendant de longues minutes. En remontant vers la capitainerie pour bifurquer, son téléphone vibra. Elle décrocha aussitôt avec précipitation.
« Oriag ?! Vous êtes où ? »
Elle s'empressa vers la capitainerie.
“Nialh ! Ils sont au quai est !”
OoOoOo
Ils coururent comme des dératés en tentant de se protéger de la pluie qui commençait à tomber lourdement sur le bitume. Ils trouvèrent l'emplacement du Modsognir grâce aux indications de la navigatrice. Sibéal aperçut la silhouette d'Oriag dans son ciré jaune canari plantée sur le ponton à leur faire de grands signes du bras.
« On est là ! »
Sibéal laissa son sac de voyage à son frère, grimpa quatre à quatre sur le Mod. La navigatrice l'aida à passer le bastingage et la dévisagea avec surprise.
« Je croyais pas tu reviendrais aussi vite, fit-elle prudemment. Est-ce que ça va ?
- Faut rassembler tout le monde, coupa-t-elle, il est arrivé quelque chose à Anak et sûrement à Yakta.
- Comment ça ? frémit la voix d'Oriag. »
Sibéal secoua la tête, elle ne voulait pas avoir à répéter ses explications. Oriag hocha la tête et leur ouvrit la marche jusqu'au carré. La pluie frappait sourdement le pont du navire et le bruit étouffé des gouttes d’eau s'entendait même à l'intérieur. Sibéal retira ses lunettes, essuya ses verres avant de tomber sur les mines sidérés d'Apollo penché sur l’ordinateur à décortiquer des photos de leur dernière plongée, et Fran qui épluchait des pommes de terre pour le repas du soir.
« J'vais chercher Murdock et Valérian, fit Oriag. »
Apollo les accueillit avec autant de chaleur que d'étonnement. Il l’enlaça, ne mentionna pas son départ précipité et lui sourit gentiment. Fran leur proposa une tasse de thé, l'ex-militaire sortit des serviettes. Frottant ses cheveux mouillés, Sibéal s'assit de bonne grâce tandis que Nialh donnait l'accolade à son ami.
« Qu'est-ce qu'il s'est passé ? »
Son frère et elle levèrent les yeux sur les derniers arrivants. Murdock la dévisagea avec stupéfaction, tandis que la mine de Valérian défaite de toute sa superbe prenait des accents inquiets. Ses yeux bleus la fixaient comme si elle détenait toutes les réponses, en deux pas il fut sur elle. Elle eut un instinct de recul, mais il était simplement aux abois.
« On ferait mieux de s'asseoir, proposa Oriag calmement. »
Ils se serrèrent tous les sept sur la banquette. Sibéal essaya de mettre de la cohérence dans ses pensées mais elle ruminait depuis tant d'heures devant son téléphone, épuisée et nerveuse, qu'elle n'était plus capable de faire preuve de diplomatie. De toute façon, Valérian voulait qu'elle crache le morceau le plus vite possible. Elle sortit son téléphone de sa poche, ouvrit ses messages. Elle avait oublié de supprimer toute sa conversation avec Gauvain, constata-t-elle avec détachement. Elle ouvrit enfin celle portant le nom de la Sioux et le déposa devant eux pour qu'ils puissent le lire.
« Anak a envoyé un message, lâcha-t-elle. »
Il y avait si peu de mots, presque rien mais le message laissa un blanc entre eux. Valérian fit peu cas des autres autour de la table, s'empara du téléphone pour lire à nouveau.
« C'est tout ? demanda Oriag, elle n'a donné aucune indication ?
- Elle a appelé, précisa Nialh, pour dire que c'était une blague douteuse de Chad...
- Une blague ? répéta la navigatrice avec perplexité, c'est de la merde son humour.
- Ce n'est pas une blague, coupa Sibéal fermement. C'est un appel au secours !
- Qu'est-ce qu'elle a dit ? fit Murdock, au téléphone elle a dit quoi précisément ?
- Elle... elle était bizarre, expliqua-t-elle, elle a dit qu'elle était bourrée et... elle paraissait pas elle-même ! Et puis elle a raccroché et je n'ai pas pu la rappeler. »
Valérian avait la main sur son front comme pour le soutenir, perdu sur l'écran de son téléphone, comme déchiré entre une intense réflexion et la montée en puissance de son inquiétude. Apollo la dévisageait elle, comme s'il espérait plus.
« Elle a rien dit de plus ? insista-t-il. »
Elle secoua la tête, l'expression de l'ex-militaire s'effondra comme un château de cartes. Non elle n'avait pas mentionné Chad.
« Si Yakta veut plus de contact avec nous... tenta Oriag.
- Anak ne couperait pas les ponts comme ça, s'entêta Sibéal, elle... elle n'a répondu à aucun de message avant celui-ci... »
Elle se sentit un peu mal à l'aise d'évoquer ça et préféra taire la nature de celui-ci. Ils étaient tous silencieux, perdus dans leurs pensées. Sibéal avait envie de hurler, c'était pourtant évident que quelque chose n'allait pas ! Elle n'avait pas envie de perdre du temps à les convaincre, ses doigts s'enfonçaient avec impatience dans ses paumes. Anak avait besoin d'aide.
« Elle n'a répondu à rien ! A rien! Sauf pour contredire ce message !
- Peut-être parce que justement c'était une bague ? proposa gentiment Fran. Elle ne voulait pas t'inquiéter.
- Ce n'est PAS une blague, articula-t-elle distinctement, je sais que quelque chose ne va pas ! Elle n'a... elle n'a pas parlé du fait qu'on s'était brusquement séparé, elle n'a pas... elle n'a pas..., elle noya le reste au fond d'elle avant d'asséner brusquement, et Chad ne répond plus à Apollo ! »
Elle lui jeta un regard suppliant. Le dénommé prit un air plus sombre et pensif, tripotant nerveusement son propre téléphone. Se grattant la barbe, Murdock finit par briser le silence en apostrophant Valérian.
« Tu peux contacter ta frangine, non ? »
Le triton le dévisagea, sans rien dire. Sa mâchoire se serra, il jeta un petit regard à Fran. Celle-ci secoua fermement la tête à la négative. Il retourna son attention sur le téléphone de Sibéal.
« Oui, lâcha-t-il.
- Valérian, souffla brusquement Fran, tu n'as pas à interférer.
- Comment ça interférer ? coupa brusquement Nialh.
- Fran, ce n'est pas normal et... l'ignora-t-il.
- On s'est engagé, on ne peut pas rompre cette promesse, secoua-t-elle la tête, écoute. Je sais que tu as des sentiments pour elle mais...
- On passe juste un appel, contesta-t-il. Ce n'est pas interférer.
- Tu sais bien que si, insista-t-elle doucement, je sais... Elle est gentille et sûrement que ce n'est pas normal mais...
- Fermez-là deux, deux secondes ! claqua Murdock. C'est quoi votre affaire là ? »
Les deux restèrent couac à se lancer des coups d'œil sans croiser le regard du capitaine. L'attitude agaça aussitôt le demi-nain qui ne semblait plus avoir aucune patience pour ce genre d'état d'âme. Il abattit violemment son poing sur la table, les faisant tous sursauter, et les fusilla du regard. Fran grimaça :
« Nous sommes tenus à n'être que des observateurs impartiaux dans cette course, nous nous sommes engagés à l'être.
- Vous nous espionnez ? explosa Nialh, c’est quoi votre délire ?
- Vous voulez être sûrs qu’on ne brise pas la malédiction ? demanda sèchement Oriag, c’est ça ?
- Nous ne sommes que des observateurs impartiaux, temporisa la sirène. On ne doit pas intervenir ni s’immiscer dans vos recherches.
- Des observateurs impartiaux, voyez-vous ça, ricana froidement Murdock, et pouvoir draguer la gamine et lui briser le cœur c'était dans une clause de vot'e contrat ?
- Notre secret devait être protégé, expliqua Valérian, il ne s'agissait pas de moi mais de notre communauté que les vôtres ont massacré pendant des siècles.
- Arrête, tu vas m'faire pleurer...
- Anak est en danger, coupa brutalement Sibéal, au diable votre fichu contrat ! »
Elle s'était dressée, les paumes de ses mains plaquées sur la table et toisait avec hauteur Valérian et Fran. La sirène tourna un regard d’avertissement ferme à son compagnon.
« Valérian... On a déjà trop énervé notre dieu...
- Hé joli cœur, tu l'as trahi une fois tu penses pas que c'est assez ? grinça glacialement Murdock en croisant les bras. »
Valérian le fusilla du regard, Fran lui attrapa la main comme pour le rappeler à sa raison et son devoir. Il tendit son téléphone à Sibéal. Elle lui adressa un regard brûlant de colère et de suppliques. Il se détourna et se leva, sortant son mobile de sa poche. La sirène rousse posa ses mains devant son visage avec dépit.
« J’appelle Laureline. »
OoOoOo
Laureline était restée parfaitement évasive, ils avaient fouillé les deux derniers sites. Elle n'avait pas dit s'ils avaient trouvé quelque chose, pas plus qu'elle n'avait mentionné leur présente position. Elle avait argué à son jumeau qu'elle ne pouvait donner aucune information au Modsognir qu'il n'était pas eux-même en mesure d'obtenir. Sibéal supposait que c'était lié à ce fichu contrat, elle avait rongé son frein pour lui arracher le téléphone des mains et obtenir des renseignements plus clairs sur l'état de l'équipage du Yak.
Une odeur de bitume humide montait avec la fraîcheur de la fin de l'averse. Valérian planté sur le pont fixait son téléphone. Murdock devant lui attendait de pied ferme une réponse qu'il ne pouvait pas donner. Sibéal s'était assise, lasse, dans le cockpit extérieur en mâchonnant son pouce nerveusement.
« On est bien avancé tiens, grinça Murdock.
- Elle avait l'air comment ? Est-ce qu'elle paraissait contrariée ?
- Elle était égale à elle-même, répondit Valérian.
- Et tu la crois ? murmura-t-elle. »
Il leva son regard si bleu pour croiser le sien.
« Elle ne trahirait pas le contrat. »
Murdock lâcha un juron en nanique, Valérian proposa d'appeler Esteban. Il n'attendit pas la réponse du capitaine et s'éloigna, le téléphone vissé à l'oreille il commença à parler dans une langue mélodieuse qu'elle ne connaissait pas. Il n'était vraisemblablement plus à une entorse près. Sibéal passa sa main sur son visage et poussa un soupir défait. Le petit tintement du métal des anneaux des cordages résonnait furtivement dans l'air.
« Anak est en danger, Murdock, souffla-t-elle en désespoir de cause, elle a besoin de notre aide. Elle... elle a risqué sa vie pour la nôtre.
- Sib…
- Elle a bravé une tempête et un monstre pour nous, on ne la connaissait pas vraiment et elle... continuait-elle en sentant sa gorge l'étouffer, je te jure que c'est pas normal. C'est juste... elle nous a lancé un appel à l'aide. A nous. A moi. Je peux pas... je peux pas la laisser tomber.
- Sib, coupa-t-il.
- Et si... si vous ne voulez pas me croire, je me débrouillerai toute seule. Je ne peux pas la laisser tomber.
- Sib, je sais. »
Elle leva avec surprise les yeux sur lui. Il s'était assis en face d'elle, ses mains croisées. Elle se redressa, comme si enfin elle percevait une lueur dans cette nuit sans fin.
« La gamine est pas retorse, elle ferait pas une blague pareille, lâcha-t-il, et Yakta était pas dans son état normal. Elle a déjà évoqué l'idée de rompre l'association, mais quand on aurait atteint le but ou l'impasse. Pas avant.
- On avait pas fini nos recherches ! appuya-t-elle fiévreusement. Il leur est arrivé quelque chose !
- Son appel, demanda-t-il calmement, tu as entendu quelqu'un derrière elle ?
- Non, secoua-t-elle, la tête. Mais... »
Il arqua un sourcil interrogatif pour l'encourager à finir. Elle raffermit sa voix.
« J'ai l'impression qu'on l'a laissé m'appeler et... elle s'est arrêtée dès qu'elle a commencé à évoquer le nom du port... comme si on l'avait arrêté.
- On l'a laissé t'appeler, approuva-t-il, pour te rassurer.
- Ça a eu l'effet inverse, chuchota-t-elle un brin angoissé.
- Ça ils pouvaient pas le prévoir.
- Ce n'est pas une tempête, ou les interférences qui l'ont empêché de me répondre avant, c'était quelqu'un. Je sais pas qui mais quelqu'un.
- Quand Yakta est venue, songea-t-il. Sa décision... ça n'avait aucun sens. C'était déjà arrivé. Ils étaient déjà arrivés jusqu’au Yak.
- Quand on s'est séparé, c’est le seul moment où on ne sait pas ce qu'il s'est passé... elle a envoyé les photos de Kosh ?
- Non. Et ça lui ressemble pas de pas tenir parole. »
Il fronça les sourcils, songeur et se gratta la barbe en regardant dans le vague. Elle le fixa avec reconnaissance. Leur dernière conversation était remisée au fond d'elle-même, sa colère et sa tristesse... elle mettait tout de côté. Elle avait besoin de lui pour venir en aide à Anak. Elle frissonna en songea à son amie, sans savoir mettre des contours sur l'endroit, les gens et la menace autour d'elle.
« Murdock, murmura-t-elle avec inquiétude, qu'est-ce que tu crois qu'elle a fait pour pouvoir arriver à nous contacter ?
- Sib, stop.
- Et...qu'est-ce... qu'est qu'elle a subi pour l'avoir fait ? continua-t-elle avec un vertige. Oh, Nodens... »
Une foule d'images plus inquiétantes les unes que les autres venaient défiler sous ses paupières. Ces gens, s’ils avaient pris en otage le Yak, n’avaient sûrement pas de scrupule et aucune limite… Qu'est-ce qu'on lui avait fait ? Elle se sentait fébrile d'angoisse. Murdock s'accroupit devant elle.
« Arrête, trancha-t-il avec fermeté, arrête de te torturer. On saura pas avant d'être aller la chercher.
- La chercher ? répéta-t-elle sans arriver à comprendre.
- La gamine a besoin d'aide, statua-t-il. Donc, on y va. »
Elle se sentait prête à fondre en larmes de soulagement, un sourire réconforté se dessina sur son visage. Elle avait l'impression soudainement d'avoir fait un immense pas en avant pour se rapprocher d’Anak. Peu importe où elle était, elle allait la trouver. Murdock et elle ne s’arrêteraient pas avant.
« Il faudra me compter parmi vous. »
Ils levèrent les yeux sur Valérian. Droite et rigide, sa silhouette se découpait dans la lumière clignotante du lampadaire du quai. Sa mine fermée et résolue et sa mâchoire, aussi serrée que ses doigts autour de son téléphone, n'arrivaient pas à dissimuler l'inquiétude qui tempêtait dans ses yeux infiniment bleus.
«Eh ben, on dirait que tout est pas à jeter chez l'prince charmant. »
OoOoOo
« Anak, et le Yak, sont en danger. On va y aller. »
Murdock se dressait avec autorité devant les autres membres de l'équipage. Sibéal plantée à côté de lui avec détermination les dévisageait les uns après les autres. Ils semblaient pris de court par la décision de leur capitaine.
« De quel danger on parle ? demanda Oriag calmement.
- Laureline a dit quelque chose ? s'étonna Fran ébahie.
- Qu'est-ce qu'il est arrivé ? s'empressa Apollo.
- Elle n'a rien dit, répondit Valérian. Esteban non plus.
- Alors comment vous savez ce qui est arrivé ? Fronça des sourcils Nialh.
- Parce que rien ne colle, asséna Murdock.
- Le Yak a été abordé par un autre équipage, fit Sibéal avec fermeté, lorsqu'ils étaient en plongée. Yakta a dû être menacée pour nous faire partir mais Anak a trouvé un moyen de nous contacter pour nous appeler à l'aide.
- Nodens, jura son frère sidéré.
- C'est la vérité, insista-t-elle.
- C'est la merde, marmonna-t-il en se prenant le tête avec inquiétude.
- Anak nous a sauvé la vie dans la tempête, elle aurait pu ne pas nous croire, elle aurait pu ne pas répondre, continua Sibéal avec des accents aigus, on doit croire à ce message. Elle, elle croit en nous. Et même si vous n'y croyez pas... vous lui devez au moins ça.»
Apollo sembla soudainement plus grand, redressé sur la banquette à fixer Murdock avec une flamme nouvelle dans le regard. Comme si cette explication était la seule chose dont il avait besoin pour se ressaisir.
« Il faut les aider, lâcha-t-il.
- C'est ce qu'on compte faire, assura Murdock, mais va falloir quelques préparatifs.
- On parle de combien de temps ? questionna Oriag en fronçant les sourcils de concentration.
- Et on parle de quoi ? demanda Nialh.
- C'est sûrement pas des enfants de chœur, lâcha laconiquement le demi-nain.
- On a besoin d'armes, comprit Apollo. »
Sibéal les observa à nouveau, ils ne semblaient pas questionner la décision de leur capitaine que ça soit pas loyauté pour lui, par amour, par reconnaissance ou par inquiétude pour le Yak. C'était sûrement dangereux, elle n'avait pas pensé que cette décision pouvait aussi exposer son propre équipage. Elle n'avait pensé qu'à se précipiter au secours d'Anak. Ils n'étaient pas des mercenaires, ni des pirates, réalisa-t-elle. Et ils n'avaient aucune idée de combien ils étaient, ni ce dont ils étaient capables.
« On va pas s'cacher que ça peut tourner au vinaigre cette affaire, explicita Murdock. Vous êtes libres de partir. »
Les trois autres membres du Modsognir échangèrent des regards entre eux. Nialh hocha la tête, le front plissé. Apollo ne bronchait pas, sa décision était déjà prise. La navigatrice se retourna vers son capitaine.
« Où on va trouver ces armes ? »
Un sourire étincelant de soulagement apparut sur le visage lasse de Sibéal. Murdock commença à expliquer ce à quoi il songeait tandis qu'Apollo, l'index et le pouce coincés entre son front et sa joue, réfléchissait tout en l'écoutant. Fran mutique et en retrait semblait partagée dans un conflit intérieur qui n'animait plus Valérian. Le triton s'était installé à côté de Nialh pour prendre part pleinement à la discussion.
« On parle de combien de personnes ? Fit l'ex-militaire bantou.
- On ne sait pas, secoua-t-elle la tête avec dépit.
- Pour maîtriser le Yak, ils doivent être au moins quatre, songea-t-il.
- On ne peut pas construire un plan sur une approximation, lâcha Valérian.
- Tu proposes quoi alors hein ? »
L'accent irrité d’inquiétude d'Apollo semblait si peu coller avec son caractère qu'il désarçonna le reste de la tablée. Murdock se grattait pensivement la barbe tandis qu'Oriag se mordillait la lèvre inférieure. Sibéal se sentait bouillonnante d'énergie malgré la traversée depuis Bleá Cliath, la rupture et la rancœur vis-à-vis de Gauvain et le trop plein de larmes versées.
Soudainement, Nialh dégaina son téléphone, et d'un d'un geste vif de l'index fit défiler ses applications. Elle lui décocha un regard intrigué. Il ouvrit alors la dernière story de Wanda et appuya dessus du bout du doigt pour la figer. Il était indiqué qu'il l'avait déjà likée.
« Wanda a envoyé ça comme dernière story, pendant leur plongée. »
Ils se penchèrent pour regarder par-dessus son épaule. Wanda pinçait ses lèvres sous son chapeau, ses cheveux blonds nattés avec précision tandis que derrière elle la mer turquoise se confondait avec le bleu profond du ciel. Elle s'exclamait avec joie sur la beauté du site, et narguait Nialh d’être sur un lieu bien plus paradisiaque que celui où lui avait dû se rendre. De fait, se rappela Sibéal, le site était touristique pour sa plage de sable fin. Mais pas en cette saison... de ce dont elle essayait de se rappeler avoir lu sur ce site à la bibliothèque. Son frère appuya sur l'écran à nouveau, figeant l'image et la grossissait.
« C'est quoi ? Un bateau ? s'exclama vivement Oriag. De plaisance ?
- C'est eux, asséna Nialh. J'en suis sûr !
- C'est bien joli, soupira-t-elle, mais ça nous avance pas beaucoup.
- Il n'y a qu'un navire, ça veut dire qu'il ne sont pas non plus des dizaines, argua Apollo.
- ça ne peut pas être des touristes en cette saison, fit Sibéal soudainement, le site est fermé au public en saison creuse pour la protection de la zone corallienne.
- Okay, se pinça le front Murdock, au moins on sait à quoi ressemble leur rafiot. Tu peux pas zoomer plus ? »
Nialh obtempéra aussitôt, mais l'image rendait mal et restait trop floutée pour apercevoir qui que ça soit sur le pont du navire. Sibéal, dépitée, se laissa aller contre le dossier de la banquette. Le visage de son frère au contraire s'ouvrit sur une exclamation.
« C'est le Kozak. »
Elle se redressa aussitôt, il avait une mine pleine d'une certitude à toute épreuve. Murdock et Oriag le dévisageaient aussi dubitatifs qu'impressionnés. Il insista avec un éclat de rire nerveux.
« Je reconnais le bateau, j'y suis allé plusieurs fois. Vanessa m'y a amené ! Cette coque rouge et cette proue, je vous dis que c'est le Kozak ! »
Admirative, Sibéal lui serra avec effusion l'avant-bras. Apollo sembla satisfait de l'explication, pour le plus grand plaisir de son frère qui s'empressa d'ajouter :
« Ils sont cinq, quatre mecs et Vanessa.
- Ils nous connaissaient, ils nous suivaient déjà à Porta Delgada, rappela Murdock.
- Ils ont saboté le Yak, ajouta vivement Sibéal, c'est forcément eux ! »
Le demi-nain hocha la tête. Une émotion vive et vibrante avait envahi l'expression de Valérian qui semblait trépider sur place. Sibéal échangea un sourire soulagé et enthousiaste avec Murdock. Ils pouvaient le faire, se rassura-t-elle, ils pouvaient y arriver. Son capitaine eut un sourire sardonique.
« Finalement ta p'tite mésaventure va nous être utile Nialh.
- Ravi de l'apprendre, lâcha ce dernier avec satisfaction.
- Euh... c'est bien joli tout ça, temporisa Oriag, mais ça nous dit pas où on doit les trouver. »
Valérian sembla perdre aussitôt son espoir et son enthousiasme, les épaules d'Apollo s'affaissèrent tandis que Nialh et Murdock restèrent muets. Sibéal porta ses mains à ses yeux, pour les recouvrir et contenir la montée d'angoisse qui ressurgissait violemment.
Où était Anak ?