CHAPITRE 35

Le 17 août, Versailles

Édith avait réussi à intercepter Charles et lui avait ordonné de fuir au plus vite, sa position était irrévocable, personne ne pouvait plus rien pour lui... Il avait été abandonné par tous, même par la Marquise qui feignait même de connaître son nom... quant à son père, plus personne ne le voyait à la Cour, il avait disparu et cela faisait grand bruit dans les couloirs...

La fuite de Charles et l'inaptitude de sa garde à arrêter le gentilhomme avait provoqué le courroux de Sa Majesté qui avait appelé le marquis de Sourches au pied levé. Le Grand prévôt s'était fait redresser le poil et en digne homme prodigue, il avait foncé chez le bailli lui partager les reproches qui lui avaient été adressés !

Dans sa chambre, Édith était plus transparente qu'un suaire, toujours à se tourmenter, toujours à craindre le pire... Sa situation était oubliée pour l'heure, mais le cinquième jour du Grand Divertissement était demain... condamnée à faire profil bas à cause de son problème de noblesse, elle enrageait !

Mises dans la confidence, Anne et Carlotina avaient secrètement mené l'enquête au sujet des trompettes des anges. Elles avaient causé à quelques jardiniers prolixes qui leur avaient montré des carrés d'herbes bonnes pour les sorcières et Carlotina avait reconnu la trompette des anges dans le lot. Sanloi était venu se servir directement au château pour sa basse œuvre...

Quant à Jacquemine, Édith lui avait commandé de fouiner du côté du pauvre laquais mort chez la Grande Mademoiselle et la servante habile avait remonté une piste auprès d'une fille que l'on disait l'amante du trépassé. Elle avait avoué que son pauvre chéri était constamment suivi par un laquais officiant également chez la duchesse de Montpensier. Celui-ci lui remettait en douce un remède et l'incitait avec acharnement à le consommer en lui répétant que cela était bon pour son cœur qui n'arrêtait pas de cogner, hélas, le mal du pauvre laquais allait de pis en pis... jusqu'à ce qu'il côtoya les Anges pour l'éternité...

Le jour de son trépas, le défunt s'était énervé, pris d'une colère que lui donnait des gestes violents et s'était emporté contre son « guérisseur » qui lui avait coupé un doigt par accident ! Outré, le laquais avait couru chez la Grande Mademoiselle pour avouer quelque chose qui lui pesait sur l'estomac et s'était écroulé, mort, dans la garde-robe avant d'avoir pu parler.

Le seul mystère qu'elle n'avait réussi à éclaircir était la disparition du masque... Où était-il ? En quelles mains ?

Tournant comme un animal en cage, Édith fulmina, appela Jacquemine et lui ordonna de la changer séance tenante ! Elle allait jouer une dernière carte pour sauver Charles !

Vêtue en servante, elle se faufila en cachette dans les appartements du Dauphin et remercia le Ciel pour sa chance ! Monseigneur était seul dans son cabinet d'étude, assis à une table, des livres étalés autour de lui, la mine abattue.

Il massait ses doigts rougis et tremblait en les pliant, il avait subi les férules de son gouverneur et en portait les stigmates. Ses traits étaient tirés de douleur et des larmes refoulées n'attendaient que le moment pour couler sur les joues du garçon.

Bossuet et le rigide duc de Montausier étaient dans une autre pièce à se disputer, le précepteur reprochait au gouverneur sa violence débridée et le gouverneur rétorquait au précepteur que les fautes d'étude de Monseigneur ne devaient pas être tolérées, fût-il Prince de France !

— Monseigneur, psst, Monseigneur ! l'appela-t-elle en agitant la main.

Le Dauphin tourna la tête, interloqué qu'une personne osa l'apostropher de la sorte !

— Ma bonne, vous avez des manières tout à fait déplaisantes ! dit-il sévère.

— C'est moi ! répondit Édith en soulevant son bonnet de servante. Mademoiselle de Montgey !

— Mademoiselle de Montgey ! s'écria le Dauphin en sautant de sa chaise pour aller à sa rencontre. Seigneur que je suis heureux de vous revoir, j'étais tellement inquiet pour vous depuis toutes ces rumeurs immondes courant sur vous ! J'ai voulu aller vous visiter mais Montausier me l'a formellement interdit...

Sous prétexte qu'il se trompait dans ses études, Montausier l'avait corrigé et lui avait inspiré tant de terreur pour lui faire passer l'envie d'aller se mêler des affaires de cette demoiselle dont il se méfiait, que le Dauphin avait été réduit à néant.

Sa révolte avait été matée dans la peur et les coups.

— Cela n'est point grave, Monseigneur. Monseigneur, reprit-elle sur un ton hésitant, il faut que je vous parle.

— À quel sujet ?

— Val-Griffon.

Le visage du Dauphin se referma, sa bouche prit un pli amer et il tenta d'éluder le sujet.

— Je suis désolé, je n'ai aucun pouvoir pour l'aider, répondit-il d'un ton sec. Sa Majesté mon père l'a pris en grippe et le fait rechercher.

— Monseigneur, je vous en prie, écoutez ce que j'ai à vous dire...

— Allez-y, je peux au moins vous accorder cela.

Édith prit une profonde inspiration et débuta, le cœur cognant d'angoisse.

— Val-Griffon est un imbécile inconscient.

— Je pensais que vous essayez de plaider sa cause ? repartit le Dauphin, surpris.

— C'est ce que je fais !

— Ne vous faites pas avocat en ce cas, repartit-il en la chambrant.

— Ce que j'essaie de vous dire, c'est que ce benêt vous a déjà rendu un immense service ! Le vicomte de Sanloi a décidé de revenir vers vous lorsque le Cour était en Franche-Comté... Val-Griffon l'a mis en déroute. Seulement, il est revenu ! À Fontainebleau, il a volé « la larme de l'Océan » et comptait la cacher dans les affaires de Val-Griffon pour le faire accuser et revenir en grâce auprès de vous !

— Cet impossible, le joyau ne m'a jamais quitté.

— Parce que Charles a poursuivi Sanloi et s'est battu pour le reprendre ! Il l'a ensuite replacé dans son écrin avant que vous ne soyez affolé par sa disparition !

Le Dauphin resta muet, fronça les sourcils, et dit :

— Ce joyau est inestimable... si on me l'avait volé... je ne me le serai jamais pardonné...

Le Dauphin fit une pause et reprit, embêté.

— Je ne savais pas que Charles avait fait cela pour moi...

— Val-Griffon a toujours prouvé sa fidélité à votre personne, il vous estime et vous lui êtes un ami sincère... articula-t-elle le cœur serré. Monseigneur, nous pensons avec Charles que c'est Sanloi qui vous a attaqué dans les bois. Nous avons découvert que votre agresseur a remplacé la boisson de la gourde de Charles par une drogue à la trompette des anges, un puissant hallucinogène ! Tous les maux que vous avez enduré étaient causés par cette intoxication ! Drogué, Sanloi en a profité pour vous pousser dans la pente raide !

— Non c'est un loup blanc qui nous a attaqué, objecta le Dauphin, je sais ce que j'ai vu. Quant à Charles, s'il m'était aussi fidèle que vous me le dites, il ne se serait pas enfui quand mon père lui a sommé de raconter son témoignage !

Édith recula, quelque chose clochait dans les mots du Dauphin et elle eut la funeste intuition qu'il semblait tout ignorer des derniers évènements... ou qu'il était nourri de faits erronés...

— Monseigneur, depuis quand n'êtes-vous pas sorti de vos appartements ? demanda-t-elle inquiète.

— Depuis que je me suis remis de ce que vous appelez être un empoisonnement, mademoiselle de Montgey, repartit-il vexé que l'on remette en doute ses paroles, lui le Dauphin. Monsieur de Montausier craint tellement pour ma santé qu'il me fait voir médecin sur médecin, c'est à n'en plus finir ! Je suis parqué !

— Donc vous ne savez ce qui agite la Cour ? osa-t-elle dire d'une voix étouffée.

— Bien sûr que si ! Sa Majesté est courroucée parce que Charles a refusé de se présenter devant lui pour lui rendre compte de l'accident que nous avons eu ! En conséquence de quoi, il a donné l'ordre de l'arrêter. Charles risque d'écoper de quelques semaines à la Bastille puis, s'il se repend, il reviendra auprès de moi, dit-il contrarié. D'ailleurs je ne comprends pas pourquoi il a refusé de témoigner ! Un Loup blanc, c'est tout à fait extraordinaire ! Ce n'était pas la mer à boire et je lui croyais plus d'amitié pour moi !

En face de lui, Édith manquait d'air, sidérée ! Elle se retint au chambranle de la porte et conserva un équilibre au prix d'un grand effort ! Qui avait disséminé des informations pareilles au Dauphin !

— Monseigneur... murmura-t-elle blême, Monseigneur... je crois que vous avez été victime de faux renseignements... Charles est en état d'arrestation parce que Sa Majesté est convaincue qu'il vous a traîné dans les bois pour attenter à votre vie...

Louis de France la fixa d'un air abasourdi, le ciel lui tombait sur la tête, Val-Griffon n'avait jamais tenté de le tuer, c'était un infâme mensonge !

— C'est folie ! J'ai parlé à mon gouverneur et monsieur de Montausier m'a entendu avec la plus grande clarté quand je lui ai dit que j'avais été attaqué par un grand loup blanc ! Charles n'a jamais été mentionné !

— Monseigneur, le loup n'est que le fruit de votre imagination, mentit-elle.

Si le roi apprenait l'existence du Grand loup blanc, les Bourbon, famille de chasseurs invétérés, feraient monter l'équipage de chasse sur le champ pour ramener la tête de ce prédateur exceptionnel ! D'autant que l'animal avait agressé l'hériter du trône.

Le Dauphin soupira, prit ses mains dans les siennes et la fixa d'un air désolé.

— Je sais ce que j'ai vu, mademoiselle de Montgey, répéta le Dauphin. Il y a bien un grand loup blanc dans les bois. Dangereux qui plus est.

— Monseigneur [...]

— C'est trop tard... Sa Majesté vient de partir en équipage pour le chasser ! À son retour, vous constaterez de vous-même mes dires, conclut-il un peu rudement.

Édith chancela, se sentit impuissante dans cette tempête déchaînée contre elle ! Le Grand loup blanc ne pardonnerait point qu'on vînt le chasser après avoir aidé des humains et les chasseurs n'hésiteraient pas à tuer la louve et louveteau s'ils les croisaient...

Si elle courrait rattraper l'équipage, elle serait interrogée, elle risquait même d'être soupçonnée de savoir où était Val-Griffon... Si elle-même était enfermée, elle ne pourrait plus sauver Charles et si elle ne faisait rien, les loups seraient exterminés alors qu'ils étaient innocents !

Elle ravala une peur panique l'envahir à l'idée de ce qu'elle allait faire et demanda à brûle-pourpoint au Dauphin : « Où est l'équipement de chasse en cette seconde ? »

Monseigneur jeta un coup d'œil aux jardins et lui répondit :

— Il se regroupe devant le bassin de Latone. Mais mademoiselle de Montgey...

Édith fit volte-face et s'éclipsa dans la pièce qui jouxtait le cabinet d'étude du Dauphin sans l'écouter davantage. Celui-ci la suivit et l'arrêta en l'attrapant au bras.

— Où allez-vous !

— Sauvez des innocents si je le peux encore !

— Mais c'est folie, mademoiselle de Montgey ! Je ne vous mens pas, un grand loup blanc rôde [...]

— Si je ne le fais, je le regretterai toute ma vie ! Et pardonnez mon insolence mais je ne vous crois pas, il n'y a pas de loup blanc dans les bois, seulement des loups... et ils paieront de leur vie parce que le vicomte vous a drogué !

Elle se dégagea de lui et traversa en courant l'arrière-cabinet. Elle s'arrêta devant la porte pour jeter un dernier regard au Dauphin qui n'avait pas bougé.

— Un jour Monseigneur, vous m'avez assuré que je n'étais pas seule et que vous seriez toujours là pour moi... Ce n'est guère l'impression que j'ai aujourd'hui... Et pour Val-Griffon, tout ce que je vous ai dit est vrai, vous êtes son meilleur ami, et si vous ignoriez par quelle bouche votre ami est aux abois, demandez à votre gouverneur ! Demandez-lui donc qui est ce fameux témoin qui est venu lui chanter le fiel du mensonge à l'oreille !

Et elle disparut par la porte.

Monseigneur entendit résonner ses talons sur le parquet du château et lui revint à l'esprit avec une douloureuse lucidité que Sanloi les avait déjà accompagné dans pareille virée ; qu'il était dans le secret de cette affaire et qu'il avait promis le silence. Il serra sa mâchoire et ferma les yeux, dans quel piège était Charles si tout cela était vrai...

Derrière lui, la voix dure de son gouverneur se fit entendre.

— Monseigneur, mais que faites-vous là ! Dois-je comprendre que vous avez terminé votre devoir du jour pour compléter votre Abrégé de l'Histoire de France !

— Monsieur de Montausier, qui est cet homme qui vous a donné un témoignage au sujet monsieur de Val-Griffon?

— Un vulgaire laquais, Monseigneur.

— Un vulgaire laquais qui n'avait pas le visage du vicomte de Sanloi à tout hasard ?

Le regard de son gouverneur s'illumina et ajouta, surpris : « C'était donc à lui qu'il me faisait tant penser ! »

— Cela ne vous a-t-il point alerté ? l'interrogea-t-il irrité.

— Je fais si peu cas des domestiques, à peine les voit-on ! Peu me chaut qu'un est un air de ressemblance avec un autre ! Ils ne sont rien !

Raide, le Dauphin redouta la réponse qu'il allait demander.

— Qu'avez-vous dit au roi au sujet de Val-Griffon ?

— Qu'il avait enfin montré son vrai visage et qu'il vous avait attiré dans les bois pour vous occire.

 

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