Chapitre 35 - Bintou - Corruption

- Nous sommes heureux d’accueillir ici l’ambassadeur d’Eoxit, lança un ancien en ruyem.

Bintou observa le nouveau venu. Vêtu richement, il montrait sa richesse et sa puissance à la manière des eoxan, avec de l’or, des pierres précieuses, des fourrures, du cuir et de la dentelle fine.

- Je remercie les vénérables anciens de M'Sumbiji de ce charmant accueil.

Une boule d’ugali fut partagée, un verre de lait de chèvre passa de main en main et finalement, une bouffée d’herbes fut fumée.

La fête de bienvenue commença. Bintou observa cela de loin, souriant en voyant Tania, une de ses apprenties actuelles, danser sans relâche. Facile avec une régénération naturelle aussi haute !

L’ambassadeur reçut la meilleure hutte et le lendemain matin, les discussions purent commencer dans la hutte fermée des anciens, où Bintou, à sa plus grande surprise, avait été invitée. Très occupée, elle ne s’occupait guère des affaires du royaume, se contentant de servir d’intermédiaire de temps en temps vers un conflit entre tribus.

- Le roi d’Eoxan a une requête particulière à formuler, indiqua l’ambassadeur après les formalités d’usage. En réalité, c’est à Bintou, la Mtawala de M'Sumbiji que va sa demande.

Bintou sursauta. Qu’est-ce que le suzerain du royaume voisin pouvait bien vouloir d’elle ? Et surtout, depuis quand était-elle connue aussi loin ?

« Ta réputation est immense » lança Faïza depuis le canal télépathique par lequel Bintou retransmettait l’échange.

Cinquante-sept kwanzas géraient chacun une région de M'Sumbiji. De tailles diverses et variées, d’emplacement stable ou changeant, les zones allaient et venaient. Le soin apporté au peuple avait fait disparaître les épidémies et faire bondir l’espérance de vie. La vie était douce.

- Le roi demande humblement s’il serait possible qu’un de vos guérisseurs face partie de son escorte personnelle permanente, afin de le soigner, en cas… d’incident.

« Moi, je veux bien » annonça Amadou.

« Personne ne t’a demandé ton avis alors libère le canal, s’il te plaît » répliqua Faïza.

Bintou sourit. Faïza, en temps que première kwanza de Bintou, prenait souvent le dessus sur les autres. Elle supportait mal les gamineries d’Atumane, l’insolence récurrente de Bassma, la nonchalance d’Amadou ou les mensonges de Liyr.

- Connaissez-vous bien votre roi ? interrogea Bintou.

L’ambassadeur fut visiblement pris de court par la question.

- Euh… oui… c’est mon frère cadet. Pourquoi ?

Dans la culture msumbi, il aurait été impensable qu’un aîné soit d’un rang inférieur à ses petits frères. À Eoxit, le titre de roi était décerné par un conseil de nobles tirés au sort. L’heureux élu pouvait ainsi être n’importe qui. Naturellement, les nobles se choisissaient entre eux mais le rang dans la fratrie n’entrait nullement en considération.

- Parce que j’ai besoin que vous éclaircissiez votre demande avant d’aller plus loin. Il veut que le guérisseur le soigne en cas de blessure et rien d’autre.

- Nous autres eoxan sommes neutres envers la magie. Nous ne la haïssons pas et ne l’encourageons pas non plus. En revanche, nous sommes très proches des falathens qui, de leur côté, ne peuvent pas la voir en peinture. Une délégation falathen vit au palais. Il serait bon que le guérisseur ne face pas spectacle de ses compétences.

« Discret est mon second prénom » lança Amadou.

« Ferme la » répéta Faïza, agacée.

- Je comprends. Laissez-moi essayer de vous expliquer. Imaginons qu’un assassin lève sa dague sur le roi. Le kwanza ne doit pas empêcher que la lame transperce les reins, mais uniquement guérir après coup, c’est ça ?

- En effet. Sa Majesté a été très claire sur ce point.

- Alors permettez-moi de préciser une chose : se faire exploser un rein ou un cœur, des organes vitaux, est traumatisant pour l’esprit. Nos pouvoirs guérissent le corps, pas l’esprit. Cette douleur, éventuellement répétée, peut le rendre fou et nous sommes impuissants face à ce mal-là.

L’ambassadeur plissa des yeux. Il semblait réfléchir à ce qu’il venait d’entendre.

- Laissez-moi vous présenter une autre situation, continua Bintou. Imaginons que le roi, jeune, qui ignorait donc qu’il deviendrait roi un jour, tombe un jour de cheval alors qu’il galopait seul sur les terres de sa famille. Il tombe et se brise la main. Une jeune paysanne de son âge vient lui porter secours, nettoie sa plaie, le soigne de son mieux et l’aide à rentrer chez lui, où sa main retrouvera un usage parfait mais une cicatrice persistera. Cette paysanne, il ira la retrouver et cette aventure durera de nombreuses années, avant que les évènements les séparent sans qu’aucun des deux ne l’ait voulu… la vie est ainsi faite. Ce souvenir est le plus heureux et le plus tendre du roi. Lorsqu’il est triste ou mélancolique, il touche sa cicatrice, sur sa main, et cela lui redonne le sourire.

- Où voulez-vous en venir ?

- Imaginons que le roi soit pris en embuscade. Les bandits sont nombreux, l’escorte tout juste de taille. Le guérisseur reste en retrait, sans user de ses pouvoirs. Au cours de la bataille, le roi perd sa main qui est bouffée par un chien. Le calme revenu, le kwanza fait repousser la main…

- Vous pouvez faire cela ? s’étrangla l’ambassadeur et Bintou hocha la tête.

- Cette nouvelle main sera neuve, celle d’un adulte, mais nouvelle, intouchée…

- Pas de cicatrice, comprit l’ambassadeur.

- Qu’est-ce qui détermine qui nous sommes ? À quel point cette cicatrice était-elle importante pour le roi ? Ne risque-t-il pas d’en vouloir au kwanza de n’être pas intervenu pour empêcher cette perte ?

L’ambassadeur fit la moue. Apparemment, ils n’avaient pas réfléchi aussi loin.

- Dernier exemple : cette fois, l’assassin ne vise pas les reins mais la tête. Le guérisseur n’intervient toujours pas pour empêcher la blessure et le cerveau est endommagé. Tout comme la main, le kwanza peut le soigner mais l’esprit sera neuf, nouveau, vide. Il sera parfaitement fonctionnel mais le roi ne se souviendra pas comment on fait pour marcher, ou pour tenir une épée, ou pour parler… ou peut-être même n’aura-t-il aucun souvenir de sa vie passée. Sera-t-il toujours lui-même ? Ne sera-t-il pas mort pour laisser sa place à une nouvelle identité ? Qui sommes-nous ? Où est la limite entre le corps et l’esprit ?

L’ambassadeur se trémoussa d’inconfort. Il n’avait pas les réponses. La demande, qui lui paraissait simple, devenait extrêmement complexe.

- Mes propos ne visent pas à refuser la demande de Sa Majesté, mais plutôt à vous faire comprendre que les termes clairs du contrat devront être établis et que les conséquences devront en être assumées, jusqu’au bout et en toutes connaissances de cause.

- Je comprends.

- Un shaman est rare et long à former, commença un ancien.

- Pas un shaman, le contra l’ambassadeur, un kwanza. Nous désirons un utilisateur de la magie car il est impératif qu’il puisse contrer une attaque magique. Il aura d’ailleurs toute latitude de se montrer en spectacle si cela devait se produire.

- Une attaque magique venant de qui ? s’exclama Bintou interloquée.

Les eoshen avaient-ils quitté leurs terres pour venir s’en prendre à elle et auraient tellement foutu la trouille aux eoxans au passage que le roi désirait une garde personnelle ?

- Des marabouts ronans, répondit l’ambassadeur clairement surpris de la question.

- Les marabouts ronans, répéta Bel’am, l’ancien en charge des relations avec K’Ronak. Ces gars qui jettent des ossements dans du sang de coyote et qui dansent nus sous la pleine lune pour faire pleuvoir ?

- Ça, c’était avant qu’ils passent par M'Sumbiji et reçoivent l’illumination des kwanzas… selon la légende. Je ne suis pas magicien moi-même alors je ne peux pas être plus précis. J’ai juste entendu les chants des troubadours !

- Que disent ces mélodies ? interrogea Bintou, interloquée.

- Ils racontent l’histoire de Makra, un marabout accompagnant des marchands vers le grand marché de Farygham.

Le village accueillait en effet un évènement chaque année : on y échangeait en nombre des animaux de toutes sortes. Beaucoup de tribus s’y retrouvaient, certaines venant de loin, parfois même de K’Ronak.

- Il aurait découvert la magie grâce à un kwanza.

« Qui a fait ça ? » gronda Bintou.

« Farygham est dans ma zone » indiqua Atumane. « J’aime prendre soin de ma région alors je ne la quitte pas. Ma tribu s’y trouve. Je ne la quitterai pour rien au monde. »

Bassma et lui se partageaient en partie la zone, celle de leur tribu natale.

« Je n’ai jamais enseigné la magie à quiconque » promit Atumane. « Tu es la seule à avoir cette prérogative. Je t’amène tous ceux que je trouve qui se répandent pour que tu les formes. Tu le sais bien ! »

De nombreux kwanzas, en se promenant, entendaient les pensées de passants. Tous étaient amenés devant Bintou afin d’être formés. C’était ainsi qu’elle recrutait ses apprentis, sans regard sur leur âge, leur sexe ou leur rôle au sein de la tribu.

- Le chant indique-t-il comment il a découvert la magie ? demanda Bintou.

- Les meilleurs cracheurs de feu tentent de reproduire la merveille mais le chanteur se moque de la piteuse démonstration, que j’ai, pour ma part, trouvé magnifique.

« À chaque fête, je fais un petit spectacle de magie » annonça Atumane. « Ce n’est pas interdit que je sache ! »

Bintou resta interdite face à l’annonce. Son maître lui avait bien dit : Pas de shen en dehors du foyer. Était-ce cela la raison ?

« Il serait devenu magicien juste en assistant à de la vraie magie ? » s’étrangla Bassma. « Moi aussi je l’utilise tout le temps en public. Bintou ? Se donner en spectacle peut-il avoir cet effet ? »

Qu’est-ce que j’en sais ! eut envie de hurler Bintou. Je n’ai pas été réellement formée ! Je ne suis qu’une esclave, une nuisance dont tous les eoshen du foyer se seraient bien passés et à qui ils refusaient l’accès aux cours et à la connaissance !

Elle parvint à rester stoïque extérieurement, mais balayée par ses émotions, elle devint incapable de contacter le shen et perdit ainsi tout lien télépathique, rendant sourds les kwanzas. Ils hurleraient à son retour, à n’en pas douter.

Bintou se renferma sur elle-même et replongea dans ses souvenirs. Toutes ces lunes passées en sa compagnie à sillonner L’Jor et elle devait l’admettre : il n’utilisait quasiment jamais ses pouvoirs, ne se donnait jamais en spectacle, restait sobre et nuancé, évitant toute utilisation de son shen, pourtant débordant. Elle avait pris cela pour de la modestie. Ce pouvait-il qu’il y ait une autre raison ?

- Makra ne s’en serait pas rendu compte immédiatement mais des phénomènes inexpliqués se produisaient de plus en plus souvent autour de lui, continua l’émissaire, aveugle au trouble de Bintou. Il serait mort jeune, très jeune, mais son groupe de marabouts a commencé à ressentir les même effets. Peu désireux de décéder aussi jeunes que leur compagnon, ils ont commencé à se limiter et à avancer avec précaution.

Bintou pouvait l’imaginer. Utiliser la magie sans guide était très dangereux. Bintou serait morte à de nombreuses reprises sans la présence et le soutien de son maître.

- Il y a eu des dissensions, continua l’ambassadeur. Le groupe s’est séparé, chacun partant dans son coin, formant ses propres groupes avec des préceptes précis.

- Comment ça ?

- Je ne sais pas, dit l’émissaire. La magie n’est pas mon rayon, rappela-t-il. Ce que je sais, c’est que les marabouts offrent leurs services contre argent.

Échanger le shen contre de l’or ? Bintou se sentit mal. Son maître hurlerait de rage s’il l’apprenait. Ce n’était pas bon, pas bon du tout. Si les marabouts remontaient jusqu’à L’Jor, le danger d’une réplique des eoshen devenait critique. Bintou tenait la magie sous contrôle à M'Sumbiji afin de bien la cerner et ne rien laisser dépasser, espérant rester invisible aux yeux des eoshen. Une telle fuite aurait des répercussions, à n’en pas douter.

- Quels genres de service ? interrogea Bintou, la gorge serrée, le shen toujours indisponible devant tant d’émotions.

- Dératiser une cave, faire fuir les doryphores d’un champ de pommes de terre, éliminer une maladie dans une ferme de cochons, obtenir les faveurs d’une femme, voler un bijou précieux, tuer un rival.

Bintou se sentit mal. Ils tuaient avec le shen, la faute pour laquelle elle avait dû fuir pour échapper à sa condamnation à mort.

- Il ne faut pas faire ces choses ? murmura Tania à ses oreilles.

Bintou sursauta. Elle ne savait pas que son apprentie se tenait là. Le shen, indisponible, ne la renseignait plus sur les mouvements autour d’elle.

- Ils m’envoient… parce que tu ne diffuses plus. J’ai pris le relai, annonça-t-elle.

Tania maniait l’esprit excellemment bien. Émettre dans la toile d’araignée mentale lui était facile.

- C’est Atumane qui a posé cette question, chuchota-t-elle tandis que l’émissaire se taisait en constatant que Bintou ne lui accordait plus toute son attention.

Bintou fit signe à Tania de cesser de parler. C’était déjà assez compliqué comme ça pour ne pas en rajouter. La Mtawala avait besoin de se concentrer. Ne pas être interrompue par des pensées étrangères lui convenait très bien.

- Continuez, s’il vous plaît, indiqua Bintou.

- Les services des marabouts sont très chers, indiqua l’ambassadeur. Ils ont une vie courte. Nombreux sont ceux qui meurent en lançant un sort un peu trop difficile pour eux.

Bintou fronça les sourcils. Quelle vie atroce ! Ces pauvres bougres ne devaient pas avoir accès à leur moi intérieur, peut-être même pas à une haute régénération naturelle. Sans formation, ils payaient le prix fort chaque geste magique.

- Alors on paye d’avance, ils profitent et une fois qu’ils ont tout dépensé, ils font l’acte avant d’aller voir ailleurs. De ce fait, quand un marabout se paye du vin, des prostitués ou se gave des meilleurs mets d’un marché, tout le monde se crispe. Qui est la cible ? Qui sera le prochain ?

- Les marabouts ne sont pas spécialement bien vus, comprit Bintou.

- Un marabout mal vêtu, maigre et malade est accueilli à bras ouverts. Il aide quelques paysans contre leurs nuisibles, retire les termites de quelques bâtiments, reçoit un peu de nourriture et une chemise propre, puis s’en va. Les marabouts richement vêtus, propres et armés de lame de qualité…

- Tout le monde les fuit, comprit Bintou.

- Certains villages leur refusent même le droit d’entrée, indiqua l’ambassadeur.

- Il y en a à Eoxit ? demanda Bel’am.

- Nos frontières sont ouvertes, indiqua l’ambassadeur. N’importe qui peut passer d’un pays à l’autre. Les marabouts ne font pas exception.

- D’où le besoin de protection, comprit pleinement Bintou. Votre roi a peur que des nobles se payent les services de l’un d’eux.

- Un kwanza peut-il assumer ce rôle ? demanda l’émissaire.

- Amadou se porte volontaire, murmura Tania.

Bintou grimaça.

- Tais-toi, Tania, ordonna Bintou et l’apprentie s’excusa d’un geste.

- Un kwanza sera parfaitement en mesure de protéger le roi d’Eoxit de l’attaque d’un de ces marabouts, indiqua Bintou.

- Il convient maintenant de déterminer ce que le roi d’Eoxit nous offrira en échange, gronda Bel’am.

Bintou grinça des dents. Voilà qu’elle s’apprêtait à son tour à faire commerce de la magie. Même défensive, cela ne lui plaisait pas du tout. Elle fut enfin en mesure de retrouver le contact avec le shen. Une seule émotion subsistait : la peur.

« De la bonne bouffe, un toit et des filles, ça me suffit hein ! » lança Amadou.

« Mais vous allez fermer vos gueules ! » s’exclama Faïza clairement hors d’elle.

Bintou secoua la tête. Rien de tout cela ne lui convenait. La conversation continuait entre les anciens et l’ambassadeur. Il n’était plus question de difficulté mais de prix, de négociations, d’arrangements. Les anciens se plaignaient souvent d’être démunis face aux eoxans, grande puissance forte. Avoir la main leur plaisait énormément. Ils s’en donnaient à cœur joie. Les anciens en profitaient pour extorquer des marchandises, des droits, des entrées, des terres, des… Bintou en perdit le compte.

Son visage n’affichait que tristesse et angoisse. Elle voulait hurler, leur dire de tout arrêter, de cesser cette folie. Il fallait… Il fallait… C’était trop tard, comprit-elle. Trop tard. Le mal était fait. La magie circulait en dehors de tout contrôle. Des gens l’utilisaient pour tuer. Bintou était responsable. En enseignant la magie sans maîtriser les règles, elle venait d’accoucher d’un monstre insaisissable, aux milliers de têtes, disséminées un peu partout sur le continent.

Bintou voulait réparer le mal causé mais comment ? Appeler les eoshen à l’aide ? Ils viendraient… peut-être… pour tuer tout le monde, marabouts et kwanzas, sans distinction. Elle secoua la tête en soupirant. Ils ne tueraient personne. Ils ne viendraient pas. La nuisance avait fait une bêtise. Qu’elle se débrouille avec ! Ils ne lèveraient pas le petit doigt. Que leur importait les marabouts de K’Ronak. S’ils osaient mettre un orteil en L’Jor, les shale les déchiquetteraient.

Bintou devait se débrouiller seule. La solution devait venir d’elle. Sauf que la réponse, elle ne l’avait pas. Combien de magiciens non formés se promenaient, répandant la terreur autour d’eux ? Combien en profitaient pour voler, violer, piller, tuer, massacrer, torturer ? Bintou en eut le tournis.

Les anciens décidèrent une pause dans la conversation. L’ambassadeur fut convié à boire, manger, danser. Il accepta volontiers de suivre les jeunes femmes peu vêtues qui le tiraient par le bras.

- Ça n’a pas l’air de te convenir, dit Bel’am.

Bintou se tourna, l’air grave, vers l’ancien.

- Si tu ne veux pas qu’un kwanza sorte de M'Sumbiji, nous suivrons ta volonté, assura Bel’am. Tu es en charge de la magie. Un mot de ta part et nous cessons les négociations.

Bintou resta silencieuse. La Mtawala ne pouvait pas se permettre de répondre « Je ne sais pas ». Elle devait savoir. Demander leur avis aux kwanzas serait admettre bien trop son ignorance. Cela était-il permis ? Interdit ? Possible sous certaines conditions ? Elle l’ignorait totalement. Elle avait l’impression de jouer à pile au face, laissant le hasard décider du destin de tant de personnes.

Elle aimerait tant qu’il soit à ses côtés, lui indiquant la route à suivre. Elle avait tellement envie de le contacter, d’entendre ses pensées, de sentir son odeur, de le toucher, de le voir, de goûter ses lèvres, de…

Bintou venait de perdre de nouveau son accès au shen. Une larme coula sur sa joue.

- Nous continuons les négociations, annonça Bel’am. Reviens vers nous si tu souhaites y mettre un terme.

À ces mots, l’ancien s’éloigna.

- Bassma est folle de rage, indiqua Tania. Elle maudit ton inaction et ton incapacité à prendre une décision. Elle trouve que cela diminue l’autorité des kwanzas.

- Nous sommes en dessous des anciens. Ils décident. Nous servons, rappela Bintou.

- Bassma indique son désaccord.

- Bassma manque d’humilité, maugréa Bintou.

- Elle dit qu’ils ne peuvent pas décider correctement sur un sujet auquel ils ne connaissent rien. Elle insiste pour que tu répondes à leurs interrogations. L’utilisation de la magie en public occasionne-t-elle le développement d’un lien avec elle chez les spectateurs ?

Comment Bintou pourrait-elle le savoir ? Et même si c’était le cas, revenir en arrière était impossible. Le sud du continent allait devoir faire avec. Bintou se reconnecta à la toile générale. Tout le monde parlait en même temps.

« Fermez-la » ordonna Bintou qui ne fut pas du tout entendue.

Elle jeta une étincelle de shen dans la toile avant de s’en déconnecter. Lorsqu’elle y retourna, elle était silencieuse. Les kwanzas revinrent, les uns après les autres, avec précaution.

« La prochaine fois, vous fermerez vos gueules quand je vous le dirai » gronda Bintou.

D’habitude, elle ne punissait pas. Elle discutait, négociait, parlait pour obtenir un consensus. Là, elle voulait juste le silence. Qu’elle ait été obligée d’user de violence pour y parvenir la mettait hors d’elle.

« Amadou, tu as la permission de te rendre à Eoxit. Rejoins le mont Namuli afin de mener les négociations avec les anciens. Tu devras leur indiquer tes volontés, tes limites, alors prends le temps d’y réfléchir en chemin. »

« J’arrive » indiqua-t-il.

« J’ai besoin de deux volontaires pour se rendre à K’Ronak y évaluer la situation. Les deux devront rester ensemble afin de se protéger l’un l’autre. »

« Atumane ? » lança Faïza pleine d’espoir.

« Je refuse de quitter ma zone » répliqua-t-il.

« Moi aussi » répondirent plusieurs kwanzas dont Bassma.

« Je veux bien t’accompagner » lança Nazir.

« Faïza et Nazir, je vous remercie de vous porter volontaire pour cette mission. N’intervenez pas. Observez et faites-moi des rapports réguliers. Je veux juste savoir ce qui se passe, pas interférer dans la vie d’un pays allié. J’ai fini. Vous pouvez reprendre vos échanges ».

Bintou soupira tandis que les discussions reprenaient. Elle quitta la toile, peu désireuse de perdre du temps à écouter les conversations stériles. Elle avait du pain sur la planche. Perdre trois kwanzas signifiait devoir les remplacer au plus vite. Elle retourna auprès de ses sept apprentis.

Les anciens furent ravis de voir arriver Amadou. Ensemble, ils mirent en place le contrat commercial avec Eoxit. À la nouvelle lune, Amadou partait vers le nord avec l’ambassadeur.

Les anciens rayonnèrent de joie en recevant les premières marchandises, paiement de l’exil forcé d’Amadou, qui mangeait, buvait et baisait à Eoxit, selon ses propres demandes. Bintou avait l’impression de voler les eoxans. Après tout, Amadou ne faisait rien. Il n’utilisait jamais la magie là-bas. Il demandait souvent de l’aide via l’esprit à Mamou pour soigner des cystites, de l’arthrite, des indigestions, des maladies vénériennes, des foulures ou des gueules de bois mais usa de plantes pour en venir à bout.

Aucun marabout ne s’en prit au monarque, ni à son successeur qui signa le même contrat, ni encore au suivant. Eoxit se prémunissait contre une menace inexistante et payait très cher cette protection totalement inutile. Bintou n’était pas sûre d’apprécier. Les anciens, eux, chantaient ses louanges.

Les kwanzas continuaient d’utiliser la magie en public, Bintou n’ayant pas été capable de trouver une bonne raison de l’interdire. Après tout, le lien de cause à effet n’était pas prouvé. Bintou continuait à former toute personne croisée par un kwanza ayant entendu ses pensées sans avoir cherché à les entendre.

Ainsi, parfois, Bintou pouvait avoir jusqu’à vingt apprentis en même temps et parfois seulement deux. Le plus difficile était de leur faire obtenir leur premier ancrage. Une fois celui-ci apparut, Bintou massait pour montrer la méditation, ancrait le moi intérieur si son porteur ne l’avait pas déjà fait lui-même puis désignait les fils nécessaires à la création de chaque ancrage. En quelques lunes, l’apprenti finissait son assemblage et gagnait sa liberté.

En moyenne, un apprenti mettait trois ans pour devenir kwanza là où deux générations étaient nécessaires pour créer un eoshen et encore, pas un shale. Bintou rayonnait de fierté. Le nombre de kwanzas augmentait significativement, permettant un meilleur maillage de M'Sumbiji et un suivi de qualité du peuple, dont la qualité de vie augmentait significativement.

Faïza et Nazir ne chômèrent pas. Ils repérèrent les différents groupes de marabouts, découvrant leurs préceptes, leurs modes de fonctionnement, leurs territoires, leurs manières de procéder, leurs rites, leurs coutumes, leurs transmissions de savoir.

Au sud de K’Ronak, la mouvance Shaïma se mettait au service du peuple, usant de la magie sur demande des plus nécessiteux sans rien demander d’autre en échange qu’un peu de nourriture, un toit et quelques vêtements.

Au nord, les marabouts ressemblaient à des mercenaires. Certains vivaient comme des brigands, volant, violant, massacrant, vie courte en dehors des lois et de toute morale. Leur credo : profiter de la vie. D’autres maîtrisaient leurs pulsions et vendaient leurs services aux marchands, aux artisans et aux chefs de village. Ceux-là demandaient bien plus qu’un peu de nourriture. Les tarifs étaient élevés. Les prestations allaient d’effacer la mémoire de la femme ayant découvert l’adultère au meurtre en passant par le vol.

Enfin, il y avait les marabouts exilés à Eoxit. Ceux-là n’appartenaient à aucune mouvance en particulier. Ils venaient d’un peu partout et semblaient en quête de leur propre identité, d’une voie personnelle. Ils erraient, réalisant quelques contrats pour survivre, évitant les ennuis, peu désireux de se faire brûler sur un bûcher ou traqués par la garde.

Bintou ne voyait qu’une seule bonne nouvelle au milieu de cet océan d’incertitude et de perte de contrôle : le jour où les eoshen se décideraient à venir exterminer les magiciens, ils en trouveraient tellement sur leur chemin que Bintou et ses kwanzas auraient largement le temps de s’enfuir et de se trouver un trou où se terrer en attendant que la tempête passe.

En attendant, Bintou profitait de la vie, simplement. Elle créait les huiles de massage pour chacun, enseignait la magie, écoutait les échanges sur la toile, prenait des nouvelles d’Amadou, de Faïza et de Nazir. Souvent, Mamou venait la voir pour lui présenter de nouvelles plantes, de nouveaux onguents crées par des shamans de tout le pays. Ensemble, ils discutaient, inventaient, renouvelaient, échangeaient, argumentaient pour finalement en repartir tous deux plus armés et plus compétents.

Ses rares moments de solitude et de tranquillité se tournaient toujours vers lui. Où était-il ? Que faisait-il ? Comment se portait-il ? Il lui manquait tellement. La nostalgie la prenait souvent. Elle se revoyait le masser, son corps nu offert, si proche et pourtant interdit. Elle aurait tout donné pour un moment intime avec lui. Elle ne désirait que lui. Il était son phare, sa tour, son donjon, son roc. Entourée de milliers de shamans et de centaines de kwanzas, elle se sentait atrocement seule. Loin du mépris des eoshen du foyer, elle aurait pourtant tout jeté pour un moment avec lui, un mot, un regard, un baiser, une caresse, une nuit.

 

########################

 

« Bintou ? »

La Mtawala était en train d’enseigner à un apprenti à fermer son esprit. Étrangement, Faïza venait de la contacter dans la partie de son esprit qui lui était consacrée et non via la toile commune.

« Tu peux venir, s’il te plaît ? » annonça Faïza.

Aller à K’Ronak ? Pourquoi sa première apprentie lui demandait-elle une telle chose ? Qu’est-ce qui pouvait motiver une telle demande ? Pourquoi vouloir le cacher au reste de la communauté ? Faïza avait assorti sa demande de sa localisation actuelle : en plein dans le désert aride et sec de K’Ronak.

Bintou pouvait s’y rendre en un temps record. En restant connectée à son moi intérieur, elle pouvait courir à une vitesse surnaturelle sans se fatiguer. Ce n’était pas y aller qui la dérangeait, mais le secret que Faïza mettait autour. Elle prit le temps de donner leurs tâches à ses apprentis avant de partir.

Elle quittait régulièrement le mont Namuli pour aller valider des shamans un peu partout dans le pays. Son départ passa inaperçu. Avant de partir pour K’Ronak, elle coupa tout lien avec le shen, comme elle l’avait fait en fuyant le foyer. Ainsi, elle était presque indétectable aux yeux des kwanzas mais également des marabouts.

Faïza l’attendait sous le soleil brûlant, le corps assailli par le vent chaud chargé de sable. Elle était seule. Dès qu’elle fut à côté d’elle, Bintou se reconnecta au shen. Il n’annonça aucun danger imminent.

- Que se passe-t-il ? demanda Bintou.

- Ce que je veux que tu vois se trouve derrière ces rochers, indiqua Faïza en commençant la marche et Bintou suivit.

Le shen lui indiqua bien avant l’arrivée que là-bas, il y avait de la vie, nombreuse, vibrante, animée. Rien d’exceptionnel : des plantes, des animaux, des êtres humains.

- Nazir et moi suivons les marabouts de K’Ronak. De ce fait, quand un évènement s’est présenté à la mouvance Shaïma, cela nous est arrivé aux oreilles.

- Où est Nazir ? interrogea Bintou.

- Sur place. Il surveille l’évolution de la situation.

- À ce point ? Mais qu’est-ce qui se passe ?

Elles venaient de contourner un immense pan de roche qui dévoila un immense canyon abritant un magnifique oasis : un lac, des arbres, des champs, des habitations.

- C’est magnifique ! s’exclama Bintou.

- Ça a été crée par les marabouts de Shaïma, indiqua Faïza. Ils sont nombreux à être morts pour aboutir à ce résultat. C’est d’autant plus impressionnant qu’ils ne l’ont pas fait qu’une fois. Il y a actuellement pas moins de sept endroits comme celui-ci cachés dans le désert.

- Attends… Crée ? Comment ça crée ?

- Ce désert est trop aride pour compter des oasis en son sein. Il ne pleut jamais et il n’y a pas d’eau souterraine. Les marabouts ont utilisé la magie pour faire sortir cela du sable. Ils ont choisi l’endroit avec soin, utilisant le relief pour contrer les effets du vent et la magie a fait le reste.

- Ils ont amené l’eau jusqu’ici ?

- Non, ils l’ont créée, répliqua Faïza.

- Créée ? Je ne comprends pas, admit Bintou tandis que la température descendait au fur et à mesure de leur descente sous les arbres.

- Je te présente Mouffassa, dit Faïza. C’est un marabout de la mouvance Shaïma.

L’homme à la peau noire se tourna vers elle. Son sourire disparut pour laisser place à une surprise mêlée de peur et d’admiration. Il s’inclina respectueusement.

- Il voit ton assemblage, expliqua Faïza à Bintou. Il s’incline devant ta puissance.

Bintou hocha la tête. Sa construction à lui était atroce : pleine de nœuds, les fils étaient gros et les rares ancrages énormes.

- Mouffassa, ma gourde est vide, annonça Faïza en accompagnant ses mots d’un retournement de l’objet pour en prouver sa contenance nulle. Tu veux bien la remplir ?

Faïza remit la gourde droite puis la tendit à Bintou. La Mtawala s’en saisit. Elle était lourde.

- Tu peux la boire. Tu ne risques rien. C’est juste de l’eau… pure… indiqua Faïza.

Bintou, prudente, fit couler le liquide sur sa main. De l’eau s’échappa de la gourde vide un instant plus tôt. Bintou observa avec attention l’assemblage de l’homme puis demanda :

- Tu veux bien le refaire ?

Mouffassa hocha la tête. Bintou vit cinq fils s’animer et l’ancrage les reliant vibra. La Mtawala modifia son propre assemblage en conséquence. Elle était désormais capable de faire de même mais surtout, elle ressentit un profond soulagement, comme si son assemblage, pourtant déjà magnifique selon les observateurs, s’harmonisait, se centrait, prenait enfin sens.

- Maîtrise de la nature, murmura Bintou.

Elle venait d’obtenir la compétence de base qui lui manquait au foyer. Elle ne comprenait pas davantage l’épreuve correspondante mais elle s’en fichait. Cette découverte était extraordinaire. Restait à s’entraîner pour obtenir l’ancrage supérieur lié à cette compétence et Bintou aurait atteint le niveau des eoshen du foyer. Elle comptait bien s’y mettre dès qu’elle aurait une minute.

- Si Bassma apprend que tu étais incapable de ce qu’un simple marabout... commença Faïza.

- Je ne peux pas tout savoir, gronda Bintou. Je ne suis pas toute puissante. Il va falloir qu’elle l’accepte. Non, je ne sais pas tout. Oui, j’apprends tous les jours, comme tout le monde. Elle m’idéalise beaucoup trop.

- Elle est déçue, compléta Faïza.

- N’importe qui la décevra toujours. Nul ne sera jamais à la hauteur. Elle est à la recherche d’un être parfait, ne commettant jamais aucune erreur, au savoir total. Ça n’existe pas. C’est parce que j’admets mes lacunes que je suis forte. Me croire toute puissante serait une sacrée faiblesse.

Faïza grimaça.

- Quoi ? Depuis quand tu es d’accord avec Bassma ? s’exclama Bintou, ahurie devant une telle réaction.

- Ce n’est pas que je la suis, mais… Bintou… Créer de l’eau avec la magie, est-ce que c’est mal ?

Pourquoi cela le serait-il ? La maîtrise de la nature faisait partie des apprentissages au foyer, de la base nécessaire pour devenir eoshen. Ils étaient tous capables de le faire. Ils ne le faisaient pas uniquement par inutilité, puisqu’ils ignoraient la soif.

- Pourquoi une telle interrogation ?

Faïza fronça les sourcils. La réponse ne lui convenait pas. Elle lui fit signe de la suivre. Ils rejoignirent Nazir sur les bords du lac.

- Comment ça se passe ? interrogea Faïza.

- Vitesse inchangée, maugréa Nazir d’une voix triste.

- Vitesse de quoi ? demanda Bintou.

- Les enfants aiment se baigner dans le lac, annonça Faïza. Un jour, l’un d’eux a failli se noyer. Il est revenu hagard sur la rive, disant qu’il s’était soudain senti mal. Un marabout est venu l’ausculter sans rien remarquer de particulier. Cela aurait pu en rester là sauf que l’évènement s’est reproduit, avec d’autres enfants, puis des adultes. Le phénomène a commencé à s’amplifier. Au départ, seuls ceux qui nageaient loin étaient touchés. Doucement, la distance s’est amenuisée jusqu’à ce que finalement…

Faïza montra le bord de l’eau. Bintou regarda sans trop comprendre ce qu’il fallait voir.

- L’eau était transparente ici avant, d’un bleu turquoise. Maintenant, elle est noire d’ébène car le sol l’est également. Un mal grandit au fond de ce lac.

- Et de trois autres, intervint Mouffassa. Nous pensons que ce n’est qu’une question de temps avant que les derniers oasis ne soient touchés eux aussi par cette corruption.

- Corruption ? répéta Bintou. Je ne comprends pas.

- J’avoue que j’avais espéré une autre réponse de ta part, maugréa Faïza. Si tu ignores ce qui se passe, alors tout espoir disparaît.

- Ce n’est pas parce que je n’ai pas de réponse qu’elle n’existe pas et que tous ensemble, nous ne pouvons pas la trouver, répliqua Bintou. Pour le moment, je n’ai même pas compris où se situe le problème.

- Un dessin vaut mieux qu’un long discours, dit Nazir. Regarde…

Nazir se saisit d’une plante poussant près de lui. Verte, elle se paraît d’une magnifique fleur jaune. Nazir la jeta dans l’eau. En un claquement de doigts, la plante se flétrit avant de disparaître, ratatinée sur elle-même.

- Tu vois les bâtons plantés dans l’eau ? interrogea Nazir.

Bintou acquiesça de la tête.

- Au début, la fleur survivait jusqu’au dernier. Maintenant, le mal a atteint le troisième. Cela avance, doucement.

- Le mal sortira-t-il de l’eau ? demanda Faïza.

- Qu’en sais-je ? répliqua Bintou.

- Si tu ne le sais pas, nul ne le sait, gémit Faïza.

La première apprentie de Bintou était terrorisée. La Mtawala grimaça. Quelqu’un avait peut-être la solution mais le contacter risquait de créer davantage de problèmes que d’en résoudre. Les eoshen avaient la réponse, sans aucun doute. Même si elle les contactait, ils refuseraient de répondre, se contentant d’envoyer les shale détruire la menace, régler le problème et rentrer à la maison, le tout en moins d’une lune. Elle était seule, comme toujours. Elle allait devoir résoudre le problème elle-même. Bintou s’avança vers l’eau.

- Je te le déconseille, indiqua Faïza. Ça fait mal…

Bintou se tourna vers son ancienne apprentie et choisit de ne pas tenir compte de son avertissement. Elle entra dans l’eau. Immédiatement, son énergie vitale lui fut retirée de force. La régénération naturelle de Bintou, très élevée, supporta sans difficulté le mauvais traitement mais une personne normale aurait déjà atteint la limite.

- Bintou, sors de là ! s’écria Faïza.

- Pourquoi ? répliqua Bintou qui se portait très bien malgré le vol de vie.

Faïza montra le sol. Le sol noir grandissait… à vue d’œil. Il venait d’atteindre le deuxième poteau en un instant.

- Tu le nourris ! hurla Faïza. Sors, sors !

Bintou obtempéra et l’avancée stoppa nette.

- Plus il vole de vie et plus il grandit vite ? gronda Mouffassa. Il faut interdire à quiconque de venir dans l’eau. Peut-on la boire ?

Bintou haussa les épaules. Une fois de plus, elle n’en avait pas la moindre idée. Faïza grimaça. La situation lui déplaisait énormément. Bintou était dépassée. Des marabouts avaient crée de l’eau avec le shen. Au même endroit, l’eau volait la vie de tout être vivant s’y mouillant. Y avait-il un lien ? Cela se serait-il réalisé à cet endroit même sans l’intervention du shen ? Elle n’en avait pas la moindre idée. En attendant d’avoir la réponse, elle se promit de ne pas utiliser cette compétence. L’ancrage correspondant resterait inutilisé.

- Si l’eau n’est pas potable, il faut évacuer l’oasis, indiqua Mouffassa.

Bintou plongea sa main dans l’eau qu’elle porta à sa bouche. L’eau la rafraîchit sans lui prendre de régénération naturelle.

- Elle semble buvable, indiqua Bintou alors que Faïza lui jetait un regard abasourdi et courroucé. Je vais rester ici quelques temps avec vous pour suivre l’évolution.

- Nous sommes là depuis deux lunes, annonça Faïza. Cela avance très lentement. Bintou ? La mouvance Shaïma aide le peuple. Ils ont crée ces oasis pour offrir des terres d’accueil pour des peuples exilés, bannis, affamés. Leurs actions ont-elles causé ce désastre ?

Bintou devait s’avouer perdue. Les marabouts du nord tuaient avec le shen sans souci. Se pouvait-il que ceux-là, qui aidaient leur prochain, se voient punis ? Si c’était le cas, une telle injustice révolterait Bintou. Elle refusait de le croire. Il y avait forcément une autre explication.

Ceci dit, Bintou devait l’admettre : jamais aucun eoshen n’avait agi de cette manière. Son maître soignait les mineurs touchés par le métal noir alors qu’il aurait tout aussi bien pu, avec cet ancrage, le créer à partir du shen.

L’assemblage de Bintou vibrait depuis l’ajout de cet ancrage et elle le sentait : elle pouvait faire apparaître n’importe quoi. De l’eau, de la nourriture, du bois, du tissu, du métal, aucune matière ne lui résisterait. Son pouvoir venait de faire un immense bond en un instant. Une telle puissance la gonflait de joie tout en l’enveloppant de peur. Serait-elle capable de résister ?

Lui le faisait, il résistait. Il restait humble. La raison se trouvait-elle là, sous ses yeux ? Refusait-il d’utiliser le shen à ces fins pour éviter ce que Bintou voyait ? Une fois le mal fait, pouvait-on revenir en arrière ? Comment réparer cette faute ?

Bintou se sentit serrée dans un étau froid et brûlant à la fois. Elle voulait que la raison soit autre tout en étant convaincue être responsable. La magie avait crée ce mal qui avançait lentement. Sortirait-il de l’eau ? Pourquoi ne le ferait-il pas ? Jusqu’où irait-il ? Bintou n’en savait rien.

- Je vais rester pour surveiller, indiqua Bintou. Je veux suivre cela moi-même.

- Nous restons avec toi, annoncèrent Nazir et Faïza.

La vie de l’oasis continua normalement. Les gens utilisaient l’eau en la prenant loin de l’endroit corrompu. Le dernier bâton fut atteint une lune plus tard. Le suivant se trouvait hors de l’eau et bientôt, la terre devint noire. Le mal sortait de l’eau.

- S’il avance plus vite lorsqu’il vole de la vie, dit Mouffassa, alors il faut interdire à quiconque d’aller prendre de l’eau. Tout le monde subit les assauts à chaque seau rempli.

- Évacuez l’oasis, ordonna Bintou à contre cœur.

- Je vais faire le tour des autres oasis et ordonner la même chose, annonça Nazir. J’en profiterai pour me renseigner sur l’évolution là-bas.

- Merci, Nazir.

Les trois autres oasis étaient dans le même état. Le sable devenait noir. Les plus petits oasis ne semblaient pas corrompus mais ils furent évacués par prudence.

- Ils vont se retrouver dans la même situation pourrie qu’avant, maugréa Faïza. Ces gens sont venus ici parce qu’ils n’avaient nulle part d’autre où aller.

- Je sais, dit Bintou en serrant les dents.

La corruption grandit. Lorsqu’elle atteignit la première plante, elle la dessécha et s’en nourrit. Les arbres tombèrent tandis que Bintou et Faïza reculaient. Nazir transmettait une situation similaire autour des trois autres lacs. La Mtawala regardait, amère, le mal avancer.

- Va-t-il s’arrêter de grandir ? demanda Faïza. S’il est né dans l’eau, peut-on supposer que l’aridité du désert environnant va le stopper ? S’il a besoin de vie pour grandir, peut-on espérer qu’il s’arrêtera aux portes de l’oasis ?

- Je ne sais pas, Faïza, murmura Bintou.

- Tu sembles… énormément touchée. Je veux dire… Je le suis mais tu réagis comme si… tu le prenais personnellement.

- C’est ma faute, chuchota Bintou.

- Ta faute ? En quoi la responsabilité peut-elle t’être imputée ?

Bintou inspira fortement puis se connecta à la toile.

« Quoi que vous soyez en train de faire. Où que vous soyez. Vous me rejoignez, maintenant. Je suis à K’Ronak. »

Bintou quitta la toile, peu désireuse de recevoir des milliers de questions ou de ronchonnements divers et variés.

- Avant qu’ils arrivent, c’est quoi, la maîtrise de la nature ? demanda Faïza.

Bintou grimaça. Elle avait dit cela à voix haute en copiant l’ancrage de Mouffassa.

- La compétence que je ne maîtrisais pas quand je suis revenue à M'Sumbiji, avoua Bintou.

Seule avec Faïza, elle se sentait en confiance. Bientôt, elle serait entourée de kwanzas agressifs et peu à l’écoute.

- Il t’a laissée partir alors même que tu ne maîtrisais pas une compétence de base ?

Bintou grimaça.

- Il ne t’a pas laissée partir, comprit Faïza. Tu… t’es éloignée de lui… contre sa volonté ?

Il lui avait ordonné de rester au foyer, tout en lui permettant de se rendre au village tant qu’elle n’y faisait pas usage du shen, tout en ayant eu de cesse de lui répéter durant leurs années de vie commune qu’elle pouvait rentrer chez elle quand elle voulait. Elle n’était qu’un poids, une nuisance dont tous se seraient bien passés. Son départ n’avait probablement pas gêné grand monde.

Après tout, à aucun moment il n’avait tenté de la contacter. Il l’avait laissée partir… ou pas. Elle avait peut-être réellement réussi à lui échapper. Idée stupide. Bien sûr que non ! Il lisait ses pensées. Il connaissait son lieu de vie à M'Sumbiji. S’il avait voulu la rejoindre, cela ne lui aurait causé aucune difficulté.

À moins qu’il n’ait pas le droit de quitter L’Jor et que demeurant près de l’océan estival, il n’ait pas eu le temps de la rattraper avant qu’elle ne passe la frontière. L’avait-il volontairement laissée partir ou pas ?

- Je ne sais pas, avoua Bintou.

- Qu’est-ce qu’il a dit quand tu es partie ? s’exclama Faïza, exaspérée par ce qu’elle prenait pour un refus de répondre.

- Rien, dit Bintou. Rien.

- Il a forcément…

- Je n’étais pas avec lui à ce moment-là, précisa Bintou, et il n’a pas cherché à me contacter via l’esprit alors… rien. Depuis mon départ, je n’ai eu droit qu’à un immense silence.

Si Bintou avait eu besoin du shen à cet instant précis, il aurait refusé de lui répondre. D’intenses émotions la traversaient. Elle essayait de les rejeter… en vain. La larme dévalant sa joue s’écrasa sur le sable chaud.

- Je suis désolée, dit Faïza. Je ne cherche pas à te blesser mais à comprendre. Pardonne-moi. Je suis maladroite.

Bintou n’eut pas la force de répondre. Nazir, arrivant depuis un oasis proche, mit un terme à l’échange privé. Le silence donna la possibilité à Bintou de se reprendre. Son assemblage vibrait, pulsant comme jamais.

Elle contacta le shen et observa les assemblages de Faïza et Nazir, pour constater qu’ils avaient eux-aussi copié l’ancrage de Mouffassa. Les deux kwanzas faisaient partie des meilleurs. Ils étaient loin d’un tissu mais leur filet aux mailles fines et exempt de tout nœud resplendissait. Il dansait librement autour d’eux.

Il lui sembla qu’ils étaient bien plus beaux qu’avant. Cet ancrage harmonisait vraiment le tout. Bintou fit la moue. Elle ne savait rien de cette compétence. Au foyer, elle n’avait jamais suivi aucun cours, aucune leçon, aucun enseignement sur ce thème. Elle avait entendu l’annonce de l’épreuve faite par le maître de cérémonie sans réellement y prêter attention. Cela remontait à tellement longtemps. Bintou avait beau faire un effort : elle ne s’en souvenait pas. Tout était flou. Il lui semblait que ces images venaient d’un autre temps.

Seule pensée bien vivace, lui : son corps, son odeur, sa voix, sa prestance et son assemblage, soie pure. Le souvenir des massages lui revint, alors que la soie explosait en milliards de particules lumineuses la traversant, petites perles de chaleur, de douceur, lui offrant…

- Reviens au présent, lui dit Faïza. Les premiers arrivent.

Bintou sursauta. Depuis combien de temps se perdait-elle ainsi dans ses souvenirs ? Les kwanzas les plus proches de la frontière entraient dans l’oasis déserté. Ils se saluèrent, discutèrent. Bintou refusa de leur expliquer la raison de sa demande. Elle ne voulait pas avoir à se répéter.

Les kwanzas s’installèrent dans le village abandonné, profitant de leur présence pour se dénouer mutuellement les assemblages et échanger, le réel remplaçant gaiement le virtuel.

- Il faudrait faire cela plus souvent… pas seulement en cas de crise, murmura Faïza. Certains se voient pour la première fois.

- La plupart, en fait, confirma Nazir. Il y en a énormément que je n’ai jamais vus.

- Quand ils seront tous là, je leur parlerai. Restez près de moi tous les deux, d’accord ?

Ils hochèrent la tête.

 

##############################

 

- Tout le monde est là, annonça Faïza.

- Non, répliqua Bintou. Il manque Mamou et Amadou.

- Mamou ? s’étrangla Faïza. Il ne risque pas de venir. Il n’a pas accès à la toile sur laquelle tu as émis.

Bintou grogna une insulte. Elle avait oublié ce léger détail.

« Mamou, quoi que tu sois en train de faire, rejoins-moi. Je suis à K’Ronak. Voici ma position exacte » envoya Bintou dans l’esprit du seigneur des shamans.

- Il est prévenu, annonça Bintou. Amadou ?

- Il est en chemin mais Eoxit est loin et apparemment, le roi n’a pas apprécié qu’il s’éloigne de lui.

- Je ne veux pas attendre davantage. Nous réexpliquerons la situation à ces deux-là.

Faïza hocha la tête. Le moment promettait d’être tendu.

- Bonjour à tous, dit Bintou en utilisant le shen pour faire porter sa voix plus loin.

La météo était conciliante. Pas un souffle de vent. Temps parfait pour parler et être entendue. Tous les kwanzas se tournèrent vers la Mtawala, attentifs, à l’écoute.

- Peut-être certains d’entre vous l’ont-ils déjà remarqué mais Nazir, Faïza et moi avons un ancrage supplémentaire… là, indiqua-t-elle en désignant le point sur son propre corps.

Elle ne le voyait pas mais connaissait son emplacement pour l’avoir vu sur Mouffassa, Nazir et Faïza.

- Cet ancrage correspond à une compétence basique, annonça-t-elle en articulant précisément le dernier mot afin d’être sûre de bien être entendue et comprise.

Les kwanzas sursautèrent et commencèrent à chuchoter, échangeant avec leur voisin.

- Depuis que je l’ai, mon assemblage vibre de plaisir, chante en harmonie, pulse en accord parfait. C’est votre cas également ?

Nazir et Faïza hochèrent la tête.

- Écoutez-moi bien : je vous interdis de rajouter cet ancrage à votre assemblage.

Un silence de mort suivit cette déclaration tandis qu’il était clair que ceux ayant déjà entamé sa création stoppaient.

- Nazir, Faïza et moi ne nous servirons pas de cet ancrage, compris tous les deux ? demanda-t-elle en transperçant ses voisins des yeux.

Ils hochèrent de nouveau la tête.

- La situation est la suivante : en utilisant cet ancrage, des marabouts ont crée le lac se trouvant derrière vous… et sept autres, répartis un peu partout dans le désert. Parmi eux, quatre sont maintenant corrompus par un mal qui semble se nourrir de toute vie.

L’annonce jeta un froid. L’assemblée resta muette de stupeur.

- Votre mission est la suivante : trouver comment combattre ce mal et si au passage, vous parvenez à prouver que l’utilisation de cet ancrage n’y est pour rien, alors l’interdiction de le posséder ou de s’en servir sera levée.

Le silence perdura. Chacun méditait les paroles prononcées.

- Je sens que je vais le regretter, mais… je vous écoute. Quelles sont vos questions ?

Bintou n’en revint pas. Aucune main ne se leva. Pas un son ne fut prononcé. Pour la première fois, elle avait réussi à les faire taire.

- Au travail. Nazir et Faïza pourront vous indiquer l’emplacement des oasis. Bonnes recherches.

Les kwanzas se réunirent par petits groupes. Presque tous se rendirent près de l’eau pour voir ce mal de leurs yeux.

- Ils le nourrissent, maugréa Nazir en désignant un groupe qui entrait dans l’eau.

- Pour l’étudier, il faut bien qu’ils l’approchent, répliqua Faïza.

- Un ancrage de base, hein ! railla Bassma en approchant, ses yeux fixés dans ceux de Bintou. Et tu en ignorais l’existence ? Un marabout l’a trouvé et pas toi. T’as pas bien suivi les leçons de ton maître ?

- Bassma… gronda Faïza.

- Faïza, c’est bon, rassura Bintou. Bassma, la magie, je l’ai apprise en observant des magiciens l’utiliser. Je ne sais que ce que j’ai pu voir et je n’ai jamais vu l’un d’eux créer de l’eau à partir de la magie pure.

- Attends… intervint Faïza. Tu veux dire que tu n’as pas reçu d’enseignement ? Mais ton maître…

- Ces magiciens sont surpuissants, bien au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer. Ils me dépassent et de loin. Si vous trouvez mon assemblage magnifique, alors il n’y a pas de mot pour décrire le leur.

- Tu n’étais pas leur apprentie, comprit Bassma.

- Non, je les côtoyais, c’est tout.

- Mais ton maître ? répéta Faïza, abasourdie.

- Quand nos routes se sont séparées, il s’avère que j’avais passé assez de temps près d’eux pour manier la magie… à peu près bien… plutôt mal comparé à eux. J’ai choisi… de ne pas garder ce savoir pour moi mais de le partager. Ai-je eu tort, Bassma, de t’enseigner l’usage de la magie, de t’offrir ce pouvoir, de te rendre immortelle ?

La kwanza se tordit de gêne. Il était évident qu’elle adorait ses pouvoirs et n’en séparerait pour rien au monde.

- S’ils sont aussi puissants que tu le dis, dit Atumane en apparaissant près de sa sœur, alors ils doivent l’avoir, eux, la solution. Ils doivent le savoir si cet ancrage est responsable ou non.

- Pas l’ancrage, l’usage qui en a été fait, le contra Bintou. Un ancrage n’est pas mauvais en soi.

- Pourquoi nous interdire de le posséder, en ce cas ? railla Bassma.

- Parce qu’il est… difficile de lui résister, expliqua Bintou. Cela demande un effort constant, comme s’il voulait être utilisé.

Nazir et Faïza confirmèrent d’un geste de la tête.

- Vous seriez capable de vous tenir mais pourquoi vous obliger à une telle lutte intérieure ? Il est plus simple de ne pas le posséder. Cela vous évite cette souffrance permanente, continua Bintou.

Bassma se radoucit à ces mots.

- Quant à les contacter… Ils n’admettent pas que quiconque autre qu’eux utilise la magie. Notre éloignement est la clef de notre survie. S’ils apprennent notre existence, oui, ils viendront résoudre le problème… et nous éliminer dans le même temps.

- Ils n’avaient pas vu que tu utilisais la magie ? s’étonna Bassma. Pour des mages surpuissants, ils sont un peu stupides, non ?

- Ils savaient que je la maniais mais n’avaient pas prévu que je parvienne à leur échapper.

- Tu étais leur prisonnière ? s’étrangla Faïza.

- C’est compliqué, admit Bintou.

- Pourquoi es-tu partie ? demanda Bassma.

- Parce qu’elle était prisonnière, répliqua Faïza qui semblait trouver cela évident.

- Moi, j’aurais attendu d’apprendre toute la magie avant de me barrer ! répliqua Bassma.

- C’est ce que j’avais prévu de faire mais ma route a croisé celle de personnes malveillantes qui ont tenté de me faire du mal. Ils étaient nombreux et motivés. J’étais seule à ce moment-là.

- Seule ? Ils laissaient leur prisonnière sans surveillance ? s’étonna Faïza.

- Je n’avais aucune envie de partir. Je voulais apprendre la magie, répliqua Bintou et Bassma sourit, heureuse d’être comprise.

- Tu as été obligée de fuir pour éviter ces mauvaises personnes ? supposa Atumane.

- J’ai tué l’un d’eux avec mes pouvoirs, annonça Bintou. Je n’avais pas d’autre choix.

Faïza blêmit. Atumane hocha gravement la tête. Bassma fronça les sourcils, indécise quant à son avis.

- Leur règlement interdisait un tel geste, annonça Bintou. Si je ne m’étais pas barrée, ils m’auraient tuée.

- Le meurtre magique est interdit chez eux ? s’exclama Bassma en souriant. Hé ben mon coco, s’ils viennent par là, ils auront sacrément du boulot avec les marabouts d’Eoxit. Ceci dit, moi, je n’ai jamais tué personne. Tu ne veux pas me dire où je peux les trouver histoire que j’aille les voir ? Je leur demanderai de me dire si cet ancrage est problématique et qui sait, ils accepteront peut-être de me former entièrement…

- Bassma… gronda Faïza, n’appréciant pas qu’elle remette en question l’autorité et l’enseignement de Bintou.

- Tu as dépassé les deux générations… indiqua Bintou.

- Et alors ? cingla Bassma.

- Si un apprenti n’acquière pas les notions de base en deux générations, il est considéré comme une perte de temps et est exécuté, expliqua Bintou.

Bassma pâlit et se trouva soudain incapable de prononcer un mot.

- C’est rude, annonça Atumane. Merci de ta bienveillance à notre égard.

Bintou ne répondit rien. Elle faisait au mieux, marchant sur des œufs, découvrant à chacun de ses pas.

- Le fait est que leur plus grande peur était que je puisse dévoiler leur existence à d’autres, annonça Bintou après un petit moment. De ce fait, non, je ne vous dirai pas où vous pouvez les trouver ni qui ils sont. Je ne tiens pas à alourdir mon cas. Au moins, ils n’auront pas cela à me reprocher.

- Tu es condamnée à mort, rappela Atumane. C’est quoi, pire que ça ?

- Tu as bien peu d’imagination, indiqua Bintou et Atumane frémit.

- Si je comprends bien, tu as appris par imitation, intervint Faïza. C’est pour ça que tu ne sais pas si utiliser cet ancrage a pu causer ce mal… parce que tu ne connais pas les règles. Tu n’as jamais… appris la magie. Tu n’en as été qu’un simple témoin.

- Je suis un marabout face à un kwanza, lança Bintou métaphoriquement.

- C’est impossible, dit Atumane. Les marabouts ne sont rien face à nous. La comparaison…

- ...est très en deçà de la réalité. Ils sont largement… largement… au dessus de nous, dans un delta bien plus important que celui entre un marabout et nous.

Atumane secoua la tête. Il refusait de le croire. Il ne pouvait pas se l’imaginer.

- Qui est-il ? murmura Faïza.

- Qui ça ? demanda Bassma.

- Qui est-il pour toi ? insista Faïza en transperçant Bintou des yeux.

La Mtawala refusa le contact visuel avec la première kwanza.

- Qui ça ? répéta Bassma.

- Son maître, intervint Atumane. Bintou n’a de cesse de penser à lui. Son esprit se tourne vers lui en permanence. Difficile de le rater.

- Je n’ai jamais rien remarqué, répliqua Bassma.

- C’est parce que tu ne penses qu’à ta gueule, répliqua son grand frère. Si tu ouvrais les yeux au monde extérieur, tu verrais énormément de choses.

Elle lui tira la langue.

- Maître, répéta Faïza en savourant ce mot différemment de d’habitude. Tu…

Faïza ne termina pas sa phrase, serrant les dents. Elle venait de comprendre. Que s’imaginait-elle ? Bintou n’en avait pas la moindre idée et elle s’en fichait. Qu’elle pense ce qu’elle veut, tant qu’elle lui fichait la paix.

- Il est le meilleur d’entre eux, indiqua Bintou.

- Ton maître est le chef de la confrérie ? s’étrangla Bassma.

Si seulement, pensa Bintou en levant les yeux au ciel.

- Appelle-le ! Demande-lui de l’aide ! Il voudra bien, lui ! s’exclama Bassma.

- Non, gronda Faïza, le ton chargé de peur.

Elle avait compris la vraie signification de ce terme. Elle venait de comprendre le lien entre Bintou et son maître. Elle en tremblait de peur. Elle saisissait enfin pleinement les refus de Bintou de les appeler à l’aide.

- Nous allons devoir trouver la solution par nous-même, indiqua Faïza.

« Tu sais, c’est souvent que des personnes maltraitées finissent par éprouver des sentiments positifs envers leur ravisseur » lui lança Faïza en pensées, dans cette zone réservée à elle seule.

« Il ne m’a pas maltraitée, mais je te remercie de ta prévenance. »

Faïza fronça les sourcils et Bintou grimaça. La kwanza n’allait pas la laisser tranquille, elle le sentait.

- Je pense que la nature est en colère, dit Gabriel en apparaissant près d’eux.

- Développe, proposa Bintou.

- Il n’y a aucun oasis dans ce désert. Il est trop aride pour ça. En y apportant de l’eau, les marabouts ont rompu une loi naturelle. La nature se défend à sa manière.

- Créer un lac pour sauver des gens serait inadmissible mais tuer quelqu’un, ça va ? lança Bintou, amère.

- Je trouve ça logique, indiqua Atumane. Les nordistes tuent avec la magie et alors ? Ce sont des humains tuant des humains. Avec la magie, une épée ou ses poings, quelle différence ? Cela reste entre nous. Là, c’est différent. C’est une atteinte à la terre elle-même. La nature veut que cet endroit soit un désert aride. Pour qui se prend-il pour vouloir en faire une forêt ? Si quelqu’un doit mourir, si c’est son heure, même le meilleur d’entre nous ne pourra rien faire. Au final, la nature commande et c’est tant mieux. Cela doit rester ainsi.

- La nature veut qu’on la laisse tranquille, comprit Bassma. Il suffit… de ne rien faire ? De la laisser reprendre ses droits ?

- On la laisse détruire cet oasis, répéta Gabriel. C’est envisageable.

- Et les autres ? Il y en a huit en tout, rappela Nazir.

- La nature va s’en charger. Laissons-la faire, proposa Bassma.

Bintou haussa les épaules. Cette proposition en valait bien une autre. Les kwanzas reculèrent, sortant de l’oasis pour se retrouver en plein désert, puisant dans leur régénération naturelle pour supporter la chaleur et la déshydratation. Bintou demanda à ce que le moins de magie possible soit utilisée, afin de ne pas risquer de nourrir la colère de la nature.

Tout le monde observa la corruption grandir, ensevelir les arbres, avaler les fruits, manger les plantes, noircir la terre. Finalement, l’oasis tout entier disparut. Il ne subsistait plus rien de la création des marabouts.

- Euh… sans vouloir être pessimiste, indiqua Nazir qui avait planté ses bâtons. La corruption avance toujours…

- Dans les trois autres oasis aussi, indiqua Faïza en contact télépathique avec les kwanzas sur place.

- La nature veut peut-être tous les détruire. Elle ne s’arrêtera qu’une fois qu’elle les aura tous anéantis ?

- Ils sont loin, compta Nazir. Sans vie à prendre, elle avance plus doucement. Cela lui prendra des générations avant de l’atteindre.

- Il suffit de la nourrir, proposa Bassma.

- Tu veux nourrir cette chose ? s’étrangla Faïza.

- Oui, pour lui permettre d’atteindre son but plus vite, de disparaître et me permettre de retourner chez moi. J’en ai marre de regarder une ombre grignoter des bâtons plantés dans le sol. Je m’ennuie et ma patrie me manque. Je veux rentrer chez moi. Plus vite elle aura ce qu’elle veut et plus vite elle s’en ira.

Les kwanzas décidèrent collectivement de nourrir le mal. Ils lui offrirent leur vie, sortant du cercle dès qu’ils perdaient trop, se connectaient à leur moi intérieur pour reprendre des forces avant d’y retourner.

Le mal sombre prit en puissance. Dès que Bintou ou Mamou grimpaient dessus, elle grandissait à vue d’œil.

- Il n’y a plus d’oasis, trembla Faïza. Le mal… il grandit toujours…

- On arrête de le nourrir, ordonna Bintou. Tuez cette chose. Tuez la. Anéantissez-la. Il faut l’arrêter, à tout prix. S’il atteint la limite du désert…

Bintou ne termina pas sa phrase et nul ne le fit à sa place. Chacun se mit au travail et les expériences saugrenues reprirent. Il fallait trouver une solution.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
blairelle
Posté le 09/09/2023
Voilà donc comment sont nées les Terres Noires. Visiblement, Bintou n'a toujours pas trouvé comment les anéantir, mais au moins, on sait qu'elles peuvent s'arrêter.
Hypothèse : si on utilise le shen pour créer la vie, il y a de l'anti-vie qui se crée en contrecoup et ça fait les Terres Noires.

Je suppose que pendant ce temps très long, Narhem est aux oubliettes ? Il faudra que je relise ce qui se passe pour lui après la révolte des esclaves-humains.
Nathalie
Posté le 09/09/2023
Hé oui. En fait, Bintou n'y est pour rien (ou pas, ça dépend du point de vue) mais disons qu'elle n'est pas directement responsable et elle essaye de lutter.

Petite aide pour la temporalité : Narhem ayant fait en sorte d'envoyer les femmes elfes noirs au sud où il savait se trouver les terres sombres, c'est donc qu'elles existaient avant son arrivée à L'Jor (et donc avant sa naissance). Narhem est né à Eoxit, au nord, sur la terre ayant chassé les elfes des bois de leur lieu de vie d'origine (puisque Narhem connait l'existence des elfes via des contes et des légendes). Donc, Narhem est né largement après l'apparition des terres sombres.
blairelle
Posté le 09/09/2023
Ah mais oui ! Alors les humains qui ont chassé Bintou du Foyer, c'est pas la révolte organisée par Narhem ? Dingue
Nathalie
Posté le 09/09/2023
Les humains qui ont chassé Bintou du foyer, tu sais quoi ? On y reviendra :)
blairelle
Posté le 09/09/2023
Attends... Les humains de la brigade de Narhem parlaient d'une révolte d'esclaves par le passé qui avait fini réprimée dans le sang. Je présume que c'est ça.
Vous lisez