Élika se réveilla en sursaut.
Elle s’était assoupie sur le canapé, emmitouflée dans un plaid dont elle ne se souvenait pas avoir eu besoin. Une main douce sur son bras la ramena à la réalité.
— J’ai reçu un appel de Théo, murmura Mira en se penchant vers elle. Vous devez vous rendre au bureau dès que possible.
Elle jetait un coup d’œil à Eren, encore profondément endormi à l’autre bout du divan.
Élika se redressa sur un coude, les idées embuées. Elle se frotta le visage pour retrouver un semblant de clarté.
— OK, je me charge de le réveiller, fit-elle en désignant son coéquipier du menton.
Son regard balaya le salon. Pas de Kael.
Elle fronça aussitôt les sourcils. Elle n’avait pas besoin d’être devin pour comprendre où il avait probablement passé la nuit. Et ça l’agaçait déjà.
La veille, après la tempête, Mira leur avait préparé un festin chaleureux, comme pour clore une journée trop éprouvante. Avant de redescendre dans le salon, Ayra avait pris quelques minutes, seule avec elle, pendant qu’elles se changeaient à l’étage.
Elle lui avait tout raconté : la créature, le vieux monsieur, la peur, la boue, le tête à tête avec le Varnak.
Élika, sur le moment, s’était tendue, prête à fulminer. Mais quand Ayra lui avait précisé que le collier de Mira l’avait protégée, sa colère était retombée.
Rassurée malgré elle, elle s’était contentée d’un hochement de tête. Ce soir-là, elle avait décidé de garder le silence… pour ne pas briser ce calme si fragile.
Ils avaient passé une soirée calme. Mira avait sorti un plateau de jeu, garni de cartes et de dés, et ils s’étaient laissé prendre à quelques parties.
Eren, mauvais perdant, avait arraché plus d’un rire à Élika avec ses réactions un peu trop théâtrales.
Mira avait ce don rare d’apaiser les tensions, simplement par sa présence. Son foyer dégageait une chaleur douce, un cocon rassurant, même alors que la tempête grondait au-dehors.
À force, Élika s’était assoupie dans le canapé, enveloppée par cette atmosphère feutrée. Eren avait dû la suivre peu après, vaincu à son tour par la fatigue.
Elle se redressa et s’approcha doucement de lui. Sa respiration était lente, régulière, presque rassurante. Elle posa une main sur son bras pour le réveiller.
Mais il se retourna simplement de l’autre côté, marmonnant quelque chose d’incompréhensible.
Elle sourit, amusée.
Elle s’abaissa pour mieux l’atteindre et lui tapota l’épaule.
— Hé, la marmotte, il faut se réveiller ! lança-t-elle d’une voix un peu plus forte.
Eren sursauta, se redressa brusquement sur ses bras.
— Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda-t-il, paniqué, encore à moitié endormi.
Élika éclata de rire en voyant sa tête : regard hagard, cheveux en bataille, totalement désorienté.
Il mit quelques secondes à retrouver ses esprits, puis leva les yeux vers elle.
— Théo a prévenu Mira. On doit se rendre au QG, et vite, annonça-t-elle, un sourire encore accroché aux lèvres.
Il se frotta le visage et, d’une voix encore rauque de sommeil, répondit :
— D’accord… Laisse-moi quelques minutes.
L’odeur du café provenant de la cuisine lui tira un sourire.
— Je pense que Mira a pensé à toi. Je te laisse émerger, je vais me préparer.
En se retournant, elle remarqua les vêtements d’Eren, soigneusement pliés sur la table. Une douce odeur de lessive fraîche flottait dans l’air.
— Ah, tes vêtements ont été lavés. Mira pense vraiment à tout !
Elle s’éloigna, montant tranquillement à l’étage.
Arrivée devant la porte de la chambre d’Ayra, elle fronça les sourcils. Elle frappa doucement, puis entrouvrit la porte.
— Debout là-dedans, les cours vont bientôt commencer.
Ayra se redressa dans son lit. Elle était seule. Kael n’avait donc pas passé la nuit ici. Elle soupira, soulagée.
— M’oui… Je me lève, répondit-elle, la voix encore pâteuse.
Trente minutes plus tard, ils étaient déjà en route vers le bureau des Gardiens de la paix. Une douche rapide et un café leur avaient suffi pour décoller.
Mira avait pris soin de leur préparer deux gobelets isothermes de café pour le trajet.
— Ta tante est géniale, on te l’a déjà dit ? lança Eren, inspirant avec plaisir les arômes puissants qui s’échappaient de leur tasse. Il avait retrouvé son apparence soignée et semblait parfaitement réveillé.
— Pas besoin de me le dire, je le sais, répondit Élika avec un sourire.
Le regard d’Eren se fixa à l’horizon. Une ombre passa dans ses yeux.
— Je me demande ce qu’il s’est encore passé pour que Théo nous demande de venir aussi vite ce matin.
Élika repensa à la famille qui avait perdu Victor. Certainement enlevé, voire tué par le Varnak. Une pointe de tristesse serra sa poitrine, et elle y porta instinctivement la main.
— Oui… J’espère que ce n’est pas trop grave.
Il faisait froid ce matin-là. Très froid. Mais le ciel était clair, et la tempête de la veille avait laissé place à un soleil pâle.
Le sol, encore humide de la pluie tombée durant la soirée, brillait sous les premiers rayons du jour.
Ils arrivèrent au bureau. Théo les attendait derrière la porte vitrée. Il sursauta en les apercevant, puis leur ouvrit en hâte, le visage fermé.
— Vous voilà enfin ! Vous avez mis un temps fou ! lança-t-il d’une voix tendue.
Élika et Eren échangèrent un regard, interloqués.
— Il y a eu un mort ! Le vieux Arthur ! On l’a retrouvé à la lisière de la forêt… complètement lacéré !
Élika eut un mouvement de recul, choquée.
— Il est né ici, tout le monde le connaissait ! Le quartier est sous le choc. Il faut que vous y alliez immédiatement !
— Bien, Théo, calmez-vous. Venez vous asseoir, dit Élika en l’attirant vers le fauteuil le plus proche.
Leur patron respirait vite, presque en hyperventilation. Il était à la limite de la crise de nerfs — ce n’était vraiment pas bon signe.
— Je n’ai pas le temps de me calmer ! s’écria-t-il en levant les bras, hors de lui.
Mais sa respiration se bloqua un instant, et il se laissa finalement tomber dans le fauteuil, soufflant bruyamment.
Eren s’était déjà dirigé vers l’évier pour lui servir un verre d’eau fraîche.
Élika s’accroupit à sa hauteur.
— Respirez lentement, Théo. Vous êtes en pleine crise de panique. Nous allons partir immédiatement sur le lieu du crime, mais avant, vous devez reprendre votre souffle.
Il leva la main sans un mot, désignant l’armoire derrière elle, puis agita les doigts avec insistance.
Élika se redressa, se dirigea vers le meuble, l’ouvrit… et tomba sur une arme à feu.
— Prenez-la… par précaution… murmura-t-il avec difficulté, avant de boire une gorgée.
Élika jeta un œil à Eren. Il hocha la tête, lui faisant signe de la prendre.
Elle soupira, prit les cartouches et glissa l’arme dans sa sacoche de cuir, avec un geste sec.
Après s’être assurés que Théo allait un peu mieux, ils quittèrent le bureau en hâte, suivant les indications qu’il leur avait données.
— Je n’aime pas avoir cette chose dans mon sac, grogna Élika entre ses dents, les mâchoires crispées.
— Ça le rassure, répondit Eren en refermant la porte derrière eux. Et franchement… mieux vaut ne pas le contredire pour l’instant.
Ayra descendait les escaliers, prête à partir pour Clairval. Elle se rendit dans la cuisine et salua Élenor, qui déjeunait seule.
Puis elle passa au salon. Vide. Elle revint dans la cuisine, un pli contrarié au front.
— Il fait calme. Y a personne encore... marmonna-t-elle, visiblement agacée. Où était passé Kael ?
— Oui, répondit Élenor sans lever les yeux. J’aime ça, moi. La maison encore vide de présence, ça m’inspire.
Comme à son habitude, elle dessinait dans son carnet tout en grignotant son petit déjeuner.
Mira entra alors dans la cuisine, les bras chargés de pots d’herbes fraîchement repiquées. Ayra lança un dernier regard vers le salon, au cas où elle aurait manqué une présence dissimulée.
— Il n’est pas là. Il est parti de bon matin, dit sa tante en replaçant ses plantes à leur place.
— Oh... je ne cherchais pas après, répondit Ayra un peu trop vite.
— Alors, comment sais-tu de qui je parle ? lança Mira, un sourire en coin.
Ayra s’offusqua légèrement. Était-elle si facile à lire ? Elle s’installa à table, de mauvaise humeur, attrapa une pomme et y planta les dents sans un mot.
La veille au soir, il l’avait fait marcher. Se collant à elle, jouant soi-disant avec les nerfs d’Élika, lançant des sous-entendus à demi-mots… puis il était reparti, encore une fois, comme un voleur.
Ayra mordit nerveusement dans sa pomme. Le fruit, croquant et dur, soulageait les tensions qu’elle sentait jusque dans sa mâchoire.
Dahlia entra dans la cuisine, sa bonne humeur revenue. Elle avait retrouvé l’éclat joyeux qui l’avait quittée un instant la veille.
— Bonjour tout le monde ! lança-t-elle gaiement.
Elle attrapa quelques morceaux de fruits et les tendit à Georges, qui se baladait sur son bras. Le petit lézard s’arrêta net dès qu’il sentit l’odeur sucrée approcher.
Ayra esquissa un sourire. Malgré tout, Dahlia et son compagnon avaient le don d’apaiser un peu les choses.
— Prête ? demanda Dahlia.
Ayra hocha la tête, attrapa son sac de cours et le passa sur son épaule.
— Oui, allons-y ! À tout à l’heure, Élénor ! lança-t-elle en saluant son amie d’un geste.
On frappa à la porte. Ayra alla ouvrir.
Kael se tenait là. Son regard doré semblait briller davantage sous les pâles rayons du matin. Fidèle à lui-même, il affichait cette allure un peu rebelle. Il avait attaché le haut de ses cheveux en une queue haute, laissant retomber les mèches plus longues sur sa nuque, encadrant son visage avec une précision agaçante.
Les mains enfoncées dans les poches de son pantalon noir, il portait sa veste en cuir, sèche mais encore marquée par la pluie de la veille.
— Tiens donc, qui voilà… fit Ayra en relevant le menton. Elle passa devant lui, sans le regarder.
— Quoi, tu pensais que j’allais rester à ton chevet toute la nuit ? Fallait le dire clairement, hein ! lança-t-il, l’ironie perlant dans sa voix.
Ayra se retourna vivement.
— Certainement pas ! Et je ne t’ai pas demandé de venir me chercher non plus !
— J’ai dû rater un épisode, déclara Dahlia en se tapant les hanches avec un soupir théâtral.
— L’épisode, c’est qu’Ayra n’aime pas quand je la quitte… mais qu’elle refuse de l’admettre, répondit Kael avec son ton toujours aussi provocateur.
Ayra leva les yeux au ciel sans répondre, préférant poursuivre son chemin.
Il y avait un fond de vérité là-dedans. Elle s’en était fait une raison.
Mais qu’il joue avec ça… c’était une toute autre histoire. Elle avait du mal à l’accepter.
Il l’attrapa par la bandoulière de son sac, la forçant à s’arrêter net.
— Tu vas nous mettre en retard ! le sermonna-t-elle, le regard noir.
— Avoue-le, alors ! lança-t-il avec insistance.
— Je n’avouerai rien, surtout pas quelque chose qui ne se passe que dans ta tête !
Elle vit Dahlia rire doucement sur le seuil. Ayra soupira, leva les yeux au ciel.
— C’est ridicule, lâcha-t-elle en reprenant sa marche, presque amusée malgré elle.
— Si tu le dis, finit-il par dire, sans rien ajouter de plus. Mais elle surprit ce regard… presque triomphant.
Et, comme pour appuyer sa petite victoire, il passa un bras autour de ses épaules.
La proximité lui arracha un frisson immédiat. Comme toujours.
— Voilà, comme ça tu ne pourras plus dire que tu ne me vois pas, lança-t-il avec un sourire en coin.
Ayra fit semblant que cela lui était égal et ne réagit pas. Elle continua d’avancer, le dos droit, tentant d’ignorer son étreinte.
Ils passèrent près du château. Un attroupement inhabituel s’était formé devant la lisière.
Ayra perçut quelques mots volés parmi la foule : mort, Arthur, animal sauvage…
Un frisson glacé la parcourut.
Puis elle reconnut la voix d’Élika, autoritaire, qui ordonnait à la foule d’évacuer les lieux.
Ils s’arrêtèrent, tous les trois, figés. Tous avaient reconnu cette voix.
Quelques murmures d’opposition montèrent parmi les habitants, mais cette fois, ce fut Eren qui, d’une voix forte, exigea que tout le monde quitte les lieux.
L’effet fut plus immédiat. Plusieurs personnes s’écartèrent, bougonnant.
Eren, en se retournant, les aperçut. Il sembla surpris. Il dit quelque chose à Élika, toujours accroupie près d’un sac plastique, qui releva brièvement la tête dans leur direction.
Eren franchit les derniers mètres pour les rejoindre, écartant deux personnes sur son passage.
— Ne restez pas là. Ce n’est pas beau à voir.
Ayra pencha la tête, tentant d’apercevoir ce qu’Élika faisait. Son regard se fixa soudain sur un objet reconnaissable : un béret.
Son cœur se serra.
— Mais… souffla-t-elle, s’avançant en se dégageant du bras de Kael. — Ce chapeau… C’est celui de l’homme qu’on a croisé hier soir…
Elle mit quelques secondes à comprendre ce que signifiait ce sac noir. La réalité s’imposa.
Elle serra les poings et se retourna vers Eren.
— Il est mort, c’est ça ?
Eren jeta un bref regard vers Kael, puis hocha la tête.
— Oui. Probablement cette nuit.
Ayra resta silencieuse un instant, les yeux dans le vide.
— Je croyais qu’il serait en sécurité à Clairmont… murmura-t-elle, presque pour elle-même.
Elle croisa le regard de Dahlia, figée, la mine défaite.
— Élika et moi nous en chargeons, déclara Eren avec fermeté. Allez en cours.
Il fit un signe de tête à Kael, qui posa une main sur l’épaule d’Ayra pour l’inciter à partir.
Elle leva les yeux vers lui. Il avait retrouvé son sérieux. Aucun mot ne fut échangé, mais le message passa.
Élika pestait intérieurement.
Ayra croyait sincèrement avoir sauvé ce vieil homme hier soir. Elle venait d’être témoin de sa mort. Elle s’en voudrait, c’était certain.
La veille encore, elle lui avait raconté la scène, presque fière : comment elle avait couru au-devant du vieil homme, comment elle l’avait placé à ses côtés, persuadée de l’avoir mis en sécurité.
C’était la première fois qu’elle ressentait cet élan profond, cette force nouvelle qui lui donnait envie de protéger quelqu’un. Et voilà que tout s’écroulait.
Sa toute première victoire s’était transformée en échec cuisant.
Élika savait ce que ça signifiait : ce revers allait ébranler la confiance d’Ayra. Freiner son élan. Peut-être même la faire douter d’elle-même à nouveau.
Elle avait pourtant prévu de profiter de cet état de forme — cela faisait trois jours qu’Ayra allait mieux — pour la pousser à reprendre l’entraînement. Leur père finirait par revenir aux nouvelles, et elle savait qu’il s’attendrait à des résultats.
Mais ce ne serait pas pour aujourd’hui.
Aujourd’hui, il y avait un mort. Un autre adolescent disparu. Et le Varnak, toujours en liberté.
Élika serra les dents. Il devenait urgent de le neutraliser.
Sinon, elle ne donnait pas cher du sort de Clairmont dans les jours à venir.
— Les pompes funèbres vont arriver pour retirer le corps, lui indiqua Eren, la voix basse.
Élika hocha simplement la tête, puis se releva d’un bond souple.
— Il y a des traces… là.
Elle montra un tronc éraflé derrière le fossé.
— Et encore ici.
Son doigt désignait un arbre plus loin, profondément marqué.
Elle se frotta les mains, comme pour évacuer le froid et la poussière.
— Tout indique que la créature rôde encore dans les bois. Mais ça… on le savait déjà.
Elle se tourna vers Eren, les yeux brillants d’une détermination féroce.
— Il va falloir qu’on y retourne.
Eren sursauta légèrement. Son regard s’attarda sur la lisière, puis il secoua la tête, la mâchoire tendue.
— C’est trop dangereux, Élika…
— Je le sais bien ! s’emporta-t-elle.
Elle fit un pas en arrière, le souffle court.
— Mais alors quoi ? On reste là, les bras croisés, à attendre qu’il fasse une autre victime ?!
Ses bras retombèrent le long de son corps dans un geste d’impuissance mêlée de rage.
Eren resta silencieux. Il cherchait une réponse. C’était évident.
— Je pourrais y aller seul, finit-il par dire après un silence tendu.
Élika écarquilla les yeux, stupéfaite.
— Alors là, tu rêves. Répondit-elle en croisant les bras.
Eren souffla bruyamment et se pinça l’arête du nez, visiblement à bout.
— Tu réalises quand même que tu risques ta vie si on tombe sur lui ?
— Bien sûr que je le réalise. Et malgré ça, je ne changerai pas d’avis.
Son ton était calme, mais tranchant. Elle voyait bien qu’il ne comprenait pas. Qu’il la croyait encore vulnérable. Simple humaine. Faible.
Mais il ne savait rien. Rien de ce qu’elle était capable de faire.
Et s’il refusait toujours de l’écouter, elle s’y rendrait seule.
Deux hommes vinrent chercher le corps d’Arthur. Élika les regarda s’éloigner, le silence pesant comme une chape de plomb.
Si le Varnak avait été intercepté plus tôt, rien de tout cela ne serait arrivé.
Un détail attira alors son attention.
Là, dans la terre humide piétinée par les bottes des porteurs, un symbole à demi effacé : une spirale barrée d’une ligne droite. Le symbole du destin.
Ses sourcils se froncèrent. Quelqu’un, ou quelque chose, avait voulu que ce signe soit vu.
Assez. Il était temps d’agir.
Sans un mot, elle se retourna et se dirigea vers l’orée de la forêt.
Eren, inquiet, posa une main sur son épaule pour la retenir.
Elle se retourna d’un mouvement sec. Son regard était sans appel.
Il la relâcha aussitôt, vaincu, silencieux.
Sans attendre, Élika enjamba un tronc abattu, et s’enfonça dans la pénombre des bois.
Eren la suivit.
Les feuilles mortes et les branches craquèrent sous leurs pas.
Élika sentit la fraîcheur mordiller ses joues, s’insinuer dans son cou.
Derrière elle, le souffle régulier d’Eren trahissait sa tension contenue.
Ils avancèrent ainsi, longuement, sans un mot.
Seuls les bruissements d’ailes et les chants lointains des oiseaux venaient troubler le silence des bois.
Élika sentit quelque chose en elle. Un frisson d’alerte, une impression sourde. Son instinct lui soufflait que quelque chose se préparait.
Elle jeta un regard à Eren. Il fronçait les sourcils, toujours contrarié, les sens en alerte.
Ils débouchèrent sur une vaste clairière.
Un cercle presque parfait, formé naturellement par les troncs d’arbres. L’endroit semblait figé, hors du temps.
Soudain, un bruit de saut, suivi d’un trot précipité.
Élika se retourna brusquement.
Ce n’était qu’une biche, fuyant à leur arrivée. Elle souffla lentement, relâchant un peu la tension.
Eren avait posé sa main sur son épaule, réflexe né du même sursaut.
— Il n’y a rien ici, finit-il par dire. On ferait mieux de retourner voir Théo.
Élika balaya une dernière fois la clairière du regard.
Puis hocha la tête, résignée.
Ils firent demi-tour, rebroussant chemin à pas lents.
Finalement, ce n’était pas plus mal. Elle ne pouvait pas se permettre de croiser le Varnak en présence d’Eren.
Comment aurait-elle pu lui expliquer ?
Elle ne pourrait pas se battre librement, ni dévoiler sa véritable nature.
Il ne comprendrait pas. Il fuirait — ou pire, il la verrait comme une menace.
C’était mieux ainsi.
Mais une chose était certaine : elle reviendrait.
Elle ne pouvait plus perdre de temps. Trop de dégâts avaient déjà été causés.
Tout à coup, Élika se figea. Un grognement rauque, profond, venait de résonner entre les arbres.
Elle tourna lentement la tête, les sens en alerte.
Le Varnak était là. Planté au milieu de la clairière, massif et menaçant. Il les fixait de ses yeux de reptile, deux fentes rouges étroites qui luisaient d’une férocité pure.
Ses quatre pattes étaient solidement ancrées au sol, muscles tendus, pelage hérissé. Il était prêt à bondir.
Un grondement monta de sa gorge, et il dévoila une rangée de dents acérées, deux longs crochets proéminents à l’avant. Un filet de bave mêlé de sang glissa lentement le long de sa gueule.
— Eren, ne bouge pas, souffla Élika d’une voix basse mais ferme.
Ils pivotèrent lentement tous les deux pour lui faire face.
Les rayons pâles du soleil, filtrant entre les feuillages, vinrent frapper ses écailles vertes, les faisant briller comme une armure vivante autour de sa tête monstrueuse.
Élika sentit l’électricité affluer sous sa peau, affûtant ses nerfs, vibrant jusque dans ses paumes. Elle brûlait d’agir, mais pas ici. Pas maintenant.
Elle inspira profondément, cherchant à maîtriser cette montée.
Eren, en alerte, lui agrippa fermement le bras. Elle sentit ses doigts se refermer avec force, un geste de protection, ou d’instinct.
Face à eux, le Varnak fouetta violemment le sol de sa queue épaisse. Une, deux, trois fois. Le bruit sec résonna dans la clairière.
Il grogna à nouveau. Immobile.
Il les jaugeait.
Élika comprit. D’un seul coup, tout fit sens.
Les paroles de Mira résonnèrent dans son esprit :
« Tu es une enfant d’Abyrel. Le Varnak… il te reconnaîtra. Il te craindra. »
Il ne bougeait pas. Pas parce qu’il hésitait. Mais parce qu’il savait.
La créature sortit sa longue langue fourchue, goûtant l’air. Les deux fentes de ses narines frémirent.
Il savait.
Puis, dans un cri perçant qui fit vibrer l’air autour d’eux, il hurla.
Eren resserra son étreinte, comme s’il avait craint l’assaut.
Mais il n’y en eut pas.
Le Varnak bondit… en arrière. Et, dans un éclair d’écailles et de muscles, il disparut entre les troncs.
Aussi vite qu’il était apparu.
Eren n’attendit pas une seconde de plus. Il attrapa Élika par le poignet et l’entraîna hors de la clairière à vive allure.
Ils couraient, esquivant racines et buissons, les branches basses fouettant leur visage et leurs bras. Le souffle court, les yeux en alerte, ils fonçaient à travers les bois sans un mot.
Ils atteignirent enfin le chemin de départ. Là, Eren la lâcha et se pencha, mains posées sur les genoux, reprenant sa respiration avec effort.
Élika, droite, fixait encore les ombres de la forêt. Le Varnak hantait ses pensées. Son regard, ses crocs, ce cri rauque… Elle l’avait vu. En vrai. Enfin.
Un frisson la parcourut . Mais ce n’était pas de la peur. C’était une étrange excitation, la sensation d’avoir franchi un cap. Elle approchait du but.
— Je t’avais dit que ce n’était pas une bonne idée, grogna Eren entre deux souffles.
Elle resta silencieuse. Elle, au contraire, trouvait que c’était une avancée.
Ils savaient désormais ce qu’ils affrontaient.
Eren avait toujours les mains appuyées sur ses genoux et peinait à reprendre son souffle. Visiblement, cette rencontre l’avait plus secoué qu’il ne voulait le montrer.
— Tu n’as pas bougé, remarqua-t-il après un moment.
— C’est un animal dominant, aussi étrange soit-il. Il attend qu’on tourne le dos pour attaquer.
Elle ne savait pas vraiment d’où lui était venue cette explication. Peut-être d’un vieux livre sur les loups. Mais ça sonnait juste… Et surtout, ça évitait les questions.
— Tu as bien réagi, admit-il, le souffle encore court. Moi, j’étais à deux doigts de détaler comme un gamin.
Un sourire en coin étira ses lèvres, teinté d’un mélange de gêne et d’humour.
— C’est ça, oui, répondit-elle en haussant légèrement les sourcils. Tu as surtout compris assez vite qu’il ne fallait pas bouger.
— Par pur instinct de survie, je te rassure.
Il se redressa lentement et planta son regard dans le sien.
— Mais toi… tu ne semblais pas avoir peur. Tu étais… calme.
Elle détourna les yeux, se contentant d’un bref soupir.
— Je déteste perdre le contrôle.
Eren hocha lentement la tête, comme s’il comprenait. Il ne posa pas d’autre question. Pas pour l’instant.
Élika leva les yeux vers lui.
— Tu sais… on ne peut pas le laisser dans la nature. Il faut vraiment qu’on fasse quelque chose.
Eren resta silencieux. Son regard se perdit un instant à l’horizon, figé quelque part entre le souvenir de la rencontre et les conséquences à venir. Elle le vit serrer la mâchoire, presque imperceptiblement.
— Je sais, répondit-il finalement, d’une voix plus grave que d’habitude.