Eren était installé dans la salle à manger. Il profitait du calme : Kael n’était pas encore rentré des cours.
Il tapotait nerveusement du bout des doigts sur la table. Son regard glissa instinctivement vers la cafetière, mais il se ravisa. Il avait déjà bien trop bu de café aujourd’hui. Son agitation ne venait pas que de la caféine — cette journée l’avait profondément secoué.
Il connaissait les varnaks. À Abyrel, ces créatures ne lui avaient jamais accordé la moindre docilité. Peut-être était-ce lié à ses origines angéliques. Il avait toujours dû se battre pour se faire respecter. Kael finissait souvent par s’en mêler, pour éviter que la situation dégénère.
Mais aujourd’hui, tomber nez à nez avec l’un d’eux ne l’avait pas laissé indemne. La présence d’Élika y avait fortement joué. Il avait eu peur pour elle. Et pourtant… c’était elle qui avait fait preuve d’un sang-froid presque déconcertant. Cela l’avait marqué. Il aurait pu tenter quelque chose, oui, mais il avait reculé. Pas par faiblesse. Par choix. Il ne voulait pas mettre en péril la complicité, sincère et précieuse, qui s’était tissée entre eux. Et puis, par chance ou miracle, le Varnak avait reculé. Devant lui.
Ce soir, il le savait, Kael et lui devraient le retrouver. Et l’abattre. Il n’y aurait pas d’autre option.
Mais cette traque les avait complètement déviés de leur mission initiale : retrouver l’envoyée des anges. Sa sœur.
Il soupira.
Il se surprenait lui-même à l’avoir laissée de côté. Lui qui, pendant des années, n’avait vécu que pour cela. Il devait l’avouer : Kael n’avait pas tort. Une fois qu’il la trouverait, que ferait-il ? La supplier de renouer les liens ? Et si elle le tuait ? S’ils étaient devenus ennemis ? Cette idée lui serra la poitrine.
Et si, surtout, la mission touchait à sa fin… ils devraient rentrer à Abyrel. Quitter Clairmont. Quitter tout ce qu’ils avaient construit ici. Et ça… il ne s’en sentait pas capable.
Il aimait Clairmont. Il aimait cette ambiance étrange, parfois paisible, parfois instable. Il aimait travailler avec les Gardiens de la paix, les enquêtes, les mystères. Il aimait faire équipe avec Élika. Et même Ayra, qu’il appréciait sincèrement.
Il n’était pas prêt à tout abandonner. Pas maintenant.
Pas même pour des retrouvailles avec une sœur qui, au fond, pourrait bien l’avoir oublié. Ou… choisir de le combattre.
Il souffla.
Il n’était pas tranquille, tiraillé par ses pensées.
Il se leva, traversa lentement la pièce et alla se poster devant la fenêtre, celle qui donnait sur les toits brumeux de Clairmont. Tout paraissait paisible. Calme. Trop calme. Pourtant, il le savait : le Varnak rôdait. Il traquait, quelque part dans ces mêmes rues.
Un grincement lointain, le bois d’une marche qui craque.
Le bruit de pas dans l’escalier le ramena aussitôt au présent.
Kael.
Il se retourna, prêt à l’accueillir. L’air grave.
Kael remarqua directement son air.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu vas encore me sortir ? C’est à cause du mort ?
— On est tombés sur le Varnak, avec Élika, répondit Eren d’un ton calme.
Kael serra aussitôt les mâchoires. Depuis l’attaque contre Ayra, ce monstre déclenchait en lui une haine sourde. Ironique, pour quelqu’un qui avait grandi parmi eux.
— Et alors ? lança-t-il sèchement.
— Eh bien, tu t’en doutes… je n’ai pas pu faire grand-chose avec Élika à mes côtés.
Kael ne répondit pas, mais Eren savait qu’il comprenait parfaitement.
— Il faut qu’on s’en charge nous-mêmes.
— Tu sais où le chercher ? J’ai déjà fouillé tout Clairmont. Ce truc peut surgir ici comme disparaître dans Abyrel…
— Il faut quand même essayer. Il se montre de plus en plus. Et maintenant… il tue.
Kael tourna le regard vers la fenêtre, songeur.
— Il se prépare à l’hiver…
— Pardon ? fit Eren, intrigué.
— Je l’ai lu, quand j’étais gamin. À l’époque où les frontières étaient encore ouvertes… Les Varnaks, en période de froid, préparent des réserves. De la viande.
Il marqua une pause, puis ajouta :
— À Abyrel, il fait toujours chaud et sec. Mais ici, le climat change. Clairmont a des saisons… et l’hiver approche.
— Et qui te dit qu’il reste ici et pas à Abyrel ?
Kael resta un moment silencieux. Il appuya ses deux mains sur la table, puis souffla lentement.
— Alors pourquoi aurait-il intensifié sa chasse ? Il a sûrement une tanière quelque part… Il ne ferait pas tout ça pour rien.
— Peut-être qu’il ne peut plus rentrer à Abyrel comme il veut, ajouta Eren.
— Exactement. C’est ce que j’ai compris de ce que notre père m’a dit… Ce n’est pas lui qui active le portail, mais autre chose.
Ils restèrent silencieux quelques instants.
Kael finit par s’installer avec nonchalance dans le canapé d’angle en cuir. Une jambe relevée sur le dossier, il attrapa un livre qui traînait sur la table basse.
— Dis… fit Eren après un moment.
— Quoi encore ? Tu ne sais pas réfléchir par toi-même ? lança Kael avec son éternel sourire en coin.
— Rien à voir avec le Varnak, vieux malin ! rétorqua Eren.
— Quoi alors ? répondit Kael en rabattant le livre contre son torse.
— Tu es prêt à quitter Clairmont ?
Kael ne répondit pas tout de suite. Eren se doutait de sa réponse, mais il voulait l’entendre. Histoire de ne pas se sentir seul.
— Non, finit-il par lâcher.
— Moi non plus, répondit simplement Eren.
— Mais il faudra bien un jour… il ne nous laissera pas…. Ajouta kael. – je me demande même jusqu’à quand il tiendra….
Élika s’était installée après le repas à la grande table de la cuisine.
Elle avait emporté les dessins de Victor et les avait étalés soigneusement, du premier au dernier, l’un à la suite de l’autre.
Debout, les paumes appuyées sur le bois, elle observait l’ensemble en silence, le regard concentré.
— J’ai vraiment l’impression qu’il essaie de montrer quelque chose… murmura-t-elle pour elle-même.
Elle se retourna en entendant des pas derrière elle.
Elenor venait d’entrer. Elle avait cette habitude de venir ici tôt le matin ou tard le soir, pour profiter du calme apaisant de la pièce.
— Oh, des dessins, fit-elle en s’approchant, intriguée.
Elle inclina la tête, ses sourcils se froncèrent légèrement.
— Je ne sais pas qui a fait ça, mais c’est très représentatif… Je reconnais bien le Varnak.
— Oui, moi aussi, répondit Élika en hochant la tête.
— Ce sont les dessins du garçon disparu…
Elenor se pencha un peu plus, examinant chaque feuille avec soin.
— Hum… il y a quelque chose dans le trait… C’est pas juste un monstre. Il essaie de montrer un lieu, ou un chemin, peut-être ?
— Oui, j’y ai pensé… Et ce tas de bois, il existe vraiment, dans la propriété.
— Je peux toucher ? demanda Elenor.
— Oui, vas-y. Si ça peut m’aider…
Elenor tendit la main, d’abord hésitante. Du bout de l’index, elle effleura les feuilles, glissant lentement d’un dessin à l’autre, comme si elle cherchait quelque chose à l’aveugle. Elle fronça les sourcils, se concentra.
Élika crut voir ses cheveux châtain, qui lui tombaient en vagues jusqu’au bas du dos, frémir légèrement, comme portés par un souffle invisible.
À ce moment-là, Ayra entra dans la pièce et ouvrit la bouche pour parler.
D’un geste vif, Élika lui fit signe de se taire.
Ayra s’arrêta net, surprise. Elle passa une main dans ses cheveux, confuse, puis s’approcha à pas feutrés, sans ajouter un mot.
Elenor leva la tête en fermant les yeux. Elle souffla légèrement, à plusieurs reprises, comme pour se concentrer.
Ses paupières closes tressaillaient par petites secousses.
Sa main s’était immobilisée sur l’un des dessins. Celui de la clairière, avec le grand rocher.
— Tout droit… gauche, gauche… droite… gauche, murmura-t-elle à peine, dans un souffle.
Elle resta ainsi quelques secondes encore, suspendue dans cette sorte de transe.
Une goutte de sueur glissa le long de sa tempe.
Puis elle abaissa lentement le visage, ouvrit les yeux, et inspira profondément. Une fois, deux fois. Longuement.
Élika n’osait plus bouger. Elle craignait de briser quelque chose… comme un fil invisible, tendu entre Elenor et ce qu’elle avait perçu.
— Je sais où tu peux trouver le Varnak, lâcha-t-elle tout à coup.
— Comment ça ? demanda Ayra, les sourcils froncés.
— Victor… il avait trouvé le chemin jusqu’à sa tanière.
— Tu sais qu’il s’appelle Victor ? releva Élika, surprise. — Et… depuis quand tu sais faire ça ?
Elenor tira une chaise et s’y laissa tomber.
— Depuis qu’on est arrivés. Ça a commencé avec le signe du destin…
Elle marqua une pause.
— Mira m’a fait comprendre que j’avais un don de clairvoyance… à travers le dessin. Elle m’aide à le développer depuis quelques semaines.
— Et tu nous dis ça seulement maintenant ? fit Ayra, faussement vexée, en lui tapant le bras. — C’est génial !
— Je n’irais pas jusque-là, répondit Elenor avec un sourire timide. Parfois ça surgit sans prévenir… mais j’apprends à le maîtriser, petit à petit.
Elle baissa un peu la voix.
— Je n’en ai pas parlé tout de suite. Je ne savais pas vraiment où ça allait me mener.
— Et là… tu dis que tu as vu un chemin ? demanda Élika, plus concentrée que jamais.
— Oui. Tu dois retourner au tas de bois. De là, le petit indique le chemin à l’aide de flèches, gravées sur les arbres. Tu arriveras au rocher… sa tanière est juste au pied, expliqua Elenor.
— Épatant… souffla Élika, subjuguée.
Elle jeta un regard à la grande horloge claire.
— J’irai ce soir.
Ayra sursauta.
— Tu vas vraiment te frotter au Varnak ? demanda-t-elle, les bras croisés dans un geste protecteur.
— Ayra, ce n’est pas ma première mission. Et il faut en finir.
Sa voix était ferme, directe. C’était tout elle, quand elle se préparait à partir.
Ayra baissa les yeux, inquiète.
— Fais attention à toi… J’espère que Mira avait raison… sur ton pouvoir naturel contre le Varnak.
— J’ai eu l’occasion de le tester ce matin. Et je peux te confirmer qu’elle ne s’est pas trompée.
Elle ponctua sa phrase d’un sourire confiant.
Un grondement lointain retentit, sourd et bref. Comme l’écho d’un accord invisible, entre deux forces anciennes.
— Tu ne veux pas emmener quelqu’un ? Lucas, Riven ? proposa Ayra.
— Il ne me faut personne, répondit Élika en secouant la tête.
— Elenor a déjà fait sa part.
Elenor esquissa un sourire timide.
— J’ai… quelque chose à ajouter, dit-elle en baissant un peu la voix.
— J’ai perçu des battements. Humains. Faibles, mais présents.
Élika écarquilla les yeux.
— Tu veux dire que Victor… serait encore vivant ?
Sa voix avait monté d’un ton, trop enthousiaste, presque incrédule.
— Victor… ou quelqu’un d’autre, répondit doucement Elenor.
Le silence tomba, dense. Même Ayra ne trouva rien à dire sur l’instant. La perspective changeait tout. Ce n’était plus seulement une mission de traque. C’était peut-être une mission de sauvetage.
Élika se redressa, droite comme une lame.
— Je pars ce soir, quoi qu’il en soit. Et je reviendrai avec une réponse. Qu’elle soit bonne… ou non.
Ayra croisa les bras, ses traits tirés par la tension.
— Je sais que je ne pourrai pas t’en empêcher… Fais juste très attention à toi, dit-elle doucement.
Élika hocha la tête.
Elle se tourna vers Élenor et posa une main sur son épaule.
— Merci pour ton aide. Ta venue ici t’a été bénéfique, et pas qu’un peu. Je suis fière de tes progrès.
Élenor rougit et passa une longue mèche derrière son oreille. Élika ne complimentait presque jamais. Pas ouvertement. Et sûrement pas les protecteurs, qui la considéraient comme leur chef. Alors son étonnement était compréhensible.
— Ce n’était pas grand-chose… balbutia-t-elle.
— Oh que si. Crois-moi.
Elle lui adressa un bref sourire, puis se dirigea vers la porte de la cuisine. Elle s’arrêta à la voix d’Ayra.
— Laisse-moi t’accompagner jusqu’à ton départ… s’il te plaît, demanda cette dernière en joignant les mains, presque suppliante.
— Je ne sais pas… Tu sais que je n’aime pas me préparer devant les autres…
— S’il te plaît, répéta Ayra, le regard accroché au sien.
— Bien… si tu insistes ! Mais je veux le calme absolu.
— Merci ! Je me ferai toute petite, promit Ayra, un sourire plein de reconnaissance sur les lèvres.
Élika hocha simplement la tête, sans répondre. Elle tourna les talons, l’esprit déjà ailleurs, et sentit les pas d’Ayra dans son dos, plus légers, presque hésitants. Ensemble, elles montèrent les escaliers, traversant le couloir plongé dans la pénombre du soir. Chaque pas rapprochait Élika de l’instant crucial.
Elle ne parlait pas. Elle ne le voulait pas. Dans sa tête, tout s’ordonnait méthodiquement : les gestes à faire, les armes à prendre, l’itinéraire à suivre, et cette voix intérieure qui répétait en boucle que cette fois, c’était différent. Ce n’était plus juste une traque. Il y avait une vie humaine en jeu.
La poignée de sa chambre céda sous sa main. Elle entra, suivie d’Ayra, mais ne lui adressa pas un mot. Ce n’était pas de la froideur, c’était de la concentration. Son antre, simple mais ordonnée, lui donna un semblant de calme. Les murs épais isolaient du reste du monde. Ici, elle pouvait se recentrer.
Elle se dirigea vers la penderie et tira la malle qu’elle avait soigneusement glissée à leur arrivée. Le cliquetis métallique du verrou résonna dans le silence.
« Mon armure… Elle m’avait manqué. »
La pensée s’imposa, lourde de souvenirs, de force, de blessures aussi. En plongeant les mains dans le tissu noir et les sangles de cuir, Élika sentit son esprit se recentrer. Plus rien d’autre ne comptait désormais.
Derrière elle, Ayra restait silencieuse, comme promise à cette immobilité discrète qu’elle avait réclamée. Un peu de présence sans intrusion. Une promesse fragile d’être là, sans gêner.
Élika ferma la malle d’un geste décidé.
Ce soir, elle partirait.
Ce soir, tout allait se jouer.