Chapitre 34 : Le dernier bastion
Abzal
D’une ruelle en contre-haut de l’esplanade du marché, Abzal contemplait l’échafaud. Le spectacle des corps pendus et des réactions de la foule lui soulevait le cœur. Pourtant, de loin en loin, des cris enthousiastes dominaient le brouhaha :
– Vive le régent !
– Mort aux bouchevreux !
Bréol avait raison, cette boucherie allait redorer son blason... Il en frissonnait encore en revenant vers le château.
Il devait se ressaisir : le grand prévôt l’attendait pour une entrevue. Il fallait oublier cette sensiblerie. De quoi se plaignait-il après tout ? Il haïssait ces monstres, lui aussi. Après une telle initiative, personne d’autre ne pourrait soupçonner son appartenance à la race qu’il éliminait. C’était tout ce qui comptait. Les réticences qu’il avait montrées à Matifas Bréol ne devaient pas se renouveler. Quel caprice ! Il s’était mis en danger. Vouloir défendre les bouchevreux, ou même ne pas souscrire à leur éradication risquait de paraître hautement suspect et il ne pouvait pas se le permettre. Il avait déjà vendu son âme, de toute façon. Autant boire le poison jusqu’à la lie.
Et surtout, il avait maintenant un but qui ne souffrait aucune faiblesse de sa part.
Peu après, dans son cabinet, Bréol étala sur la table une carte du royaume, avec des mines de grand stratège.
– La province de Kéarn a cédé. Le gouverneur a fini par accepter les livraisons de blé. Le vieux bougre aurait encore résisté si la famine n’était devenue si sévère. Les troupes de pélégris installent à présent leurs garnisons.
– Et Nerfer ?
– Ces barbares de ferreux sont têtus comme des mules. À commencer par le gouverneur Polmus. Pourtant, ils crèvent de faim depuis longtemps, c’est à croire qu’ils se nourrissent de minerai !
– Ou bien Conrad leur aura livré de l’albrui en secret, suggéra Abzal.
– Et bien, cela n’a pas suffi. Polmus a fini par comprendre que plus aucune province ne lui vendrait de blé, et qu’en refusant de laisser entrer l’Ordre, il condamnait son peuple à une mort certaine, sur sa terre stérile. Comme les autres, il s’est rendu à la raison — avec un peu d’aide, précisa Bréol avec un sourire entendu qui laissa penser à Abzal que des menaces sur ses proches avaient décidé le gouverneur de Nerfer à céder. L’Érudit qui va prendre la prévôté de la province est parti aujourd’hui même de Terce.
– Donc, il ne reste plus qu’Hiverine ?
L’image très nette de Conrad lors du dernier Conseil, le doigt pointé vers lui, s’imposa à Abzal. Le géant n’était pas de ceux qui plient. Il faudrait l’abattre. Il repoussa au fond de sa conscience l’estime qu’il lui avait toujours inspirée.
– Débrouillez-vous, ordonna-t-il. Je veux qu’Hiverine soit tombée à la prochaine lune. Par n’importe quel moyen.
Bréol le dévisagea. Le régent lut la surprise sur sa figure, ainsi qu’un nouveau respect.
***
Venzald
Venzald se laissait porter. Il suivait les consignes, dormait pendant les pauses, mangeait ce qu’on lui mettait dans les mains, prononçant tout au plus une dizaine de mots par jour, incapable de la moindre initiative. La plupart du temps, il distinguait à peine les paysages ou les conversations. Il flottait dans un brouillard qui engourdissait ses sens et le privait de toute émotion. Il se voyait sur son palefroi comme s’il avait observé un inconnu. Parfois, une étincelle venue d’on ne sait où éclairait la pénombre où il se mouvait. Une chaleur ténue et bienfaisante s’infiltrait dans ses veines, courait vers sa main gauche qui se refermait sur celle de son frère comme elle l’avait toujours fait. Le vide qu’il rencontrait alors l’aspirait, le torturait jusqu’à ce que la douleur lui donne envie de hurler. Puis il était poussé tout au fond d’un trou noir d’où il n’apercevait rien d’autre que son frère, penché sur lui, très loin hors de portée. Quand il revenait à lui, les trois mines inquiètes qui le dévisageaient et la sensation du sol sous sa tête lui révélaient qu’il avait vraiment crié et qu’il était tombé.
Jour après jour, le matin l’extirpait de l’oubli du sommeil et le replongeait dans une souffrance aiguë. Chaque fois, Alix s’asseyait près de lui, babillant gaiement de sa voix d’enfant. Son bavardage et le contact de son corps chassaient la douleur et retissaient son cocon de brume indifférente. À mesure du voyage, il prit conscience du dévouement de sa jeune compagne. Puis du baume que ses efforts étalaient sur ses plaies. Pourtant, il refusait encore de revenir complètement à la réalité.
Menés par Albérac, les fugitifs avaient quitté les montagnes d’Orityne depuis quelques jours, droit vers le couchant. Ils avançaient à travers la province de Quartenac, escaladant les falaises ocre, courbant l’échine face au vent continu qui balayait les plateaux déserts où ne poussait qu’une herbe jaune et courte. Les nuages de poussière leur asséchaient la bouche. Puis ils redescendaient dans les larges gorges par des escarpements qui les obligeaient parfois à mettre pied à terre. Au fond des vallées, ils parcouraient des étendues de prairie grasse où paissaient des troupeaux de chouvres et des corneux couleur fumée. Bâties à intervalles réguliers au bord des à-pics, des villes fortes surplombaient les champs verts et les fleuves, offrant des points de surveillance de premier ordre sur des lieues à la ronde. Alix suggéra de limiter leurs déplacements en plein jour et d’avancer la nuit, mais l’aventurier préféra continuer à marche forcée pour quitter la région au plus vite.
Un soir qu’ils atteignaient la frontière ouest de Quartenac, le chemin emprunté les mena, au sortir d’une forêt, dangereusement près d’un bourg très animé. Aux portes de la petite ville s’étendait une esplanade noire de monde, éclairée par des flambeaux.
– C’est peut-être un marché nocturne ou une fête, dit Albérac. Demi-tour ! Nous contournerons le village en restant sous le couvert du bois.
Un grognement accueillit sa décision. Ensgarde secouait lentement la tête en se massant les reins.
– Je ne garantis pas que je tiendrai longtemps. Mon dos proteste depuis plusieurs heures, et je ne vous parle même pas de mon fessier.
Alix émit un gloussement qu’elle réprima aussitôt. En cet instant, elle ressemblait à un jeune garçon hirsute et malappris avec ses mèches enduites de noir. Elle adressa un regard d’excuses à la rebouteuse mais son œil pétillait. Venzald sentit les coins de sa bouche s’étirer malgré lui en un sourire si discret que personne ne le vit.
– Moque-toi, gamine, lança Ensgarde faussement vexée, tu riras moins quand tu auras mon âge.
– Parlez plus bas ! ordonna le maître d’étude. Désolé, Ensgarde, mais nous n’avons pas le choix. Dès que nous aurons mis un peu de distance entre nous et ce village, nous nous arrêterons.
Il virait déjà, suivi par Alix et Venzald, mais Ensgarde, les yeux rivés sur la foule en contrebas, n’avait pas bougé.
– Ce n’est pas un marché, affirma-t-elle d’une voix sourde. C’est la preuve de l’abjection des hommes.
Elle cracha par terre. Le maître d’étude revint se poster à côté d’elle. Son visage afficha une stupeur écœurée qui incita Venzald à s’approcher pour regarder attentivement. Il distingua l’échafaud dressé au centre de la place et les quatre corps qui pendaient comme des quartiers de viande.
– Est-ce que ce sont... des bouchevreux ? demanda Alix d’une voix étranglée après les avoir rejoints.
– Sûrement, articula Albérac.
Le vent soufflait vers eux, charriant une odeur de mort et d’excitation. Venzald sentit sa torpeur se dissiper sous l’effet de la rage.
– C’est ignoble, laissa-t-il tomber.
Les autres se tournèrent vers lui, étonnés d’entendre sa voix, tandis que la colère enflait dans sa gorge et lui coupait le souffle.
– Alors c’est ça, l’œuvre du Haut-Savoir ? haleta-t-il. C’est à ça qu’amène toute leur érudition ?
L’image d’Einold à son dernier Conseil, furieux, le poing levé, lui revint en mémoire. Il avait donc senti tout ce que l’Ordre charriait d’obscur et de haineux. Il avait beau détester les bouchevreux, il n’aurait jamais exposé leurs dépouilles à la ronde. Et lui, Venzald, il n’avait rien contre ces hommes. Avaient-ils vraiment été condamnés pour le seul crime de mange-pensée ? Avaient-ils même eu un procès ? Peu probable. On leur avait ôté la vie, comme ça, pour rien... Il en tremblait de dégoût.
– Il faut les chasser, gronda-t-il entre ses dents. Je ne veux pas de cette injustice dans MON royaume ! Il faut rentrer à Terce !
– Nous rentrerons, Venzald, approuva Albérac qui semblait un peu inquiet de cette soudaine résurrection. Mais pas tout de suite. Remettons-nous en marche, il faudrait trouver un refuge pour la nuit.
La bouche toujours tordue en un pli amer, le prince hésita une seconde à suivre l’explorateur. Maintenant que la réalité l’avait violemment ranimé, l’urgence d’agir obscurcissait ses pensées. Il brûlait d’écharper le moindre pélégri qui passerait à sa portée, non à chevaucher calmement vers un objectif dont il ignorait tout. Pourtant, Albérac avait toujours été de très bon conseil. Themerid aurait écouté plus avant ses arguments. Il talonna son cheval pour rejoindre l’aventurier sur le sentier que l’obscurité dissimulait déjà.
– Quitter Cazalyne est l’unique chance de vous garder sauf, mon prince, expliqua celui-ci. Nous sommes poursuivis, ne l’oubliez pas.
– Quittez Cazalyne ? Et Themerid ? Je ne peux pas le laisser seul ! S’il est toujours inconscient, il est sûrement en danger !
– Je ne crois pas. Je ne comprends pas encore le dessein de celui qui vous a séparés, mais je pense que s’il avait voulu votre mort, il ne se serait pas donné cette peine.
Venzald dévisagea le visage familier en y cherchant un signe qui pourrait confirmer qu’Albérac voyait juste. Le maître d’étude ne parlait sûrement pas à la légère, mais pouvait-il décider de la vie de son frère sur une incertitude ? Comme s’il lisait dans ses pensées, l’aventurier ajouta :
– Nous n’avons pas le choix. Aller à Terce maintenant reviendrait à vous jeter dans les mains de vos ennemis.
– Et puis, il n’est pas seul, intervint Alix. Flore, Elvire et aussi Dame Renaude veillent sur lui.
Ils avaient sûrement raison. Le garçon sentit des larmes de frustration qui lui montaient aux yeux.
– C’est si dur d’être loin de lui... murmura-t-il.
– Je sais que vous souffrez, mais si vous restez libre, vous pouvez agir, Venzald ! Peut-être sommes-nous les seuls à pouvoir faire quelque chose contre le Haut-Savoir. Car il y a une autre raison à ce départ, poursuivit l’explorateur. J’aurais dû vous le dire plus tôt, j’ai enfin compris pourquoi le blé de cendre me rappelait quelque chose. Pendant mes voyages, au-delà de la mer de Tornaille, j’ai traversé une région où une épidémie semblable avait ravagé les cultures. Ils avaient réussi à l’endiguer, mais je ne sais pas de quelle manière. J’en ai retrouvé la trace dans mes carnets. Il faut aller trouver le remède. Sans la famine, le pouvoir de l’Ordre serait amoindri.
– Vous voulez partir par la mer ? interrogea Alix interloquée.
– Oui, c’est pourquoi nous nous dirigeons...
– Il y a des cavaliers qui arrivent par ici, l’interrompit Ensgarde en montrant un point devant eux.
Ils mirent pied à terre, puis quittèrent le sentier pour se cacher dans les fourrés. Les taillis étaient si inextricables qu’ils furent rapidement bloqués, mais les branchages serrés les rendaient invisibles depuis le chemin.
Les pas des chevaux se rapprochèrent. Entre les feuilles, les silhouettes apparaissaient uniformément noires dans le bleu de la nuit, mais aucun doute n’était possible : il s’agissait de pélégris. Alix tourna des yeux affolés vers Albérac dont le visage s’était crispé.
– Silence total, souffla ce dernier.
La file de cavaliers, au pas, passait à présent devant eux. La jeune fille tremblait comme une feuille. Elle était si nerveuse qu’elle griffa sans le vouloir les naseaux de sa jument qui protesta par un ronflement. Immédiatement, les soldats s’arrêtèrent.
– Qui va là ? cria une voix.
Le cœur de Venzald battait à tout rompre. Il n’avait même pas d’arme ! Albérac fit comprendre à ses compagnons par un signe qu’ils ne devaient pas bouger. Le prince saisit trop tard ce qu’il allait faire.
– J’arrive, dit l’aventurier d’une voix forte.
Menant son cheval en longe, il rejoignit les pélégris. Alix se colla la main sur la bouche pour s’interdire de gémir de peur.
– Que faites-vous sur les routes, en pleine nuit ? demanda l’un d’eux — les masques empêchaient de voir lequel parlait. Ne savez-vous donc pas qu’un couvre-feu a été décrété sur tout le royaume par ordre du régent ? La circulation est interdite après le coucher du soleil.
– Je l’ignorais, soldat, répliqua Albérac d’une voix dont il s’efforçait d’effacer toute nervosité. Je rentre de voyage et je n’ai traversé aucune ville.
À travers les branchages, Venzald vit un pélégri mettre pied à terre et s’approcher à pas lents du maître d’étude. Il tourna autour du cheval, scrutant monture et cavalier comme s’il cherchait quelque chose.
– Je comptais faire étape, bien sûr, mais je me suis laissé surprendre par la nuit avant de rencontrer une auberge, ajouta Albérac. Pouvez-vous m’indiquer à quelle distance se trouve le prochain village vers l’ouest ?
– À trois lieues d’ici, répondit la voix.
Le soldat à pied allait s’éloigner quand il s’arrêta net. Il passa la main sur le quartier de selle, là où l’aventurier avait gratté le cuir pour effacer les armes du Haut-Savoir.
– D’où vient cette selle, demanda-t-il, le masque collé à la marque.
– Je l’ai acheté à un fermier, pendant le voyage. Mon cheval avait cassé la mienne en se roulant avec, ce grogneux !
Albérac lança un rire qu’il voulut décontracté, mais qui sonna faux dans le silence. Le pélégri s’éloigna vers un des cavaliers qui se pencha pour l’écouter. Ce dernier pointa un doigt habillé de métal vers l’aventurier.
– Vous nous suivrez au Haut-Collège.
Alix étouffa un hoquet d’effroi. Ses yeux se remplirent de larmes tandis qu’elle s’efforçait toujours de ne pas bouger. Venzald prit sa main pour l’encourager.
– Bien, lança Albérac en montant en selle. Une formalité, j’imagine. Vous avez dit qu’il se trouve à Tiahyne, c’est ça ?
– Je n’ai rien dit de tel, répliqua l’autre en faisant virer son roussin.
La troupe emmena le maître d’étude encadré par deux pélégris.
Ainsi c’était à Tiahyne qu’Albérac voulait se rendre ? Malgré le drame qui venait de se jouer, l’image d’un homme rond et jovial, pieds nus sur le sable, s’imposa à Venzald. On va s’revoir, mon tout petit, disait Pique-Cerle en lui souriant.
***
Conrad de Bran
Conrad, son fils Aloïs et vingt des meilleurs soldats de sa garde avaient quitté Bran-Glace depuis deux jours vers le sud-est. La neige fondait enfin en détrempant le sol. Les pas des chevaux sur les aiguilles de pin produisaient un bruit spongieux qui se mêlait au pépiement des oiseaux. La grande forêt d’Hiverine reprenait vie pour les lunes d’été. Après un trajet sans encombre, ils approchaient de la frontière de Nerfer où Polmus avait fixé le rendez-vous. Son message n’en disait que peu mais Conrad avait toujours apprécié le gouverneur de la province minière et celui-ci parlait d’alliance et de résistance. Deux mots qui obsédaient le géant depuis l’avènement de l’Ordre. Il regarda fièrement son fils qui chevauchait l’étalon blanc dont il lui avait fait cadeau pour ses seize ans.
– Je t’ai expliqué que je voulais solliciter l’aide du royaume d’Ostreterre, en faisant valoir la position d’Hiverine comme rempart entre le Haut-Savoir et eux, disait-il à son fils. Car il est probable que l’Ordre ne s’arrêtera pas à la conquête d’un seul pays. Si nous ajoutons la promesse de l’acier de Nerfer dans la balance, le marché n’en serait que plus vite conclu. Ils nous enverront des renforts d’hommes, des armes et des vivres. Nous pourrons mieux garder nos frontières.
– Nerfer et Hiverine sont les seules provinces à avoir refusé l’installation du Haut-Savoir ? interrogea Aloïs.
Le garçon prenait très au sérieux les leçons de Conrad.
– Il semble que oui. Les autres gouverneurs ont fini par céder à cause de la famine. Mais Nerfer possède un moyen de pression exceptionnel grâce à la production d’acier. Et nous avons envoyé de l’albrui. Quant à nous, nous sommes autonomes, la maladie du blé ne nous touche pas et l’armée de Bran-Glace est redoutée. Ils ne peuvent rien contre nous.
Il désigna l’horizon clair, devant eux.
– Regarde, nous atteignons la lisière de la forêt. Il nous ne restera plus qu’une lieue à parcourir pour arriver au point de rendez-vous.
Aloïs hocha la tête, puis se retourna brusquement, scrutant l’ombre du sous-bois. Comme le craquement qui l’avait alerté ne se reproduisit pas, il poursuivit sa route en haussant les épaules.
Au sortir de la semi-obscurité, le soleil qui inondait la plaine aveugla les vingt-deux cavaliers. Ils plissèrent les paupières en dépassant le dernier rang des hauts sapins. Ils entendirent leurs assaillants avant de les voir. Postés à l’orée du bois, de chaque côté de l’endroit où Conrad et ses hommes avaient émergé, ils foncèrent vers eux. D’autres refermèrent le piège dans leur dos. En un instant, ils furent encerclés par cent pélégris. Conrad essuya ses yeux éblouis. Une embuscade ! Il s’était fait berner par le message de Polmus. L’avait-il vraiment écrit ? Peu importait, d’ailleurs : à cinq contre un, malgré la bravoure de ses hommes, il était peu probable qu’il puisse lui demander des comptes un jour. À moins que l’Ordre ne veuille pas sa mort...
Les uniformes verts resserraient leurs rangs, au pas. Soudain, sans un cri, ils chargèrent. Un sur deux, dans une synchronisation parfaite. Conrad poussa un rugissement auquel ses hommes répondirent, galvanisés par la peur et l’appel de leur chef. Les premiers pélégris tombèrent sous les coups de haches et d’épées, aussitôt remplacés par d’autres. Ils attaquaient par deux, prenant en étau les guerriers d’Hiverine. L’herbe neuve de la prairie se flétrit vite sous une couche de sang chaud dont l’odeur emplissait les narines des combattants, dominant celle de la poussière et le parfum sucré de la sève des pins. Conrad avait déjà perdu cinq soldats, mais les cadavres en vert jonchaient le sol, piétinés par les chevaux. Le gouverneur évita une lame, trancha un bras, jeta un pélégri à terre en l’empoignant par les cheveux. Il grondait, encourageait ses hommes, ne s’éloignant de son fils que de quelques pas pour empêcher les ennemis de l’atteindre.
– Laissez-moi me battre, père ! hurlait Aloïs.
Conrad restait sourd à ses protestations. Il fendit le crâne d’un soldat dont le masque tomba, révélant un visage étonnamment humain. Essuyant le sang qui coulait sur son front, il se rendit compte que les pélégris avaient changé de stratégie. Ils concentraient maintenant leurs forces vers un point du groupe, attaquaient en surnombre, puis s’éloignaient tandis qu’un autre assaut frappait à l’opposé. Leurs coups de boutoir portaient leurs fruits : ils n’étaient plus que onze hiveriniens. Trois ou quatre soldats protégeaient Aloïs avec lui, perdant ainsi en efficacité, mais il ne pouvait se résoudre à laisser son fils face aux rangs du Haut-Savoir, même si ceux-ci se clairsemaient.
Il restait une cinquantaine de pélégris et les hommes se fatiguaient. Lui-même avait une blessure profonde au bras gauche, sa lourde épée se faisait moins rapide. Pourtant, inlassablement, les verts chargeaient, plusieurs s’abattaient sur les corps déjà à terre, puis ils reculaient, laissant derrière eux un ou deux hiveriniens de moins. Pendant tout ce temps, un homme n’avait pas bougé. Vêtu d’une longue veste en cuir qui lui couvrait les jambes, il suivait le combat sans un mot, caché derrière son masque de métal. Le chef, sans doute.
Au bout de deux heures, il ne restait plus que Conrad et cinq de ses gardes groupés autour d’Aloïs. La totalité des pélégris encore vivants se rassembla et fonça vers eux. Ils furent accueillis par l’estoc des épées. Dix furent jetés à terre, autant prirent leurs places. Repoussant un corps pour dégager sa lame, Conrad réalisa soudain que l’homme à la veste verte avait disparu. Il le chercha des yeux, mais avant qu’il l’ait trouvé, une voix puissante couvrit les rugissements des soldats d’Hiverine :
– Conrad ! Regarde par ici !
En plein cœur du dernier assaut, le chef avait réussi à passer le cercle de protection. Depuis la selle de sa monture qu’il avait amenée contre celle d’Aloïs, il enserrait le cou du garçon et pointait sur sa gorge un couteau effilé. Le combat se figea brusquement. Conrad voulut hurler, attraper celui qui menaçait Aloïs et le broyer de ses mains nues... mais il ne bougea pas, les yeux rivés sur ceux de son fils où brillait une rage identique à la sienne.
– Bran-Glace est prise, poursuivit le chef quand il fut certain d’avoir toute l’attention du gouverneur. Nous y sommes entrés dès que tu es parti. Il a fallu un jour entier pour passer, la réputation de tes soldats n’est pas usurpée. Ta femme et ta fille sont en route pour Terce.
Conrad ne put retenir un grognement de bête blessée.
– Rassure-toi, elles sont bien traitées. Elles seront détenues dans des conditions propres à leur rang. Si tu veux que ton fils vive, dépose ton épée à mes pieds. Tu seras emprisonné à Terce, toi aussi.
Conrad fixa la pointe du couteau où perlait une goutte du sang d’Aloïs. Bien sûr qu’il se rendrait. Le déshonneur valait mille fois mieux que de voir la vie de son enfant arrachée sous ses yeux. Il baissa son épée. Dans le regard d’Aloïs, la colère décupla. Son père comprit qu’elle allait déborder, mais il n’eut pas le temps de faire un geste. Le jeune homme dégaina son propre poignard et le planta dans l’œil du pélégri au moment même où celui-ci lui enfonçait sa rapière dans le cou. Avant que les deux corps touchent terre, Conrad, glacé d’effroi, vit les cinq derniers gardes hiveriniens transpercés par les épées des pélégris qui s’étaient placés derrière eux. À peine la pensée qu’il était seul l’eut-elle effleuré qu’il reçut sur la tête un choc tel qu’il n’en avait jamais ressenti. Étonné, il entendit nettement le métal qui grinçait en fendant l’os, il perçut le froid de la lame, l’air qui s’infiltra en sifflant dans son crâne quand l’arme se retira. Il bascula, heurta le sol. Il n’avait pas mal. En face de lui, son fils le regardait de ses yeux morts. Tout s’éteignit.
Nonnnn pas lui ! Tu as géré avec ce perso, sans le voir beaucoup on s'attache à lui comme jamais^^ Avec lui en moins, tu tranches une des dernières brindilles d'espoir. Quel cruauté dans cette scène avec le fils, brrrr... On est plus si loin du point de rupture... Mais j'imagine qu'après la pluie le beau temps, ou au moins un peu de baume pour donner envie d'attaquer le tome 2 en croyant aux chances des héros ? Même si je le lirai quoi qu'il arrive.^^
"ainsi qu’un nouveau respect." Aïe Aïe, ça va devenir un cercle pervers s'il gagne de la reconnaissance en se montrant tyrannique, la rédemption s'éloigne
suggestion (peut-être foireuse) tu prends ou pas : ne plus utiliser le pdv de Venzald pendant sa déprime et le réintroduire seulement quand il reprend espoir (pour marquer une rupture et aussi parce que c'est pas génial de suivre la déprime d'un personnage trop souvent, genre une ou deux fois on compatit mais la troisième on veut lui prendre la main et lui dire de se bouger les fesses^^), ça n'empêche pas de voir son évolution par les yeux de ses compagnons. Qu'est-ce que t'en penses ? (enfin après c'est vrm une suggestion qui a ses inconvénients / pts positifs en aucun cas un reproche, parce que je trouve que pour l'instant tu ne t'appesantis pas des masses sur la déprime de Venzald ce qui est très bien)
"Alix émit un gloussement..." j'aime beaucoup ce paragraphe
"Il faut les chasser, gronda-t-il entre ses dents. Je ne veux pas de cette injustice dans MON royaume !" allezzzzzz (si tu suis ma suggestion faudrait donc reprendre à ce chapitre-ci xD)
"Vous voulez partir par la mer ?" ah bah on va sortir de Cazalyne finalement^^ "Vous avez dit qu’il se trouve à Tiahyne," bien joué Alb' je l'aime de plus en plus ce perso, dommage qu'il soit enlevé par l'ordre...
Un plaisir,
J'enchaîne un petit dernier...
C'est intéressant ta remarque sur le fait de redonner un peu d'espoir avant la fin du tome 1 pour donner envie d'attaquer le tome 2... Honnêtement, je ne suis pas sûre d'avoir suivie cette piste-là. Peut-être que la fin du tome est un peu abrupte ? Tu me diras si tu as envie de te jeter sur le tome 2 à la fin du tome 1 ou si ça t'a trop déprimé !
Je comprends ta suggestion pour les pov de Venzald. Pour tout te dire, j'ai déjà supprimé une partie de ses pov où il déprimait parce que justement, ça donnait envie de le secouer et il en devenait chiant. Ceci dit, dans ses pov, je peux exprimer des choses sur la manière dont il vit la séparation de son frère que je ne pourrais pas mettre dans les pov de ses compagnons. Or, ça m'intéresse aussi d'explorer ce qu'il ressent à ce propos : l'impression d'être seul, de ne pas être "entier"... Je vais réfléchir à ta suggestion.
Ca tombe bien que tu aimes Albérac, parce qu'il est très important dans le t2 !
Ce serait de donner une bouffée d'air frais au lecteur avec quelque chose de plus gai ou avec de l'espoir au moins (une naissance, une aide gratuite) tu peux faire une superbe scène notamment par opposition avec l'horreur décrite jusque-là ^^
Et cool qu'Alb soit au coeur du t2, il le mérite (=
Toute la souffrance de Venzald due à la séparation est très bien exprimée, aussi palpable qui si tu l’avais vécue.
Mais si c’était une série, je m’arrêterais ici. J’ai perdu espoir.
L’Ordre a gagné, plus personne n’est de taille à s’opposer à lui et ses hommes vont tuer tous ceux qui se mettront en travers de sa route. Les habitants du royaume vont être opprimés, y compris la famille royale, et la vie qu’on leur offre ne vaut pas la peine d’être vécue.
Donc si tu n’as pas prévu de miracle, tout est dit.
Quelques remarques :
— penché sur lui, très loin hors de portée [J’ajouterais une virgule après « très loin ».]
— C’est ignoble, laissa-t-il tomber. [Je continue à trouver cette incise inadéquate ; je propose « proféra-t-il », « déclara-t-il », « fustigea-t-il ».]
— Alors c’est ça, l’œuvre du Haut-Savoir ? haleta-t-il. [Ce n’est pas un verbe de parole ; je propose « fulmina-t-il, haletant ».]
— Venzald dévisagea le visage familier [Comme il y a déjà le verbe « scruter » plus loin, je propose « examina », « sonda le visage familier » ou « dévisagea les traits familiers ».]
— ils n’étaient plus que onze hiveriniens. [Hiveriniens ; majuscule quand c’est un substantif qui désigne des personnes.]
— puis ils reculaient, laissant derrière eux un ou deux hiveriniens de moins [À mon humble avis, ce passage est à reformuler. Comment peut-on reculer en lassant quelque chose derrière soi ? Le verbe « laisser » devrait plutôt se rapporter aux corps, aux morts de plus. / Hiveriniens ; voir ci-dessus.]
En plus, c'est Abzal qui a ordonné le massacre alors que cette fois, n'était pas obligé. Pour moi, il a clairement basculé dans le camp des « méchants » ; aucune explication sur son passé, aucune souffrance vécue ne pourra l'excuser à mes yeux.
Je goûte au passage le compliment sur "la beauté de ma plume". Quel compliment ! Merci beaucoup !
Alors au cas où tu aurais des doutes, je n'ai jamais vécu ce que vit Venzald XD Je suis bien née par césarienne, mais j'étais toute seule ;)
Quant à savoir si j'ai prévu un miracle... je préfère être tout à fait franche : pas dans l'immédiat :) Mais si tout était dit, comme tu le penses, je n'aurais peut-être pas écrit un autre tome de 145k mots juste pour décrire les exactions du Haut-Savoir ! Mais je confirme que là nous sommes vraiment dans le creux.
Je suis complètement d'accord avec toi à propos d'Abzal : quoi qu'il fasse, il ne pourra jamais racheter ça.
Je crois que j'ai rattrapé mon retard, excuse-moi pour mes délais de réponses à tes commentaires (j'étais en virée avec mon fils) et merci beaucoup de me faire part de tes ressentis (encore toutes mes excuses pour toute cette violence que je t'inflige ;) ) et pour tes précieux relevés de coquilles.
A bientôt !
Albérac, je crains pour ton sort, mais tu as filé des info utiles. Donc, en route pour voir papi !
Conrad, ah, la fin de toute résistance.... et le fiston, purée :( S'être fait duper ainsi, le pauvre !
Albaz, vraiment, tu sèmes la mort et la désolation partout....
La scène de la mort de Conrad, elle fait partie de celles que j'ai adoré écrire (ce qui prouve peut-être mon sadisme, d'ailleurs...)
J'ai hâte que Venzald sorte définitivement de sa torpeur. Voir Albérac partir ainsi va l'aider je pense ! D'ailleurs ça m'a fait de la peine de le voir ainsi.
Ca y est on assiste à un combat je suis dégoûtée pour Conrad même si je le savais. Par contre beaucoup trop questions pour si peu de chapitres restants...
Ah tu attendais particulièrement une scène de combat ? C'était la première que j'écrivais, celle-ci, j'espère que tu l'as trouvée convaincante.
Il reste beaucoup de questions parce qu'il y a un tome 2. Donc la plupart des questions ne trouveront de réponse que dans le tome 2. Si tu le lis, tu verras que tu auras encore le temps de changer moult fois d'avis sur l'identité du manteau bleu ;)
Merci pour ta lecture et ton commentaire !
Tu avais raison quand tu me disais que le rythme allait s'accélérer...
Je vois qu'il ne me reste pas beaucoup de chapitres à lire... Et tellement de questions sans réponse !!
Oui, c'est encore moi.
Les choses se sont tellement accélérées que moi-même je ne suis pas parvenue à m'arrêter.
Suite à ses douleurs, ma crainte était que Themerid ne finisse par mourir... j'étais loin d'imaginer une séparation aussi violente ! Les rêves/pensées de Venzald m'ont arraché la plupart de mes larmes. C'est dire à quel point tu nous avais bien habitués à leur relation fusionnelle et à leur soutien inconditionnel. Comment ne pas être touché en plein coeur par cette terrible détresse ? C'était véritablement bouleversant et déchirant.
Et je refuse, je RE-FUSE de penser que Themerid puisse mourir d'accord ? D'abord la reine, puis le roi, Baliste, les bouchevreux... ça suffit maintenant. Il est temps que le sort arrête de s'acharner.
Et puis, je me raccroche aussi aux paroles de ce cher Albérac : si celui/ceux qui est/sont à l'origine de leur séparation voulai(en)t leur mort, il(s) ne se serai(en)t pas donné cette peine. Il y a une autre raison derrière tout ça, quelque chose que je ne saisis pas encore.
Tout comme je ne perçois pas encore la finalité des agissements de l'Ordre (à moins que ce soit juste la domination du monde ! xD).
En tout cas, une chose est sûre : ça ne rigole plus du tout maintenant.
Ah, et aussi... je peux avoir les chapitres restants s'il te plaît ?
Tiens, parmi la liste des morts, tu ne cites pas Conrad (ni Aloïs)... Pourtant c'est tout frais !
Pour l'anecdote, la toute première scène de l'histoire qui m'est venue, c'est la scène de la séparation, avec l'épée chauffée au rouge, la silhouette et tout. Toute l'histoire s'est construite autour de ça. Je sais que je ne devrais pas, mais je suis assez fière de moi de constater qu'elle fait tant d'effet ;)
Quant à Themerid... je ne dis rien, je t'envoie les derniers chapitres (il me faudrait ton mail en MP, du coup).
Merci pour ce commentaire, encore une fois très encourageant !
Je ne sais pas exactement, je n’ai pas compté. Disons que ça a commencé à s’enchaîner tout seul ! xD
Conrad et Aloïs oui…. Tu apprécies d’enfoncer le clou hein, avoue ? xP
Je crois que j’ai eu un peu moins l’occasion de m’attacher à eux. Même si c’est vrai qu’ils étaient sympathiques et que leur fin est vraiment horrible ! ><
Je comprends : c’est une scène très forte et j’imagine que ça devait être assez marquant pour toi aussi. Tu as tout à fait raison d’être fière de toi !
Tu ne dis rien, tu ne dis rien mais… je sens qu’une fois au bout de ce premier tome, je vais définitivement pouvoir aller réclamer une cellule de soutien psychologique au club des auteur(e)s sadiques hein ?
Ça marche, je t’envoie mon adresse de suite.
Merci à toi surtout pour cette histoire magnifique et bouleversante !