Chapitre 34 : L'éveil brûlant

Le silence était pesant. L’air semblait si lourd que Thalion avait l’impression d’asphyxier. À moins que ce soit l’angoisse qui lui compressait la poitrine ? Ignorant la peur qui creusait ses entrailles, le magérien touillait à un rythme régulier la mixture violacée dans la marmite en métal. Cette dernière avait été posée au centre du cercle runique tracé avec soin par Eris. Il était orné de symboles complexes et d’une multitudes d’autres cercles superposés. Thalion ne pouvait vérifier si les directives de la recette étaient respectées, mais il faisait confiance à Eris. Son regard sombre n’avait jamais été aussi sombre que lorsqu’elle avait exécuté sa tâche. La peur devait aussi lui nouer l’estomac.

Avant d’ajouter les derniers ingrédients, il avait dû attendre que la potion ait suffisamment maturé. Cette attente avait au moins laissé à son bras le temps de cicatriser. Grâce aux soins qui avaient accéléré la guérison, il n’avait plus de tiraillements désagréables à chaque mouvement. Cela n’avait pas amoindrie l’impatience insoutenable du maudit, mais maintenant que la potion était prête pour la phase finale, il ne ressentait plus qu’une inquiétude étouffante.

Thalion serra le manche en bois. Il s’efforça de garder un visage hermétique. Il savait que ses amis, debout autour du chaudron, ne le lâchaient pas des yeux, surveillant la moindre de ses expressions. L’adolescent pouvait sentir le poids de leurs appréhensions s’ajouter aux siennes.

  —  Avec la tronche que tu tires, on ne dirait pas que tu vas obtenir ta libération tant attendue, remarqua Eris, mi amusée-mi inquiète.

  —  Je suis concentré, se justifia-t-il en gardant un visage impassible. Les dernières étapes d’une recette sont les plus décisives.

  —  Épargne-moi ton baratin. Tu as juste les chocottes.

Non, Thalion n’avait pas peur. Il était terrifié. Cependant, il déglutit comme pour ravaler son aveu. Son regard restait obstinément fixé sur le liquide zinzolin. Son odeur était répugnante, mais pas son apparence. Sa texture onctueuse ne lui donnait pas l’air dangereuse, et le magérien pouvait même voir son reflet scintiller. Un reflet troublé par les remous sur la surface qui lui rappelait le miroir des âmes cassé au club des objets magiques. Le nœud dans son estomac se resserra. Pourquoi penser à ce souvenir provoquait cet assaut de doutes ? Il s’obligea à calmer sa respiration, mais l’odeur putrescente n’aidait pas à apaiser ses nausées. Il ne ressentait plus qu’une furieuse envie de tout abandonner alors qu’il était si près du but. Après tous les risques encourus, arrêter maintenant serait stupide. Pourtant, son cœur tambourinait dans sa poitrine au point d’en être douloureux. Que craignait-il ? D’échouer ? D’avoir fait tout ça inutilement ? Que la potion n’ait pas l’effet escompté ? Ou au contraire, qu’elle fonctionne ? Tous ses espoirs reposaient sur cette mixture. Si Thalion réussissait, il pourrait enfin utiliser la magie sans souffrir. Il pourrait enfin se défendre dignement, ainsi que protéger ses amis. Le corbeau n’aurait plus comme seule solution la magie noire. Il serait libre. Libéré de ses chaînes.

  —  C’est normal d’avoir peur, tenta de le rassurer Cally en devinant le trouble dans son esprit. Tu as beau être déterminé, ça reste dangereux et… Enfin, sache qu’on te soutien et qu’on restera avec toi jusqu’au bout.

  —  Mais tu peux toujours t’arrêter là. Il n’est pas trop tard… souffla Nohan.

Son regard tremblant d’angoisse était insoutenable pour Thalion qui l’évitait soigneusement. Il craignait que son ami lise dans ses yeux l’émotion qui l’assaille et qu’il le persuade d’arrêter sa folie. Thalion redoutait encore plus de céder. Mais comme le répétait Eris, abandonner serait cracher sur tous leurs efforts. Sur le sang versé et les dangers affrontés.

  —  Je ne peux pas, Nohan, affirma Thalion d’un ton las.

Les épaules de son ami s’affaissèrent. Il soupira, avant d’acquiescer. Une partie de Thalion fut soulagée. Faire la sourde-oreille à ses avertissements était plus compliqué que prévu. Maintenant, il devait se concentrer pour ne pas flancher.

  —  Eris, commence par ajouter la pomme mortelle, ordonna-t-il d’un ton aussi ferme que possible.

Elle obéit et fit léviter la pomme rouge. Sa bouche bordée de dents blanches acérées claquait furieusement, tentant désespérément de lui arracher un doigt. Il était impossible de la saisir autrement à cause de son agressivité. De nombreux magériens s’étaient retrouvés dans un sale état en essayant d’en cueillir une sans se méfier. Eris avait d’ailleurs manqué plusieurs fois de perdre sa main. Ravie de pouvoir enfin s’en débarrasser, elle laissa tomber la pomme dans la marmite et l’observa se dissoudre avec une certaine satisfaction.

  —  Elle m’en a donnée, du fil à retordre, celle-là, lança-t-elle avec dédain.

  —  Les griffes invisibles n’ont pas non plus été faciles à obtenir. En fait, je comptais abandonner jusqu’à ce que je trébuche et tombe dessus, expliqua Nohan en les jetant une par une dans la potion.

Ces petites plantes bleues de la taille d’un auriculaire, courbées comme des griffes, et tout aussi pointues, n’étaient visibles qu’après être entrées en contact avec du sang, ce qui compliquait leur trouvaille. Un professionnel n’aurait sûrement pas eu besoin de se faire charcuter les mains pour les repérer, mais Nohan ne pouvait en vouloir qu’à sa chance.

  —  Nous, on a eu du bol. Aglaé nous a aidés à récupérer la main d’Apocryphos sans savoir qu’on en cherchait. Mais ça n’a pas été une mince affaire non plus, dit Cally en lâchant dans la mixture la plante qui se désintégra lentement.

Le liquide se mit à bouillir comme de l’acide, ce qui n’était pas franchement rassurant. Néanmoins, toutes les conditions étaient réunies pour que la potion d’éveil fonctionne. Thalion était purifié par les séances avec M. Pradel, le chaudron resplendissait à la lumière de la lune et Eris paraissait sûre de ses runes. Il ne manquait plus qu’un élément à ajouter avant de prononcer l’incantation. Thalion déglutit en jetant un coup d’œil à ses amis. Le leur exiger lui semblait particulièrement abusif.

Il passa une main sur son visage en cessant de mélanger. La question n’était pas de savoir s’ils accepteraient, mais plutôt : qui choisir ?

Cally se racla la gorge pour attirer son attention.

  —  Je le ferai, déclara-t-elle d’un ton sans appel. J’ai une dette envers toi, en plus.

Thalion la dévisagea longuement avant d’hocher la tête. Il comprenait ce sentiment d’être redevable, même s’il ne s’était pas laissé perforer le bras par la racine pour cette raison.

Son regard dériva vers Nohan et Eris. Malgré la mine sombre de Thalion et le moment peu propice au rire, Eris ne put s’empêcher de ricaner.

  —  Pourquoi tu te sens aussi mal ? Tu ne nous demandes pas de sacrifier nos doigts, non plus. De notre côté, on en a parlé, et c’est Nohan qui s’en chargera.

Le regard du magérien se durcit, comme pour le défier de rétorquer quoi que ce soit. Thalion ne comptait pas le dissuader. C’était son choix, et il n’en éprouvait que de la gratitude. Un peu de culpabilité, aussi.

Eris sortit de sa poche un canif en argent. Elle saisit la main de Nohan pour la placer au-dessus de la potion et, du bout de la lame, elle entailla sa paume. Il grimaça en étouffant un cri entre ses dents. Par réflex, sa main se referma comme une fleur flétrie. Un filet de sang s’écoula de la plaie, glissant entre les failles de son poing serré avant de finir sa route en se jetant dans le sombre liquide, les gouttes rouges se noyant dans le violet. Pendant que Nohan se soignait avec la magie verte, Eris réitéra l’acte avec la paume de Cally. Puis ce fut son tour. Thalion tressaillit lorsque la lame lacéra sa chaire, avant d’observer le sang se diluer.

En plus de son propre sang, la potion nécessitait le sang de deux autres magériens. Leur sang renfermait une grande densité de magie, souvent réclamée dans les recettes anciennes et puissantes. Quelques gouttes uniquement par individu, mais plus une potion était vorace en magie, plus elle exigeait de sang de sources différentes. Ce n’était pas quelque chose qu’on demandait à n’importe qui, ni qu’on acceptait pour n’importe qui. C’était comme donner un accès direct à soi, et en alchimie, les donneurs de sang pouvaient subir de lourdes représailles en cas d’échec. En l’occurrence, difficile d’évaluer avec précision les risques qu’ils encourraient avec la potion d’éveil.

Thalion vérifia l’heure sur sa montre. 23h54. L’incantation devait être prononcée à minuit pile, à la lumière de la pleine lune. Raison pour laquelle ils se trouvaient dans la salle Panséléne, une des plus isolée de la salle d’Astrémi. Ne sachant pas quoi faire de ses mains, il croisa les bras sur son torse, les yeux rivés sur le liquide qui s’assombrissait à vue d’œil. Une odeur nidoreuse s’en échappait, et ses amis affichèrent une mine dégoutée. Eris se pinça le nez.

  —  Dégueu. Tu songes sérieusement à boire ça ?

  —  Il le faut bien.

Malgré son appréhension, il était déterminé à ingurgiter cette potion, peu importe son goût ou son apparence.

Le silence pesant devenait si lourd que Thalion avait l’impression d’en supporter le poids sur ses épaules. Il les fit rouler pour détendre ses muscles, peine perdue. Il était trop tendu. Pour alléger son stress et faire passer le temps, il s’adonna à repérer les constellations sur le plafond parsemé d’étoiles, avec dans un coin l’astre lunaire. Cela n’échappa pas à Eris qui, pour une fois, ne chercha pas à se moquer de lui.

  —  Thalion. Tu n’as pas à t’en faire. On a préparé la potion avec toi. On a suivi les instructions à la lettre. Il n’y a aucune raison pour que ça échoue, déclara Eris avec assurance, et les deux autres magériens opinèrent.

  —  Je sais. Mais au cas où ça ne se passerait pas comme prévu…

  —  Au moindre problème, on ira chercher Luciphella, promis, assura Nohan. Mais ne compte pas sur nous pour te désigner comme seul responsable.

L’ombre d’un sourire apparut sur les lèvres du maudit. Il comptait leur demander de ne pas culpabiliser si le pire arrivait, mais il préféra garder son pessimisme pour lui.

Minuit sonna, et Thalion saisit l’épais grimoire ouvert sur la page de la recette, la baguette pointée sur le récipient. Il ravala ses doutes en prononçant d’une voix forte l’incantation :

  —  Afynipis Ashyrios Kamisoma, Eféthoré Mé !

Les inscriptions au sol s’illuminèrent et le liquide se mit à trembler, jusqu’à ce qu’un petit tourbillon se forme au centre du chaudron. Thalion crut avoir échoué et qu’un typhon allait naître de la potion, mais cette dernière s’apaisa après quelques minutes d’agitation. Les runes disparurent. Le violet cramoisi se mua en une teinte obscure. On aurait dit que les ténèbres de la magie étaient contenues dans cette unique marmite. Ce n’était qu’une surface noire et lisse qui aspirait la moindre once de lumière. Un vrai trou noir. Pouvait-il vraiment boire ça ?

Ils fixèrent la préparation désormais achevée, tous hésitants devant ce résultat troublant. Eris fut la première à réagir. Elle versa un peu de potion avec la louche dans un petit récipient en bois, et le lui tendit.

Thalion remonta les manches de son uniforme comme pour se donner du courage avant de délicatement saisir le bol. Les trois magériens le scrutaient en attendant qu’il se décide à avaler ou non la première gorgée. En les voyant aussi inquiets, Thalion eut soudainement envie de les remercier pour leur aide, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge. C’était trop gênant. Et ça ressemblait trop à des adieux.

  —  À la vôtre, s’entendit-il dire avant d’approcher le bol de sa bouche.

Tout le monde retint son souffle. Thalion zieuta sur le liquide si opaque qu’on ne distinguait même pas les remous causés par son geste. Aucune odeur nauséabonde n’en émanait. Pour une potion suspecte, c’était un bon début. Elle lui évitait des haut-le-cœur supplémentaires.

Avec prudence, il trempa ses lèvres dans la préparation qui s’infiltra dans sa bouche. Elle n’avait aucun goût, ni aucune consistance. C’était comme si la mixture se transformait en fumée dès qu’elle se posait sur sa langue. Perturbé par cette sensation étrange, il manqua plusieurs fois de s’étouffer en avalant de travers. Il parvint malgré tout à terminer son bol. Ravi d’en avoir fini, il attendit. Mais les secondes s’agrenèrent, sans qu’aucun effet n’apparaisse.

  —  Tout… tout va bien ? le questionna Nohan d’une voix blanche.

  —  Je crois, répondit Thalion s’en savoir s’il était déçu ou soulagé.

  —  C’est bizarre… marmonna Eris, soucieuse.

Puis leurs yeux rivés sur lui s’écarquillèrent. Thalion n’eut pas besoin de leur demander ce qui les troublait car il constata d’étranges runes apparues sur ses mains et ses bras. Et probablement sur le reste de son corps.

  —  Qu’est-ce que…

Les runes scintillèrent d’une couleur de braises comme si elles s’inscrivaient dans sa peau au fer chaud. L’instant d’après, un hurlement de douleur lui arracha les cordes vocales. L’apparence enflammée des runes n’étaient pas qu’une illusion, Thalion avait la sensation qu’elles consumaient sa peau. Qu’elles brûlaient sa chair pour y laisser une marque indélébile. Thalion s’écroula. Sa température corporelle devait atteindre des sommets car son corps brûlant ruisselait au point de tremper son uniforme. La chaleur était insoutenable. La douleur, indescriptible. Il avait l’impression que son corps se métamorphosait en soleil. Le magérien s’entendait à peine crier, roulant sur le sol comme s’il s’évertuait à atteindre les flammes inexistantes qui arpentaient son corps. Il ne parvenait plus à respirer ni à réfléchir correctement. Chaque souffle lui donnait l’impression d’arracher sa peau à vif. Ses larmes inondaient ses joues. Elles lui paraissaient aussi chaudes que de la lave. Son corps prenait feu, à l’image de sa dernière crise. Sauf que cette fois-ci, il avait réellement l’impression de se sentir fondre.

Il suffoqua. Sa vue s’assombrit. Ses yeux entrouverts cherchaient le regard de ses amis. Il cherchait de l’aide. Nohan avait disparu, sans doute pour aller trouver M. Luciphella. Un bruit sourd retentit. Cally venait de s’écrouler. Thalion cligna des yeux, se sentant aspirer par le néant. La dernière chose qu’il vit avant de sombrer fut le sourire sur le visage d’Eris.