Alors que Garo détourne Meos en direction du camp des aventuriers aux abords de la sortie du village, un des gardes l’interpelle.
« Nous n’avons pas fini de faire le tour du village.
— Nous sommes près du camp des aventuriers, cela évitera un détour sur le retour.
— Un détour inutile, enchérit le garde avec affront.
— Laisser, je vais m’en occuper », esquive Sesa qui remarque être totalement ignorée, petit à petit vexée.
Loin de leur conflit d’égos, Meos a déjà entamé le pas, attiré par l’odeur du sang qui rampe à la lisière de la forêt. Un sang frais dégouline des carcasses de créatures bouillant sous la lumière, telle la rosée de la dernière chasse. À la vue de Meos qui s’éloigne et de la foule qui tente de se reformer autour de lui, Garo s’arrache aux injonctions des gardes, et le rattrape.
Avant que les gardes ne le poursuivent, Sesa hausse le ton d’une rare fermeté, et tranche finalement la situation.
« Toi, adresse-t-elle au garde mesuré, continue à escorter Meos. Et toi, reporte la situation à Mer. Je vais m’occuper de faire la liste des patients restants dans le village. On se retrouve aux camps des Aventuriers. »
Dans la tente de voile sombre, adultes et enfants se succèdent pour être ausculté par Meos, sous l’œil de Garo. Contrairement au défilé de dévot, ici, l’ordre reste établi. La dernière visite, accompagné par Sage, ainsi que la présence actuelle de Garo, décernent un gage de confiance et de respect envers Meos. Mais de tous, la femme de Gol, enceinte dont le ventre ne cesse de grossir, reste à l’écart. La douleur de l’emprise de la main de Meos sur son ventre n’avait pas quitté ses pensées. De plus, elle se sentait observée, guettée comme une proie. À chaque passant, Meos se tourne un peu plus vers elle, comme s’il attend qu’elle cède à son approche. Parmi toutes les vies du village, aux yeux de Meos, son ventre se distinguait de tous, attisait sa curiosité.
Garo observe la scène, et en décèle la peur de la femme de Gol. Sa conviction se renforce. Meos cache quelque chose. La bête, cette monstruosité parmi d’autres, a dévasté de nombreuses familles, gravé la peur dans le cœur du village, et infecté ce qui restait des survivants. À un point où, le miracle de la survie de Meos a entraîné une dévotion aveugle, loin du scepticisme commun, et de la crainte de l’inconnu.
Soudain, une ouverture violente de la tente laisse entrevoir le visage d’un garde. S’ensuit des hurlements de désarroi, adultes et enfants fuient pour couvrir leur peau pâle des brûlures de la lumière.
« C’est pas fini ! » sonne le garde mesuré, devenu impétueux par l’attente.
Garo se précipite pour le saisir à l’extérieur, refermant la tente derrière lui ainsi que les plaintes.
« Tu réalises un peu ce que tu fais ?
— On a déjà eu cette conversation, tu sais bien qu’il n’existe aucun gagnant. Alors, ne me fais pas perdre de temps, et relâche Meos.
— Meos ? Tu réalises au moins pourquoi Mer est autant obsédé par lui.
— Je suis un garde. Je suis les ordres. Tu devrais faire de même, et m’obéir au lieu de me menacer, ou au moins me lâcher. »
Garo s’exécute, le repose le garde au sol, et scrute une faiblesse dans son expression, une fissure.
« Tu as vu, comme moi, la présence que Meos a sur le village…
— Je ne suis pas dupe. Tout le monde est à la merci de leur rêve, asservi par leur peur d’être rejeté par la lumière, rejeté par le Croc. Ils convoitent Meos comme s’il était leur protecteur, et qui suis-je pour leur en priver ? Mon rôle de garde est juste de préserver l’équilibre.
— Un équilibre qui se brisera, si Meos nous soignent. »
Le garde pouffe avec dédain.
« Tu es plus dupe que je ne le pensais. Mer choisit vraiment les plus stupides pour ses larbins.
— Assez ! condamne le garde, à bout. Fais sortir Meos de cette tente, tout de suite !
— Même si Meos ne nous soigne pas, son existence a déjà brisé l’équilibre, affirme Garo à basse voix grave. Mais il est possible. De revenir en arrière. D’éviter le sort de du village voisin.
— Quoi… »
La vision du garde est obstrué par Garo. L’ampleur de son voile sombre émane une terreur parasite, le pousse à chercher ses yeux. Cependant aucun reflet n’est perceptible à travers les fentes de métal de sa visière, qui atténue les brûlures de la lumière sur ses yeux. Juste une feinte fumée s’en échappe, et ses ondulations semblent ensorceler le garde de peur. Ses souvenirs le rattrapent, accompagnés de tremblement qui se propage dans sa lance. Lui qui était tout le temps mesuré, absout par le devoir, récompensé par l’espoir de vivre au Croc. Il vit pour la première fois sa perte, dans l’ignorance la plus complète, à la lisière de la forêt.
« Non, je me ferais pas avoir, pas ces foutues chimères », gronde le garde. Il secoue la tête en refus, luttant lui-même avec ses pensées.
« Ce que tu dis n’a aucun sens. Aucun lien. Meos…
— Personne n’a jamais survécu à la bête, interrompt Garo. Même nous, évitons les sentiers qu’il piétine. Un miracle ?
— Tu penses que Meos a un lien avec la bête, c’est impensable.
— Justement ! Aide-moi à le confirmer, si Meos est réellement un miracle, ou son apôtre. »
Soudainement, des cris d’enfants s’échappent de l’intérieur de la tente. Sous tension, Garo entre-ouvre sèchement l’entrée pour observer la situation. De puériles chamailleries sans équivoque. Tout le monde avait repris ses activités, la sacoche de Sage est au sol, son contenu étalé, et Meos a disparu. Dans un coin, la femme de Gol indique à Garo la direction de la poursuite, la sortie vers la forêt, le regard suppliant.
Garo interpelle le garde de le suivre, qui à son tour, traverse la tente avec hésitation. Son regard est à la fois préoccupé par l’urgence, mais aussi écœuré de voir des enfants d’une peau si pâle, mais gorgé d’une joie similaire à ceux du village. Comme l’infection a toujours fait partie de leur vie, ils en avaient accepté sa nature, et l’ego du garde ne pouvait le supporter.
Au pied de la forêt, sous la cascade de nuages sombres, Galgot envoie lascivement ses poings sur des troncs d’arbres, imprimant des escaliers de phalanges parmi d’autres sculptures impromptues. Chaque résonance remue la chute de nuage couvrant la tête des arbres. Le choc en soulève les racines, et des fissures créées s’évacue un filet de liquide, semblable à du pus, serpentant le tronc, fumant au contact de la lumière. Une fumée blanche s’engouffre dans la forêt, avant de se ternir et rejoindre le voile de nuage sombre.
« Tu as vu Meos ? demande Garo.
— Il est parti faire un tour dans la forêt, répond Galgot en continuant ses volées.
— Seul ? interrompt le garde.
— Qui c’est celui-là ? » murmure Galgot avant de confirmer la présence du garde, du coin de la tête.
« Ah ! Encore une nounou qui a laissé bébé Meos trop longtemps sans attention.
— Galgot ! réprimande Garo, avec un ton qui rappelle son frère à prendre la situation avec plus de sérieux.
— Gol est avec lui. Meos observait les carcasses de créatures, mais il semble que cela ne lui a pas suffi. »
Garo tente de repérer la silhouette de Gol entre les troncs. Cependant, entre l’obscurité du toit de nuages sombres et la fumée rampante blanche qui s’échappe des carcasses bouillonnantes, il lui est impossible de percevoir quoi que ce soit
Soudainement, un bruit de craquement de bois se fait entendre, suivi d’un cri strident déformé par les rebonds du son sur les troncs.