Aaron,
j'écris avec une feuille de papier et un stylo qu'on m'a trouvés à la maternité. Tu viens de partir et je ne vais pas tarder à quitter les lieux moi aussi. J'ai pu te prendre dans mes bras et te nommer et t'expliquer tout ce qui m'a menée là et qui t'a mené là aussi. Mais je pense que tu as oublié depuis alors je te l'écris ici, du mieux que je peux. Je sais que tu t'attends à une explication détaillée et poignante mais ce ne sera pas forcément le cas. Désolée de te décevoir. J'ai essayé de t'écrire cette lettre des dizaines de fois sans réussir, pour m'expliquer, pour m'excuser, en essayant de comprendre ce que tu pouvais vouloir d'un tel courrier. Mais c'est peut-être plus facile si je commence par parler de moi.
J'écris cette lettre à la maternité, en compagnie de ma petite amie Noémie. Elle a été là pendant tout l'accouchement et durant tes premiers jours avec moi. Tu l'aimerais, elle est super. Sauf si on s'est quittées sur un sale malentendu, dans quel cas, ne l'aime pas trop (je plaisante !)
J'ai connu beaucoup de phases de dépression dans ma vie et j'en connaîtrai encore. Je sais que c'est un truc qu'on dit souvent, mais la vie n'est pas facile. J'ai morflé. C'est lors d'un soir où je morflais particulièrement que tu as été conçu (ne t'imagine pas des horreur, tu es fruit d'une union tout à fait consentie). Je ne t'expliquerai pas toutes les circonstances qui m'ont menée là, ce serait mieux de pouvoir te le dire en face à face. Car ce n'est pas parce que je n'ai pu t'élever, pour des raisons trop difficiles à exprimer par cette lettre que tu ne liras peut-être jamais, que je ne veux pas te rencontrer tout court. Si j'ai accouché sous X, c'est parce que je ne me voyais pas être mère et non pas parce que je ne me voyais pas être ta mère. Ce n'est pas par haine des enfants ou des bébés, mais parce que devoir m'occuper d'un enfant m'était trop difficile. Or, si c'était difficile pour moi, ça aurait été encore pire pour toi. Ma collègue, Nour, qui est psychologue, me dit qu'au fond, j'ai vraiment fait un choix de maman. J'ai fait passer ton bien-être avant tout le reste. Je ne me considère pas comme ta maman : ta maman, c'est celle qui t'a élevé et a – je l'espère vraiment – toujours été là pour toi, malgré tes sautes d'humeur et vos disputes et vos caractères qui ne s'accordent pas forcément. Moi, je ne suis « que » ta mère. Je ne pensais pas me considérer comme mère un jour mais quand je t'ai pris dans mes bras, je n'ai pas pu nier les faits. C'est vrai, je suis ta mère. Mais pas ta maman. Il est relativement facile d'être mère. Il est beaucoup plus difficile d'être maman.
J'espère que tu aimes ta vie et que tu aimes la vie. Ce n'est pas trop mon cas encore aujourd'hui, mais je me surprends à aimer certains instants suspendus. Les couchers de soleil. L'odeur d'un bouquet de fleurs. Une bonne blague. Que des petits trucs parfois futiles ou qui peuvent te sembler cons, des choses dont j'étais auparavant nostalgique avant même qu'elles n'arrivent. Pour la moi du passé, ce genre de comportement tenait de la fiction. Mais la vie est pleine de surprises. Tu peux peut-être le lire entre les lignes, mais je reviens de loin. Toi aussi, en un sens. C'est pour ça que je t'ai appelé Aaron : ça veut dire « celui qui vient de loin » en hébreu (11).
J'espère que tu ne m'en veux pas trop et peut-être que tu voudras, un jour, me rencontrer pour en parler de vive voix. Même si tu peux penser que je t'ai abandonné et te demander pourquoi je voudrais rencontrer l'enfant que j'ai abandonné, je te laisse ce choix. Je ne considère pas t'avoir abandonné. Je vais bientôt rentrer chez moi avec Noémie puis reprendre le travail. Je sais que même si j'ai choisi de te laisser à l'adoption et même si je ne voulais pas d'enfants (Ne sois pas vexé ! Beaucoup de gens ne veulent pas d'enfants !), je te verrai un peu partout. Comme avec les personnes décédées, tu vois ? On voit des petits bouts d'eux dans les choses qu'elles aimaient ou auraient pu aimer. Je ne sais pas si ce sera douloureux ou pénible ou quoique ce soit d'autre, mais je sais que ça arrivera, que je le veuille ou non. Comme toi, tu risques de penser à moi de temps en temps, aussi douloureux ou pénible que cela puisse être.
Car en te mettant au monde, je fais partie du tien, pour le meilleur comme pour le pire, comme toi, tu fais partie du mien.
Ta mère,
Camille Legendre.
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(11) Il semble que ce n'est pas l'étymologie la plus communément acceptée mais si Internet dit que c'est une interprétation valable, alors c'est vrai (pour être plus sérieuse : l'étymologie de ce prénom est très floue et puis, merde, c'est une fiction avec une Apocalypse et des élus de la Mort qui portent des chemises hawaïennes, sommes-nous à ça près maintenant ?).
Un roman le temps d’une grossesse… Je me demande comment tu vas clore. Une sorte d’épilogue de « et donc la vie après » ?