Palais de la mer éternelle, Citée d'Ys – Brocéliande
La reine Dahut avait raison. Une tempête avait secoué la mer, et Noémie n'avait presque pas dormi, repensant à l'histoire qu'on lui avait racontée.
Quelqu'un frappa à sa porte, probablement pour lui apporter un repas, comme ces derniers jours. Elle ouvrit en soupirant et vit effectivement un chariot avec un plat sous cloche. En soulevant le couvercle, rien ne lui faisait envie. Elle reposa tout et se préparait à retourner déprimer dans sa chambre quand une voix se fit entendre à côté d'elle.
— Manque d'appétit ?
Noémie se tourna pour répondre et se figea. C'était un loup-garou, comme dans les contes ou les films. Elle ne voulait pas froisser la créature, essayant de garder une voix calme avant de répondre.
— Euh... Oui.
— Moi aussi je perdrais l'appétit si je restais enfermé toute la journée, sourit l'homme-loup, révélant des dents blanches contrastant avec son pelage sombre. Noémie déglutit ; il était très intimidant.
— Je... c'est vrai, j'aurais besoin d'un peu d'air.
— Tu veux faire un tour ?
— J'ai le droit ? Je pensais que je devais rester ici pour des raisons de sécurité.
L'homme-loup éclata de rire, ce qui fit frissonner Noémie.
— Je m'appelle Niall. Viens avec moi, je connais un endroit qui devrait te plaire.
Noémie acquiesça, souriant faiblement.
— Je te fais peur ?
— Un peu... je suis désolée.
Niall s'ébroua et reprit l'apparence d'un bel homme brun aux yeux noirs et perçants. Elle le regarda d'un œil suspect. Après avoir vu sa forme velue et ses dents capables de la déchiqueter, elle ne le trouvait pas aussi séduisant. Alice, elle, n'aurait pas eu peur et aurait sûrement plaisanté avec lui pour le dérider.
Noémie commença à sourire en pensant à son amie, mais se ravisa rapidement en voyant que Niall la fixait. Il soupira, haussant les épaules, et fit un geste pour qu'elle le suive.
— Viens !
Elle s'exécuta, et il la fit presque courir en lui montrant rapidement les environs : une bibliothèque, une grande salle où des créatures humanoïdes travaillaient derrière des bureaux, et enfin, après une série de portes fermées, une énorme salle ronde baignée dans un puits de lumière.
En son centre se dressait un arbre gigantesque, entouré de plus petits et de végétaux surprenants, avec des assises disséminées çà et là. Deux créatures, mi-hommes mi-arbres, passèrent près de Noémie, la jaugeant du haut de leurs deux mètres au moins. Elles s'adressèrent à Niall après un hochement de tête respectueux.
— Gardien, qui est cette humaine ?
— Noémie est une invitée de la reine Dahut. Elle séjourne ici pour un temps. Avez-vous vu Aeronwy ?
— Elle devrait arriver un peu plus tard. Actuellement, elle est dans la salle de recherche de l'aile ouest.
— Merci, Ivinus. Yspaden, belle journée à vous.
Les créatures s'éloignèrent, et Niall s'installa près d'une fenêtre au fond de la salle, suivi par Noémie qui l'imita.
— De ce côté-là, tu as le jardin principal. Je n’ai pas le temps d’attendre avec toi jusqu’à l’arrivée d’Aeronwy, alors je vais laisser un garde près de toi pour ta sécurité. Préfères-tu rester ici ou retourner dans ta chambre en attendant ?
— Je préfère rester ici… Ça me change d’environnement.
Niall hocha la tête et s’éloigna d’un pas assuré.
Noémie se mit à observer la salle, le mouvement des créatures, mais toute cette agitation la mettait mal à l’aise. Il y avait trop de bruit, trop de monde, et elle finit par regarder par la fenêtre, admirant le jardin plutôt que la mer, qui lui rappelait Calys.
Après quelques minutes, une voix douce l'interrompit.
— Bonjour, cela vous dérange-t-il si je m’installe ici ?
« Mais… c’est une humaine, il y a des humains ici ! » pensa-t-elle.
— Oh ! Vous êtes une…
— Une humaine, en effet. Je m’appelle Elara Ziani, bientôt Drindod.
***
Ces quelques minutes de discussion passèrent à la vitesse de l'éclair et confortèrent Noémie dans ses idées : les Brocéliandins pouvaient être dangereux, mais si une humaine se trouvait ici, d'autres, comme ses amies, pouvaient aussi se trouver dans ce monde, elle en était persuadée. Cette rencontre lui fit également réaliser à quel point Calys lui manquait. Voir Elara et Lirion, si heureux ensemble, faisait naître en elle des idées folles.
Elle attendit le retour de l’homme-loup, qui arriva en trottinant en fin d’après-midi.
— Bonsoir, Noémie. Aeronwy ne va pas tarder à arriver. C’est une harpie qui sera sûrement d'accord pour t'aider à retrouver tes amies, en échange de quelque chose venant de toi. Elle étudie les humains.
— Comment savez-vous que je cherche mes amies ?
— Je suis gardien et garde de la Reine. Elle m'en a parlé. Elle sait que je voulais rencontrer des humains, et ça ne fera pas de mal d'apaiser tes angoisses ou, au moins, de connaître la vérité concernant tes amies, quelle qu’elle soit.
Noémie leva les yeux vers l'homme et ses yeux se mouillèrent d'émotion.
— Merci, Niall, ça compte beaucoup pour moi, ce que vous faites.
— N'en parle plus. Puis, s'il y a deux autres humaines qui vagabondent dans Brocéliande, je suis assez curieux de les voir.
Noémie ne put s'empêcher de sourire. La perspective d’apercevoir ses amies la rassurait énormément. Ils discutèrent calmement jusqu'à l'arrivée de la fameuse harpie à la chevelure rouge sang, qui atterrit juste à côté d'eux après un vol gracieux.
— Tu me cherchais, Niall ? On m'a dit qu'une humaine était là. (Elle aperçut la petite brune cachée derrière la silhouette imposante de l’homme-loup.) C'est toi ! Tu es minuscule, adorable ! (Elle poussa presque Niall de ses ailes pour s'installer tout près de Noémie et lui saisir la main.) D'où viens-tu, petite humaine ? Je m'appelle Aeronwy, enchantée !
— No… Noémie, enchantée également.
— Ne lui fais pas peur, elle était avec Calys depuis quelques jours, reprit Niall.
— Quoi ? (Tournant de nouveau son attention sur Noémie, scrutant à la recherche de blessures.) Tu n'as rien ? Ça a dû être horrible, j'espère qu'il ne t’a pas brutalisée !
Noémie sentit la colère monter, le besoin de défendre son sauveur.
— Calys a été charmant avec moi. Il m'a sauvée de la noyade, il a été un vrai gentleman. C'est un homme bien, ne parlez pas mal de lui, s'il vous plaît.
Aeronwy écarquilla les yeux et se mit à rire.
— Ça alors… si je m'attendais à ça.
Niall riait également, se contenant, tandis que Noémie passait de la colère à la mélancolie.
— Je sais qu'il n'est pas très sociable…
— Aeronwy, elle aimerait retrouver deux amies qui pourraient aussi être sur Aldaria. Est-ce que tu peux tenter ?
La femme-oiseau calma son rire et hocha la tête.
— Allons au miroir, nous verrons rapidement si elles sont là ! Est-ce que tu as quelque chose qui leur appartient ? Cela aiderait.
Aeronwy se leva, et le trio se rapprocha d'une sorte de bassin rempli d'eau situé sous le grand arbre.
— Nous avons échangé des bracelets que nous avons tressés, ça vous irait ? demanda Noémie.
— Peut-être. Essayons.
Noémie s'empressa de desserrer les liens pour réussir à les retirer et les tendit fébrilement à la femme-oiseau, qui tira une de ses plumes. Elle enroula les bracelets et sa plume ensemble avant de souffler doucement dessus, tout près de l'eau, en murmurant quelque chose.
L'eau s'agita, et Aeronwy se tourna, tout sourire, vers Noémie.
— Elles sont toutes les deux à Brocéliande. Décris-moi chacune de tes amies et leur bracelet. Ah, et j'aurai besoin d'une mèche de tes cheveux.
— D'accord. Vous avez des ciseaux ? (La harpie lui tendit une petite cisaille que Noémie utilisa pour tailler une petite quantité de ses longs cheveux soyeux.) Léa fait 1m67, avec des cheveux blond foncé ondulés, mi-longs, des yeux noisette, une silhouette athlétique. Alice est un peu plus grande, avec de très longs cheveux roux et des yeux bleus. Elle est toute mince et sourit beaucoup.
— Ah ! J’ai la rousse. Regarde.
Noémie se pencha pour voir le reflet d'Alice, qui semblait s'empiffrer à une table, entourée de sortes de lutins grimaçants. Elle roulait des yeux comme si on lui avait fait une remarque, et se mit à rire, sans bruit. Entendre son rire lui manquait, mais rien qu'en la voyant, elle retrouva son propre sourire. Puis l'image bougea, et ils virent Léa à dos d’une créature cauchemardesque, avec un homme gigantesque se tenant derrière elle.
— Ah ! Celle-ci est avec un géant. Je crois reconnaître Donnon, et ils sont sur un Equorix. Elle n’a pas froid aux yeux, ton amie !
— Oui, confirma Noémie, les larmes aux yeux de soulagement.
— La rouquine se rapproche de la cité d'Ys ! piailla Aeronwy, ravie. L’autre fille a l’air d’être proche du domaine Pennel.
Niall réagit, poussant une sorte de grondement sourd.
— Près de la cité ! C'est vrai, Aeronwy ?
— Tu me prends pour qui ! répondit la harpie sèchement.
— Je vais patrouiller avec les gardes Teirionnour en ville ! J'arriverai peut-être à tomber sur elle si elle ne se cache pas. Ses cheveux roux sont superbes !
— Contrairement à moi, Alice n'aura pas peur de vous. Je l'imagine bien faire des blagues déplacées. Ne vous fâchez pas contre elle si ça arrive, d’accord ?
— Ne t'inquiète pas, Noémie, je serai aussi doux qu'un agneau.
Noémie fit une grimace suspicieuse pendant qu'Aeronwy ricanait.
— Tu es bien la seule à réussir à te moquer de moi... Harpie de malheur !
— Je n'y peux rien si tu intimides les autres, ton cousin Ciaran aussi, une vraie famille de brutes.
Niall soupira et fixa Noémie dont le sourire se flétrit légèrement.
— Vous êtes sûre qu'Alice n'aura pas peur de moi sous ma forme de loup ?
— J'en suis certaine. Elle adore les films de loup-garou et serait capable de vous gratter sous le menton... euh... rien... oubliez la dernière remarque, bafouilla Noémie en devenant cramoisie.
Aeronwy fut prise d'un fou rire, et un grondement guttural s'échappa de la bouche de Niall dont les yeux semblaient briller d'intérêt.
— Niall… Vous croyez que je pourrais venir avec vous ?… Je veux retrouver mes amies au plus vite.
— Je suis navré, mais je ne peux pas emmener une humaine en patrouille, il y a trop de risques. Je te promets de les ramener ici saines et sauves.
Noémie acquiesça, déçue mais rassurée.
— Je comprends, tant qu’elles vont bien, c’est le principal.
Le loup, l'oiseau et la brunette restèrent là à discuter jusqu'à ce que Noémie sente son appétit revenir. Ses amies étaient là, aucunement en danger et n'étaient pas seules. Un gros poids se leva de ses épaules et elle pensa d’un coup à Calys. Elle aurait voulu lui annoncer la bonne nouvelle, mais elle ne savait comment il réagirait. Elle était partie et il était censé détester les humains... Cette réalisation lui donna envie de pleurer.
Elle passa le reste de la journée à errer sans but en attendant de pouvoir regarder la falaise rougir au crépuscule. Elle fixait, à pic de sa fenêtre, les flots qui se déchaînaient en dessous d'elle, formant des vagues énormes qui se brisaient sur les rochers en contrebas.
Ce fracas était comme une musique à ses oreilles, et elle entendit à peine les coups frappés à sa porte. Peut-être que Niall ou Aeronwy venaient la voir avec des nouvelles.
Elle ouvrit la porte, et un garde à l'allure elfique lui signala que des ondines voulaient lui parler. Elle les fit entrer, et l'une d'elles prit la parole, l'air courroucé.
— Vous devez aller voir Calys ! Il n'arrive pas à maîtriser ses vagues depuis deux jours. Il ne mange plus et ses tempêtes commencent à abîmer nos maisons.
Noémie sentait son cœur se serrer. Maintenant qu’elle savait ses amies en bonne santé, elle se sentait plus légère et la culpabilité d’avoir rejeté Calys aussi brutalement lui faisait l’effet d’une douche froide. Elle comprenait maintenant la solitude qu’il ressentait. Elle manquait de confiance en elle, mais elle voulait le voir, lui parler, le toucher.
— Je ne sais pas si ça va améliorer les choses, mais emmenez-moi près de lui, demanda Noémie.
Elle sortit de sa chambre, flanquée des trois ondines, tandis que le garde la suivait.
— S'il vous plaît, pourriez-vous dire à Niall que je vais voir Calys ?
Il acquiesça et partit au pas de course, tandis que Noémie sortit le plus vite possible du palais, suivie par les ondines qui l’accompagnèrent jusqu’à la falaise, la laissant terminer le chemin seule jusqu’au domaine Dourgrenad.
Il était là, dans l'entrée, assis sur les marches, les orbites creusées gâchant presque sa beauté ravageuse.
Elle sentait les embruns mouiller son dos alors qu'elle s'avançait vers lui et l'enveloppa de ses bras. Il enfouit sa tête contre sa poitrine et la serra si fort qu'elle en eut le souffle coupé, puis sans un mot, il la souleva et l'emmena dans sa demeure.
Elle sentait son cœur qui tambourinait, et sans un mot, il la regarda de ses yeux qui reprenaient vie, ses amandes d'un bleu profond pouvant la transpercer.
Il la déposa sur son lit et l'embrassa avec fougue, fondant sur elle comme s'il mourait s'il ne s'abreuvait pas à cette source.
Elle voulait effacer cette douleur et cette solitude qui hantaient son regard. Son inquiétude, sa peur, se muèrent en désir ; elle le voulait véritablement.
Il n'était pas d'humeur à discuter, alors elle non plus.
Elle ne le laissa pas la déshabiller par gratitude de l'avoir sauvée d'une mort certaine, ni ne le laissa pas la prendre comme une femme parce que son passé l'attristait, mais parce qu’elle désirait cet homme, cet ondin, comme jamais elle n’avait désiré quelqu’un pour elle-même.
Il n'y avait rien de doux ou de tendre. C'était un combat, une étreinte sauvage, où il s'accrochait à elle comme un noyer à sa branche et où elle l'embrassait, le visage baigné de larmes, ses gémissements plaintifs résonnant à travers la tempête qui faisait rage.
Une fois calmé, il la baigna dans une source chaude avec beaucoup de douceur alors que son corps endolori s'apaisait peu à peu et qu'elle s'endormait dans ses bras, portée par les remous de l'eau. Puis il se lova contre elle si serré que rien n'aurait pu les décrocher, tandis que l'aube pointait à travers les fenêtres de la chambre, caressant le lit d'une lumière vibrante.
La mer calme bruissait doucement, berçant les deux amants épuisés.
Noémie est une fille timide, manquant de confiance en elle. Elle se retrouve face à quelqu'un qui l'adule, a besoin d'elle, et qui, en la sauvant, devient un point d'ancrage pour elle. Elle tombe amoureuse de lui, car son passé ne l'a en rien préparée à se protéger contre ce type d'homme. Leur relation est à la fois immédiate et explosive, car ni l'un ni l'autre n'a de réelle expérience en matière d'amour. Calys est intense et sincère dans sa manière d'aimer ; il est possessif à l'extrême et prêt à presque tout pour la garder sous son emprise. Il ne voit pas de mal à cela, car il se donne lui-même tout entier à elle.