Solerys était donc bien passé par le camp huit de Kléïto. Mais pourquoi le capitaine Louchet n’en gardait aucun souvenir ?
Je t’avais dit que Solerys était dangereux, dit Telclet.
Je ne pensais pas à ce point-là.
En tout cas, savoir qu’un prisonnier lui avait été amené, avait réussi à s’échapper tout en effaçant ses entrées, en effaçant sa présence…. Le capitaine Louchet en était perturbé, et Axel pouvait le comprendre.
D’ailleurs, le capitaine s’était empressé de réunir ses hommes pour un interrogatoire en règle. À ce stade-là, Axel ne fut qu’à moitié surpris quand tous affirmèrent n’avoir aucun souvenir de ce Solerys. Il était très fort, pour avoir réussi à duper tout le monde, encore une fois.
—Comment a-t-il fait ? demanda Nicoleï, cristallisant les pensées de tous. Il était quand même surveillé, ne pouvait avoir accès aux plantes niléennes qu’il connaissait…
Un frisson parcourut l’échine d’Axel.
Et s’il ne s’agissait pas uniquement de plantes et de potions ? Et si Solerys maitrisait lui aussi un Don ?
La magie des éléments ?
Pourquoi pas ? fit Axel. Le Feu est le plus présent, mais il y a des maitres des Marées sur Atlantis, il y a aussi les Vents, et la Terre dans les mines de M-555. S’il y en existait un cinquième ?
Un cinquième ? répéta Telclet. Ce ne serait pas dans le cycle naturel des choses. Les Éléments sont interdépendants les uns des autres.
Axel réfléchit.
Et la Barrière ?
Celle générée par les phénix ?
Oui. Si je suis ton raisonnement, la Barrière devrait correspondre à l’un des quatre pouvoirs élémentaires, non ?
Telclet resta silencieux un long moment.
Vu qu’elle vient des phénix, ça doit être le Feu. Je vais me renseigner.
Axel continua d’interroger les gardiens du camp, et s’intéressa aussi aux prisonniers tandis que Nicoleï explorait les lieux à la recherche d’indices qui auraient trahi la présence de Solerys. L’homme étant Niléen, il serait difficile de trouver des plumes ou des touffes de poils qui auraient facilité leur tâche.
Le soir venu, Axel dût se rendre à l’évidence : ils n’avaient pas l’ombre du début d’une piste. Il soupira, se résigna à rentrer bredouille, remercia le capitaine Louchet pour son aide et sa coopération. Il ne leur restait plus qu’à rentrer au matin, le soleil étant déjà trop bas pour leur permettre de voler en toute sécurité.
Le sergent Alix leur trouva une place dans leurs baraquements pour passer la nuit. Après un rapide petit déjeuner au matin, ils prirent leur envol en direction de la Porte, sous un ciel gris et un vent qui soufflait fort.
Ils étaient à mi-chemin lorsque les premières gouttes tombèrent. Avec un juron, Axel fit signe à Nicoleï d’accélérer. Les vents se firent plus violents, les obligeant à plus d’efforts pour garder leur trajectoire. Puis la pluie s’intensifia ; en quelques minutes, ils furent trempés, obligés de se poser.
Les trombes d’eau leur ôtaient toute visibilité et Axel n’avait aucune idée de l’endroit où ils se trouvaient. Ils s’étaient réfugiés sur une branche épaisse par précaution. Il ne savait pas s’ils se trouvaient en périphérie d’un camp ou dans une partie sauvage du continent. Certains prisonniers s’échappaient, certains étaient dangereux, possiblement armés. Axel refusait de prendre le moindre risque, même si son uniforme des Mecers lui conférait un statut qui ferait hésiter la plupart de ses adversaires. Il n’était qu’Émissaire, sans un seul Cercle, bien loin de l’aura qui entourait les Messagers.
Les cieux restant bouchés, Axel décida qu’ils attendraient que l’onde passe. Heureusement, il faisait plutôt chaud. Être trempé restait désagréable ; le tissu lui collait à la peau, et ses ailes étaient lourdes sur son dos. À ses côtés, Nicoleï était maussade, regardant l’eau tomber avec mélancolie. Les arbres ployaient sous les rafales du vent, et même si le leur était solide, ils le sentaient bouger alors que les branches plus fines fouettaient les airs.
—Cette mission sera une plaie jusqu’au bout, marmonna Axel.
Nicoleï sourit, avant de frissonner.
—Tu crois que nous sommes loin de la Porte ?
—J’espère que nous avons parcouru au moins la moitié du trajet, répondit Axel, soucieux. Mais nous ne sommes pas sur la route, alors même si la pluie se calme, je ne sais pas si avancer à pieds tant que nos ailes sont mouillées sera une bonne idée. Il y a des bêtes sauvages, ici. Et ce n’est peut-être pas le danger le plus à craindre.
Les minutes s’allongèrent, devinrent des heures : la pluie ne diminuait toujours pas en intensité, et Axel s’inquiéta de la baisse de luminosité qui annonçait le crépuscule. Passer la nuit ici, dans la forêt ? Il s’en serait bien passé. Nicoleï s’était accolé au large tronc, pour se protéger de l’eau, mais c’était vain. Le feuillage les protégeait à peine. Ils étaient détrempés, et la nuit serait plus froide. Impossible de seulement songer à allumer un feu ; des ruisseaux s’étaient formé sur le sol, ruisselant sur l’humus, serpentant entre les buissons et les branches qui jonchaient le sol.
—Je penserai à me renseigner sur la météo la prochaine fois, dit Axel.
—C’est ainsi qu’on acquiert l’expérience, lui retourna Nicoleï avec un sourire.
Il n’avait pas l’air gêné par la pluie.
—Je pensais que tu serais plus impatient que ça de retourner auprès de ton Messager, avoua Axel.
Nicoleï haussa les épaules.
—Oui, Ishim me manque, tout comme ses conseils. Mais c’était bien aussi, cette parenthèse chez les Maagoïs. Tu sais, au début, j’avais peur de ce que j’allais trouver. Tu connais leur réputation… Ce que j’y ai trouvé, c’est bien différent de chez les Mecers. Une seule personne supervise une escouade, et finalement, on apprend aussi beaucoup avec les autres. C’est stimulant, de se motiver à progresser ensemble. Je crois que j’ai beaucoup appris.
—Je me suis senti coupable de t’abandonner entre leurs mains, au début. Tu sais, c’était la première fois que je venais chez mon oncle.
—Vraiment ? J’aurais cru que tu les voyais plus souvent que ça.
Axel haussa les épaules.
—J’étais en mission les fois où mes parents s’y sont rendus. Alistair nous rend visite de temps à autre, quand il est à Valyar, mais pareil, je n’étais pas toujours là.
—Ton cousin est impressionnant, c’est clair. Tu vois, je me demandais si ce qu’on racontait sur lui était vrai, s’il avait vraiment tué un dieu et tout ça… quand on le regarde, ça ne fait aucun doute. Il y a quelque chose chez lui qui rappelle nos Messagers.
Axel approuva du chef.
—J’ai encore beaucoup à apprendre avant d’atteindre son niveau.
Les ombres s’étiraient et la pluie ne cessait toujours pas. Axel fronça les sourcils.
—Je crois que nous allons passer la nuit ici. Je n’aime pas ça.
—Ça ne sera pas la première fois que nous dormons à la belle étoile, fit remarquer Nicoleï.
—Oui, mais Solerys a de l’avance sur nous. Je me demande ce qu’il mijote. J’ai encore l’impression qu’il a un coup d’avance.
—Où crois-tu qu’il soit allé ?
—Bonne question, réfléchit Axel. S’il arrive à effacer sa présence dans l’esprit des gens… il a pu passer la Porte sans que personne ne s’en inquiète.
—Il a l’air vraiment dangereux, dit pensivement Nicoleï. Ça ne t’inquiète pas trop de devoir potentiellement l’affronter ?
Axel haussa les épaules.
—Je ne sais pas. Je suis juste censé retrouver sa piste, pas l’affronter. Et quelque part, je regrette de ne pas avoir pu lui régler son compte, la dernière fois. J’aurais peut-être dû. Qui sait quels nouveaux méfaits il va pouvoir commettre, cette fois…
Nicoleï frissonna.
—Au moins, tu auras de l’aide, cette fois. Tu ne seras pas seul contre lui.
—Oui, c’est une idée réconfortante.
Ils partagèrent leurs rations avant de se caler sur la branche pour s’endormir. Le sommeil fut long à venir ; Axel se sentait frigorifié dans ses habits trempés, il rêvait d’un bon feu réconfortant. Aurait-il dû utiliser son Don ? Il ne savait pas s’il aurait pu lutter contre les trombes d’eau, hésitait aussi à trahir leur présence. Les bêtes sauvages n’étaient pas ce qu’ils craignaient le plus ici.
Un coup d’œil à Nicoleï le rassura : l’Envoyé s’était assoupi, appuyé contre le large tronc. La vision lui arracha un sourire. Au moins, l’un d’entre eux serait en forme, au matin.
Tu ferais mieux de l’imiter, dit Telclet.
Tu as raison. Une longue route nous attend demain.
Axel finit par s’endormir, parce qu’il se réveilla au matin, courbaturé et frigorifié. La pluie avait cessé, réalisa-t-il dans un bâillement. Nicoleï s’éveilla à son tour et Axel lui proposa de sécher leurs vêtements. Le soleil se levait, se reflétait dans les gouttes d’eau qui scintillaient sur les feuilles des arbres. Axel aurait apprécié le spectacle s’il n’avait pas été pressé. En sous-vêtement, il passait sa main sur leurs vestes et leurs pantalons, et un nuage de vapeur l’entourait.
—Merci, dit Nicoleï en récupérant ses affaires sèches. J’avoue que c’est agréable d’être enfin au sec.
Axel approuva. Ils secouèrent leurs ailes pour les débarrasser du plus gros de l’eau, testèrent leur poids. Au-dessus de la canopée, sous les rayons du soleil, ils sècheraient plus vite.
Les premières minutes de vol ne furent pas des plus agréables ; les plumes mouillées les obligeaient à fournir davantage d’efforts pour maintenir leur altitude, et Axel chercha à se repérer. La journée précédente, les contours du paysage s’étaient brouillés sous la pluie. Il finit par discerner ce qu’il supposa être Cark, la capitale de Kléïto, loin à l’ouest. La Porte n’en serait pas loin. Sur un geste de sa part, ils mirent le cap à l’ouest et adoptèrent une vitesse de croisière.
Les nuages s’amoncelaient de nouveau sur l’horizon lorsqu’ils arrivèrent près de la Porte. Ils n’étaient pas seuls, et le Prêtre d’Eraïm s’occupait d’une caravane de marchands. Axel et Nicoleï n’étaient pas pressés, alors ils en profitèrent pour se reposer et manger un morceau. Comme à l’accoutumée, Axel et ses plumes violettes attiraient les regards. Parfois, il aurait aimé être invisible. Et d’un autre côté, son uniforme gris d’Émissaire, tout comme l’uniforme noir d’Envoyé de Nicoleï, leur assuraient une certaine tranquillité.
—Je crois que je n’avais pas vraiment réalisé, dit Nicoleï tout bas.
—Quoi donc ?
—Que partout où tu passes, les regards se braquent sur toi. Ça fait quoi, comme effet ?
Axel remua, mal à l’aise.
—C’est comme ça depuis toujours. J’y suis habitué, maintenant. Je déteste ça, mais que puis-je y faire ? Ma mère peut se teindre les cheveux ou se maquiller pour passer un peu plus inaperçu. Moi… je ne peux pas camoufler mes ailes.
—Il parait que les teintures impériales fonctionnent mieux que les nôtres. Il faudrait peut-être qu’on les teste sur nos ailes.
Axel sourit.
—Je ne sais pas si le Djicam donnera son accord.
—Eh bien, il restera les voies… moins officielles.
—Excusez-moi, Massiliens.
Les deux jeunes Mecers bondirent sur leurs pieds comme une Niléenne s’était approchée d’eux. Petite, la peau d’un bleu foncé, les cheveux élégamment tressés avec des perles et des plumes, elle était vêtue d’un pantalon de voyage, de bottes solides, et d’une veste bordée de fourrure. Sur son front, Axel discerna le symbole de sa caste, une demi-lune dans un rond, qui ne correspondait à aucun métier dont il connaissait la signification.
—Puis-je vous aider ?
—J’ai entendu… seriez-vous les Mecers dépêchés pour retrouver Solerys ?
—Oui, répondit Axel avec précaution.
—Puis-je me joindre à vous ?
—Je ne sais pas qui vous êtes, répondit Axel. Et nous nous déplaçons vite. Sans vouloir vous vexer, vous ne feriez que nous ralentir.
—Ma sœur a fait partie des personnes…. Embrigadées, par Solerys. Cet homme est un manipulateur et je veux qu’il paie pour ce qu’il a fait.
—Et vous êtes ?
La Niléenne bleuit.
—J’ai oublié de me présenter. Je suis Tabatha Pistil, j’appartiens à l’ordre des archers. J’ai obtenu une permission dès que j’ai su que Solerys s’était évadé, je pensais remonter sa piste et participer aux rechercher pour le localiser.
—Je suis l’Émissaire Axel et voici l’Envoyé Nicoleï. J’avais pour mission de récupérer des informations dans le camp où Solerys était détenu avant de ramener Nicoleï sur Massilia. Je crains de ne pouvoir vous aider davantage.
Elle se mordit la lèvre.
—Et si je vous disais… Il parait qu’il est retourné sur Niléa.
—« Il parait ? » sourcilla Axel. Il faudra plus que des suppositions.
—Mon tour est juste après la caravane, indiqua-t-elle. Venez avec moi sur Niléa, mettons nos compétences en commun pour retrouver sa piste.
Axel hésita. Derrière la caravane, il y avait encore une dizaine de voyageurs en attente. Une surprise, mais avec les pluies de la veille, il n’était pas étonnant que tout le monde ait reporté leur voyage de quelques heures.
D’un autre côté, il n’était pas censé faire un détour sur Niléa mais rentrer directement sur Massilia faire son rapport.
—Qu’en penses-tu, Nicoleï ?
—Tu me demandes mon avis ? répondit-il, surpris. C’est toi, l’Émissaire. Bon, je t’avoue que je ne cracherai pas sur quelques heures de vacances supplémentaires…
—Ce ne serait pas long, juste quelques heures…. Et peut-être aurions-nous un peu plus d’éléments à insérer dans notre rapport. Parce que jusque-là, je n’ai pas l’ombre d’une piste…
—Allons-y, alors. Au pire, tu es lié, tu pourras expliquer au Messager Ishim que nous avons été retardés.
Rassuré, Axel accepta l’offre de Tabatha. Et c’était une bonne chose, réalisa-t-il, parce que midi était passé et qu’il restait la moitié de la caravane à traverser.
Ils patientèrent une heure, essentiellement en discutant avec Tabatha. Axel ne connaissait pas cet ordre des archers niléens ; les meilleurs archers venaient de Vénéré, après tout. Il découvrit qu’il s’agissait d’une unité niléenne conçue pour escorter les caravanes marchandes et qui louait aussi ses services à des particuliers qui souhaitaient une protection.
Elle s’intéressa aux bribes d’information qu’il lui donna : Axel préférait ne pas trop en dévoiler. Il ne savait pas quels seraient ses prochains ordres, ni si la traque de Solerys lui serait confiée.
Enfin, ce fut leur tour. Tabatha régla le prix du passage et Axel la remercia. Comme à chaque fois, passer le chatoiement lui arracha un frisson. De l’autre côté, il retrouva l’air sec de Niléa, dans une grande plaine herbeuse.