Ils empruntèrent des chevaux au relais tout proche de la Porte, et se mirent en route pour Tikal, première ville à proximité. Jusqu’ici, Axel n’avait repéré aucune trace de Solerys, et comme il s’en était douté, la Prêtresse en fonction de ce côté-ci de la Porte n’en gardait aucun souvenir. Tabatha était persuadée qu’ils retrouveraient sa trace à Tikal, alors Axel s’était laissé convaincre et lui avait emboité le pas.
Évidemment, ils seraient allés bien plus vite en volant. Mais cela aurait été impoli de leur part alors qu’elle les avait aidés.
Tikal s’était développé dans la partie concave d’un méandre de la rivière Emenein, au milieu de grandes prairies herbeuses vallonnées. Loin au sud, Axel était certain qu’il aurait pu distinguer les cimes de la Colonne, la grande chaine de montagne qui séparait le continent. C’était étrange, de revenir sur Niléa après tout ce qu’il y avait vécu. Comme si tout cela s’était passé il y a des années, et non quelques semaines.
La cité était entourée de hautes murailles de briques ocre. La double porte était largement ouverte, un flot constant de marchands et voyageurs s’écoulait dans et hors les murs. Il n’y avait pas de gardes ; Axel savait que la planète entretenait une police qui œuvrait uniquement à l’intérieur des cités : une étoile à cinq branches était tatouée sur leur front. La dernière fois qu’il était passé par Niléa, il n’avait fait que survoler la ville. Cette fois, il se rendait compte qu’elle était bien plus grande qu’il ne le croyait. Les pavés étaient gravés, un souvenir qui le fit sourire.
Comme Orein, Tikal était organisée par quartiers, avec des arches légères qui enjambaient les rues, des gravures sur les linteaux des portes, des peintures sur les volets de bois qui encadraient les fenêtres. Beaucoup possédaient des vitraux détaillés, et non de simples vitres de verre, d’ailleurs.
Des fleurs émaillaient les fenêtres, des enseignes bougeaient doucement sous le vent, détaillant les boutiques dont elles ornaient la devanture.
Ici, il était à peine midi, (et il est juste après midi le chapitre d’avant !) alors Tabatha s’arrêta devant une auberge. Ils confièrent leurs chevaux à une palefrenière, puis entrèrent dans la salle commune. L’odeur des pommes de terre sautées le fit aussitôt saliver. Il y avait beaucoup d’étrangers. De nombreuses tables étaient déjà occupées, mais la tenancière leur trouva un coin éloigné de la cheminée.
—Désirez-vous diner ?
—Oui, répondit Tabatha.
—Nous avons des pommes de terre ail persil, du poulet rôti arrosé de vinaigre au miel, et des carottes glacées.
—Ce sera parfait, dit Axel. Avec de l’eau.
—Comme il vous plaira.
Une serveuse leur apporta bientôt les plats demandés. C’était bon, c’était chaud, et cela les changeait agréablement des rations de leurs repas précédents. Évidemment, c’était niléen : les pommes de terre avaient été tranchées et découpées en étoiles, les filets de poulet étaient nappés de sauce qui dessinait des arabesques sur leur peau croustillante, et les carottes formaient une fleur autour d’un petit dôme de beurre à l’ail. Un délice pour les yeux comme pour l’estomac.
Ils mangèrent avec appétit et lorsque la serveuse s’avança vers eux pour remporter leurs assiettes, Tabatha engagea la conversation, posa quelques questions pour savoir s’il y avait eu des nouveautés récentes en ville. Hélas, de nombreux voyageurs transitaient par Tikal, il était donc difficile d’en isoler un, surtout s’il décidait de passer inaperçu.
Une fois la serveuse partie, Axel soupira.
—Cette piste est une impasse. Merci pour tout, Tabatha, mais nous ferions mieux de rentrer sur Massilia.
—Et rester sur un échec ? contra-t-elle.
—Nicoleï n’est qu’Envoyé, objecta Axel. Je dois le raccompagner.
Nicoleï se renfrogna.
—J’ai passé un mois sans mon Messager, Axel, ça peut attendre quelques jours de plus. Je m’en veux encore, pour Solerys. J’aurais aimé participer au moins à retrouver sa piste. Ça ne devrait pas être si dangereux que ça, non ? Puis, tu es Lié. En cas de souci, tu peux toujours contacter d’autres Mecers.
Axel joua distraitement avec les miettes qui restaient sur la table.
—Je ne sais pas trop, Nicoleï. Solerys est dangereux, c’est une certitude. Je n’ai pas même pas de Cercle.
—La plupart des gens n’y prêteront aucune attention. Ce qui compte, c’est que tu as le gris des Émissaires. C’est ça qu’ils verront, que tu es redoutable.
Axel ne répondit pas. Telclet s’était lové dans son sac de poitrine, il percevait qu’il dormait. Dommage, pour une fois il aurait bien aimé quelques conseils. Être Émissaire se révélait plus complexe qu’il ne l’aurait cru. Avant, il lui suffisait d’obéir au Messager Itzal. En territoire impérial, il était invité, n’avait eu qu’à se plier à la routine de la maison de son oncle.
Et là… là il se retrouvait seul à décider. C’était déstabilisant. Il avait eu envie d’être un peu plus libre, quand il était Envoyé. De choisir, de faire ce dont il avait envie. Il découvrait maintenant que choisir était compliqué. Il avait peur de se tromper, peur de prendre une mauvaise décision, peur de la responsabilité de Nicoleï. S’il lui arrivait quelque chose, il ne se le pardonnerait pas.
Était-ce pour cette raison qu’il avait si facilement succombé à Solerys ? Parce qu’il lui avait donné un but et des objectifs ? S’était-il plié à des ordres, inconsciemment, par habitude ? Était-ce pour cette raison qu’il s’y était trouvé plus vulnérable ?
Cette fois, il n’avait pas d’échappatoire. Son oncle Aioros, le Djicam de Massilia, lui avait confié la mission de retrouver la trace de Solerys. Il devait aussi raccompagner Nicoleï sur Massilia. Axel retira le papier de sa poche et relut la missive. Il n’avait pas de date précise pour la présence de Nicoleï sur Massilia. Et même s’ils n’avaient pas toujours été proches, Axel appréciait de ne pas être seul sur cette mission. En plus, il n’avait pas tort : Nicoleï aussi avait été impacté par les manigances de Solerys. Il méritait aussi de savoir ce qu’il était advenu de lui.
Axel se décida : Nicoleï l’accompagnerait jusqu’à ce qu’ils retrouvent des traces de Solerys. S’ils n’avaient toujours rien d’ici trois jours, il contacterait le Messager Ishim et lui demanderait si Nicoleï devait rentrer.
Sa décision prise, Axel se sentit plus léger et plus confiant. Il s’empressa d’informer ses compagnons. Nicoleï afficha un large sourire, certainement content de profiter de quelques jours de liberté supplémentaire, mais Axel se dit qu’il lui faudrait le faire travailler. Il ne s’agissait pas de vacances, après tout !
Le soulagement qu’afficha Tabatha déstabilisa Axel. Pourquoi tenait-elle absolument à faire équipe avec eux ? Il avait accepté pour gagner du temps à la Porte, et parce qu’une Niléenne susciterait moins de commentaires lorsqu’ils auraient à poser des questions.
Elle suggéra d’aller poser des questions dans l’après-midi. La ville était vaste, mais ils étaient trois. Axel refusa de laisser Nicoleï seul : la dernière fois qu’ils s’étaient séparés…
Telclet dormait encore mais Axel refusa de perdre du temps. Ils quittèrent l’auberge et sortirent dans la rue. L’air était frais, Tabatha leur confirma qu’ils arrivaient au début de l’hiver et que les températures ne tarderaient pas à devenir négatives dans la région. Axel songea qu’il lui faudrait acheter des tuniques de dessous plus chaudes s’ils devaient s’attarder dans le coin.
Comme à Orein, la ville était divisée en quartiers correspondant à différents secteurs d’art, et les pavés étaient gravés différemment selon les zones. Ils suivirent Tabatha dans le quartier des fleuristes, restèrent un peu en arrière tandis qu’elle posait ses questions. Sans surprise, nul ne reconnaissait la description de Solerys. Axel suggéra d’aller se renseigner chez les guérisseurs. Solerys l’était, après tout. Enfin, d’après Axel, il ne méritait pas ce titre : Solerys ne guérissait pas, il pervertissait les esprits des gens. Tabatha pensa qu’ils auraient davantage de chance chez les herboristes : un lieu où se mêlaient fleuristes et guérisseurs, et d’autres professions encore qui cherchaient des fleurs et plantes aux propriétés particulières. Axel accepta de la suivre.
Cette fois, il y avait moins de monde dans les rues. Il y avait moins de luminosité, aussi, dans ces rues étroites bordées de maisons coquettes à trois étages. Les toits étaient fortement inclinés, couverts de tuiles en céramique brillantes, et Axel douta que l’atterrissage soit propice aux ailés. En tout cas, vu l’inclinaison, ils devaient avoir souvent de la neige en hiver. Le soleil déclinait déjà alors qu’ils n’étaient qu’en milieu d’après-midi ; Axel espéra qu’ils puissent en terminer avant la nuit. Dans tous les cas, il leur faudrait trouver une auberge pour passer la nuit.
Axel fut frappé par l’odeur de lavande qui régnait dans le quartier des herboristes. Sur chaque porte, un bouquet se balançait au gré du vent, et chaque fenêtre était pourvue d’une jardinière garnie de ce qu’Axel supposa être des herbes médicinales après en avoir reconnu quelques-unes. Au travers des vitrines, ils distinguaient des pots remplis de poudres colorées et d’herbes séchées. Mais rien que dans la rue, il y avait au moins dix boutiques et Axel se sentit découragé. Chercher Solerys, c’était pire que de chercher une aiguille dans une botte de foin.
Tabatha lui avait assuré qu’elle avait une piste, mais Axel commençait à douter. Jusque-là, en tout cas, à part interroger les passants et les marchands, comme lui et Nicoleï, elle n’avait rien amené de plus.
Frustré, Nicoleï tapa dans un caillou sur la chaussée.
—Jamais nous ne le trouverons ici, s’agaça-t-il.
—Parce que tu croyais que ce serait facile ? siffla Axel.
—Un peu de calme, intervint Tabatha. Solerys est Niléen, ne l’oubliez pas. Ne croyez-vous pas que certains seraient prêts à le couvrir, malgré ce qu’il a fait ? Vous êtes des Mecers. Ici, vous êtes considérés comme des tueurs.
—Nous ne le sommes pas, protesta Nicoleï.
Tabatha haussa les sourcils.
—Mais vous ne faites pas de prisonniers. Et vous êtes doués, avec vos épées. Ils savent qu’ils n’auraient pas le dessus dans un affrontement.
—Alors que proposes-tu ? soupira Axel. Tu nous as déjà dit qu’il serait plus facile de trouver Solerys ici, et jusque-là, nous avons fait chou blanc. Tu trouves peut-être que les Massiliens sont prompts à dégainer, mais sur Massilia, nous aurions eu plusieurs raisons pour demander des excuses aux passants qui ne se sont pas gênés pour manifester leur mécontentement en nous bousculant sans raison. Et nous n’avons encore tué personne. N’importe qui peut mentir, ici. Comment peux-tu te fier à leur seule parole ? Même s’ils avaient vu Solerys, ils ne le diraient pas.
—Peut-être pas à vous, reconnut Tabatha. Mais il faut me croire. Tikal est une grande ville, il nous faut un peu de temps.
—Chaque heure qui passe nous retarde.
—Essayons une rue moins fréquentée, proposa Nicoleï. Solerys doit se cacher un minimum. Même s’il efface sa présence de l’esprit des gens, je doute qu’il puisse le faire à grande échelle. Si cela fonctionne comme un Don… cela pourrait l’épuiser.
—Très bonne analyse, reconnut Axel.
Nicoleï prit la tête de leur groupe, tourna à droite dans une petite ruelle encore plus étroite, sombre et sinueuse. Axel plaça la main sur le pommeau de son épée. Dans une ville de cette taille, il y avait forcément de petits détrousseurs et il refusait d’être une proie. Ils n’avaient pas beaucoup d’économies, juste de quoi payer quelques nuits d’auberge.
Certaines devantures étaient ici moins élégantes que dans l’artère principale ; il y avait davantage de poussière, des herbes poussaient entre les interstices des pavés. Axel frissonna. Il y avait quelque chose, ici… qu’il aurait presque qualifié de pas normal. Si tant est que cela soit possible.
—Tu le sens aussi ? dit tout bas Nicoleï.
—Sentir quoi ?
—Les Vents. Ils s’agitent.
Surpris, Axel chercha la source de ses pouvoirs. Il n’avait plus touché aux Vents depuis longtemps, s’efforçant de les occulter, de nier leur existence. Comme si avec assez de volonté, ils pourraient disparaitre. Un espoir vain, il le savait, mais peut-être… Son Feu était calme, au repos, un puits de douce chaleur niché au cœur de ses entrailles. À côté, par contre… Nicoleï avait raison. Les Vents tourbillonnaient dans l’espace réduit qu’il leur avait accordé.
—Tu as raison, reconnut Axel.
Pour quelle raison, c’était une autre histoire.
—Vous possédez le Don des Vents ? dit Tabatha, surprise.
—Cela ne nous aidera pas à trouver Solerys, répondit Axel.
—S’il utilise une sorte de magie… peut-être trouverons-nous un écho ? hasarda Nicoleï.
Axel en doutait mais ravala ses commentaires. Il était fatigué, las de tourner en rond. Oui Solerys était un danger et devait être retrouvé à tout prix, mais comment était-il censé s’y prendre, sur une planète dont il ne connaissait rien ?
Et Telclet qui dormait toujours. Peut-être que lui, il aurait eu une idée.
—Entrons ici, décida Nicoleï en désignant une boutique.
La peinture était écaillée sur les bords de la porte, les vitres auraient mérité d’être nettoyées, et les fleurs avaient besoin d’eau.
Tabatha poussa la porte, dans un tintement de clochettes. Nicoleï et Axel entrèrent à ses côtés. La pièce était plongée dans la pénombre, mais des bruits de pas dévalant un escalier se firent entendre, et bientôt, un Niléen apparut de l’autre côté du comptoir. Il posa une lampe, les salua avant d’allumer d’autres lampes. Sa peau était d’un bleu pâle, ses yeux noirs, les cheveux coupés courts et teint en bleu foncé strié de mèches blanches. Sa veste verte était brodée de lianes dans un ton plus clair, parsemées de petites fleurs jaunes. Axel était certain d’avoir déjà vu des fleurs similaires, sans se souvenir où.
Tabatha se chargea de lui décrire Solerys et de demander s’il avait eu des échos de son passage. L’homme, qui se prénommait Tikeur, se frotta pensivement le menton.
—Solerys, dites-vous ? Je l’ai bien connu, à une époque. Ça remonte à, quoi, quatre ou cinq ans ? À l’époque de la guerre des Dieux. Je ne peux pas dire que je l’appréciais mais il s’y connaissait en herbes, ça c’est sûr.
Tikeur ouvrit une porte, vint se promener devant les étagères chargées de pots en verre, jeta un coup d’œil détaillé aux Massiliens.
—Je sais reconnaitre des Mecers quand j’en vois, soupira-t-il. J’imagine que vous avez des questions ? Installez-vous, ajouta-t-il en désignant deux canapés. Ici, je vends principalement des teintures. Du rouge, issu de la cochenille. Du jaune, que j’extrais d’une roche. J’ai même du céruse. Un colorant blanc parfaitement couvrant, mais hautement toxique.
—Solerys s’est évadé de Kléïto, déclara Axel après s’être assis, Nicoleï à ses côtés. Nous sommes à sa recherche pour le remettre aux autorités compétentes.
—Ça ne m’étonne pas. Solerys a toujours joué avec les limites. Je me disais bien que je l’avais revu, mais qu’il avait changé de couleur de cheveux… j’aurais dû me douter que s’il se faisait discret, c’était pour une bonne raison.
—Alors il est passé par ici ? demanda Axel, le cœur battant.
Tikeur acquiesça.
—Il avait besoin de plusieurs ingrédients. Des pétales de rose pourpre, des étamines de lys cendré, des racines de fourche-oison…
—À quoi ça sert ?
Tikeur haussa les épaules.
—Pour des potions d’oubli, les racines fonctionnent bien, mais c’est à doser avec prudence. Ceci dit, Solerys est un maitre dans son art.
Nicoleï frissonna.
—Ces potions devraient être interdites. On ne devrait pas jouer avec les souvenirs des gens.
—C’est interdit, précisa Tikeur avec un sourire. Il reste que les racines de fourche-oison, associées avec des feuilles de mansia, ont un effet apaisant très utile.
—Il appartient donc à la guilde des alchimistes ? demanda Tabatha.
—Oui. Leurs membres sont peu nombreux. Certains leur attribuent des miracles, d’autres les considèrent comme des charlatans.
—Quand était-il venu ?
—Il était encore là hier, mais je ne l’ai pas revu aujourd’hui. Il avait l’air pressé, d’ailleurs.
—Auriez-vous une idée de sa destination ? De ses buts ? questionna Axel.
Tikeur eut un geste de dénégation.
—Il ne semblait pas vouloir être reconnu. Vous savez, vous n’avez pas envie d’être l’ennemi de Solerys.
—S’il n’est pas venu chez vous, chez qui s’est-il rendu ?
—En face, indiqua Tikeur d’un signe du menton. Chez Ginova. Je ne sais pas si elle acceptera de vous aider, par contre.
—Merci, dit Axel en se levant. C’est toujours un début.
—Mais avec plaisir, Émissaire. Soyez prudent.
Axel se contenta d’un signe de tête avant de rejoindre la ruelle, Tabatha et Nicoleï sur les talons. Un conseil de prudence ? Il était Émissaire, quand même !
Et il s’était fait rouler comme un débutant, dut-il admettre. Il serra les dents. Cette fois, ce n’était pas pareil. Il était préparé. Solerys ne pourrait pas le manipuler.
Un coup d’œil au ciel lui apprit que le crépuscule ne tarderait pas. D’ailleurs, les oiseaux qui pépiaient étaient moins nombreux, s’il se fiait à ses oreilles. En face, la boutique n’était que faiblement éclairée, même si le rideau n’était pas complètement baissé.
—Allons voir cette boutique, décida Axel malgré son estomac qui criait famine.
Nicoleï protesta, mais à son soulagement, se tut rapidement et Tabatha lui emboita le pas.
Cette autre boutique paraissait aussi miteuse, avec ses fleurs jaunes à moitié fanées qui encadraient sa vitrine sale. Des bouquets de lavande pendaient au plafond, de ce qu’en apercevait Axel, et une lumière tamisée était visible. Il poussa doucement la porte, qui s’ouvrit avec un carillon.
À l’intérieur, des chandelles s’empilaient sur le comptoir, presqu’entièrement recouvert de cire. Le symbole des alchimistes était gravé dans un rond sur la façade, entre deux coulées de cire colorée.
Le regard d’Axel s’égara sur les étagères bien alignées, bien plus propres que tout le reste de la boutique. Les bocaux, de tailles et formes diverses, était proprement étiquetés. Nicoleï s’avança, curieux, pour lire les étiquettes.
—Cuisse de rainette ocellée, lut-il. Spermaceti de baleine noire. Racine de Linpo. Noix de Zif. Plumes noires de Jabiru Nain. Pétales séchés de rose éternelle.
—Parfaites pour concocter un filtre d’amour, fit une voix sèche. Vous cherchez quelque chose, Massiliens ?
Axel s’empressa de saluer la marchande – portait-elle un autre nom ? – qui venait d’arriver.
—Bonjour, madame. C’est quelqu’un, que nous recherchons.
Elle braqua sur lui un regard acéré.
—Un Émissaire à la peau violette. Oui, j’ai entendu parler de vous. Que voulez-vous ?
—Des informations sur Solerys.
—Solerys ? s’étonna-t-elle.
—Nous savons qu’il est venu ici. Où comptait-il aller ?
Elle resta silencieuse un long moment, et juste au moment où Axel se demandait s’il ne devait pas insister davantage, répondit :
—Personne ne s’est présenté à moi sous ce nom, dit-elle enfin. De qui parlez-vous ?
Tabatha lui fit une description sommaire du personnage, ajouta qu’il aurait les cheveux teints et qu’il cherchait à se faire discret.
Elle se tapota les lèvres.
—Quelqu’un correspondant à votre description est bien passé hier, admit-elle à contrecœur. Il lui fallait de grandes quantités de Zif, car il se rendait en pèlerinage au pic du Rocher Brisé. Dans la Colonne, précisa-t-elle. Il y a un rocher fendu en deux moitiés, si lisses que cela vient obligatoirement d’une intervention divine. Certains disent qu’il s’agit d’Eraïm, d’autres des esprits des Vents, ajouta-t-elle face à leur air sceptique. Quoi qu’il en soit, il y a toujours des jeunes gens pour s’y rendre, en quête d’une bénédiction ou pour montrer leur courage. Voir le rocher fendu, il parait que ça donne de l’inspiration pour dix ans.
—Coutume bien étrange, marmonna Nicoleï.
—Merci pour votre aide, remercia Axel en s’inclinant, poing sur le cœur.
—Pourquoi le recherchez-vous ? L’un de ses remèdes n’aurait pas marché ?
—Il s’est évadé de Kléïto, dit Axel, où il purgeait une peine pour manipulation et séquestration. Il a enlevé plusieurs jeunes niléennes.
La marchande pâlit, virant au bleu clair.
—Alors c’était lui, derrière tout ça ! J’ai entendu parler des jeunes filles, oui. La fille de ma cousine était concernée. Si vous aviez vu l’état dans lequel elle l’a récupérée… (elle frissonna). Il leur a donné de l’amphigor. Il faudra des mois d’antidote pour qu’elles soient totalement guéries.
—De l’amphigor ? fit Nicoleï. Qu’est-ce que c’est ?
—Un élixir extrêmement complexe à fabriquer. Seuls les meilleurs de la guilde savent le fabriquer. Il demande de nombreux ingrédients rares, la plupart ne se trouvant pas sur Niléa. Il faut donc voyager pour les récupérer, car rares sont les marchands qui font commerce de ces ingrédients particuliers. La recette est extrêmement complexe, la préparation s’étale sur des mois, et à la moindre erreur… explosion, dégagement de fumées toxiques, empoisonnement… nombreux sont les alchimistes à y avoir laissé la vie. Personnellement, je ne m’y risquerai pas. C’est bien trop dangereux.
—Quels en sont les effets ? demanda Axel.
—C’est bien plus puissant qu’une potion d’oubli, dit lentement Ginovas, comme à regrets. Les effets peuvent durer des semaines, voire des mois si l’on en prend régulièrement. L’élixir d’amphigor gomme la mémoire et la personnalité, comme si vous posiez un voile sur vos souvenirs, précisa-t-elle face à leurs airs effarés. Ils ne disparaissent pas vraiment, mais ils peuvent être remodelés. C’est très, très dangereux.
—Comment peut-on vouloir avaler ça ? questionna Nicoleï, plus pâle que ses ailes.
—Généralement, c’est réservé à de rares cas de traumatismes. Les souvenirs de guerre qui tournent en boucle, par exemple. Il fut beaucoup utilisé il y a vingt-six ans, lors du Traité de Paix. Nos compatriotes qui avaient été esclaves au sein de l’Empire…. Certains souhaitaient oublier. Nous leur avons fourni ce moyen. Mais je n’en ai pas en stock, prévint-elle. Et je ne le vendrai pas à des non-initiés.
—L’élixir en lui-même ne m’intéresse pas. Vous avez parlé d’un antidote ?
Elle acquiesça.
—L’effet de l’élixir dure plusieurs mois en moyenne. Ensuite, si la personne a correctement fait son suivi, le voile peut rester sur les souvenirs les plus désagréables. Parfois, les souvenirs reviennent petit à petit, parce que la personne a appris à faire la paix avec ces évènements. L’usage de l’amphigor est strictement encadré.
—Alors pourquoi Solerys en utilisait à son profit ?
Elle écarta les mains en signe d’impuissance.
—Je n’en ai aucune idée.
—Vous avez de l’antidote ? demanda Tabatha.
—Il m’en reste un flacon.
—Et vous seriez capable d’en refaire ? poursuivit Axel.
Elle secoua la tête.
—Pas avant plusieurs mois. L’hiver est là et les premières gelées ne tarderont pas. Or, il faut des fleurs fraiches de myosotis. Elles ne fleurissent qu’à la fin du printemps.
Axel pinça les lèvres, contrarié. Face à Solerys, ils auraient bien besoin de tous les avantages possibles.
—Je vais vous chercher le flacon. Solerys est peut-être doué, mais utiliser ainsi l’amphigor sur ses propres compatriotes…. (elle secoua la tête). Je ne peux le comprendre. Attendez-moi un instant.
Elle écarta les rideaux de velours derrière le comptoir et monta les marches pour se rendre à l’étage. Nicoleï exprima ses doutes.
—Pouvons-nous lui faire confiance ? Pour ce que nous en savons, cet antidote pourrait bien être de l’amphigor. Ou un poison. Ou n’importe quoi d’autre.
—Elle n’agirait pas ainsi ! protesta Tabatha.
—Mais elle a reçu Solerys et lui a vendu des composants essentiels à ses potions, objecta Axel.
—Parce qu’elle ne l’avait pas reconnu.
—Rien ne nous oblige à boire l’antidote ou quoi que ce soit, de toute manière, conclut Axel. Nous aviserons au moment.
Eraïm le préserve d’avoir à tester un remède inconnu ! Il en avait des frissons rien qu’au souvenir du goût infect des potions de Solerys. Était-ce de l’amphigor, qu’il avait avalé ? Était-ce son lien avec Telclet qui en avait brisé les effets ?
Il n’en savait rien, et ça l’inquiétait.
Les rideaux s’écartèrent de nouveau et Ginovas réapparut.
—Voilà, dit-elle.
Elle tenait un petit flacon de forme carrée, à peine plus grand que la paume de sa main. Axel s’en saisit.
—Une seule goutte, prévint-elle. Diluée dans un verre d’eau. Pas dans une tisane ou du thé, le chaud annule ses effets. Le plus rapidement possible après l’ingestion de l’amphigor, évidemment.
—Merci pour tout, dit Axel en rangeant le flacon dans sa besace.
—Soyez prudents, Massiliens.
Axel se retint de répondre. Pourquoi lui conseillaient-ils tous la prudence ? D’accord, il était tout juste Émissaire, mais quand même… Il s’était déjà frotté à Solerys, il savait qu’il était dangereux, alors pourquoi remuer le couteau dans la plaie ?
—On va manger ? demanda Nicoleï dès qu’ils furent à l’extérieur.
Axel hésita. Ces deux boutiques avaient été fructueuses, mais peut-être que s’ils en visitaient une troisième…
—Ce serait mieux, intervint Tabatha, brisant net ses pensées. Si vous souhaitez poursuivre vers la Colonne… il n’y a que des petites routes. C’est long, il vous faudra des provisions, il y a peu de villages.
Nicoleï haussa les épaules.
—En volant, nous irons bien plus vite, n’est-ce pas, Axel ?
Il acquiesça.
—Trouvons-nous une auberge pour en discuter et passer la nuit. Il sera temps d’aviser.