- Sortez, dit un homme en apparaissant sur le seuil du patio.
La peau olive, les cheveux et les yeux noirs, il portait des vêtements simples mais lui allant à merveille. Pandore fit un pas mais constatant que Stéphane ne bougeait pas, il se racla la gorge.
- Sors, Stéphane, ou j’ordonne au complexe de t’y forcer et ça ne sera pas agréable !
Le mari d’Hélène s’éloigna en ronchonnant. Nul doute que la conversation entre ces deux-là reprendrait une fois dehors et elle risquait d’être houleuse.
- Viens, Hélène, dit l’homme.
Hélène ferma la porte derrière elle avant de s’installer dans un fauteuil au milieu des plantes. Au-dessus de sa tête, le ciel noir brillant d’étoiles resplendissait mais elle le savait : l’endroit était totalement sécurisé. De l’extérieur, on ne pouvait ni entendre, ni voir, même avec des yeux ou des oreilles experts. Il prit place face à elle.
- Bonjour, Chris ?
Les lèvres du Vampire s’étirèrent.
- Bonjour Hélène, répondit-il sans confirmer ni nier. J’aimerais discuter avec toi.
Hélène hocha la tête. Elle n’avait de toute façon pas le choix.
- Il semblerait que personne n’ait pris cette peine jusque-là et je trouve ça fort dommage, annonça Chris.
Hélène ne répondit rien. Elle n’avait aucune idée de la conduite à tenir ni de la réponse à donner.
- Je ne suis pas en train de m’excuser, précisa-t-il, tout simplement parce que je ne suis pas censé m’occuper de ça. Je trouve juste dommage que les personnes en charge jusque-là n’aient pas daigné le faire.
- Si j’ai bien compris, ça fait un moment que vous avez pris cette organisation sous votre aile, accusa-t-elle.
Il ne prit pas ombrage de la remarque cinglante.
- Malika s’en chargeait et elle a réalisé des ajustements, sans prendre la peine d’en informer les premiers concernés, décision regrettable, j’en conviens. Malika vient d’être écartée. Nous peinons à lui trouver un remplaçant. De ce fait, la situation est un peu précaire.
Hélène plissa les yeux. Malika, écartée ? Qu’est-ce que cela signifiait ?
- Je n’ai aucun a priori, aucun jugement pré-établi. Je ne pense pas qu’un homme soit plus à même de commander qu’une femme, un vieux qu’un jeune, un blanc qu’un noir, un Vampire qu’un humain.
Hélène fronça les sourcils. Où voulait-il en venir ?
- Tu n’as pas l’air de saisir. Ceci est un entretien d’embauche.
- Entretien d’embauche ? répéta Hélène. Quoi ?
- Le poste de gestionnaire des sherva est vacant. Tu ferais peut-être une bonne candidate. À toi de me convaincre.
- Gestionnaire des sherva ?
- Commençons, indiqua Chris en s’asseyant confortablement. Que penses-tu de la formation des sherva ?
Hélène dut répéter plusieurs fois la question dans sa tête avant de la saisir pleinement. Quand elle l’eut intégrée, elle dut y réfléchir avant de pouvoir répondre :
- Elle est très incomplète. L’existence des Vampires et leurs caractéristiques physiques sont bien expliquées. En revanche, à aucun moment ne sont fournis leurs failles et leurs forces. C’est à l’étudiant de les saisir par lui-même. Je pense qu’on pourrait gagner beaucoup de temps, non pas forcément en les donnant sur un plateau, mais en incluant des périodes d’échanges entre étudiants sur ce thème, puis en invitant un sherva aguerri à venir compléter si besoin.
Le Vampire sourit avant de redevenir neutre.
- Continue, proposa-t-il.
- L’histoire des Vampires nous est expliquée mais elle contient des mensonges. J’ignore la raison de ce choix alors je peux difficilement juger. Je dis simplement que nous sommes censés améliorer votre société. Notre rentabilité serait peut-être meilleure si nous comprenions votre mode de fonctionnement dans son ensemble.
- Comment sais-tu que l’histoire qui t’a été présentée est fausse ? demanda le Vampire.
- Parce qu’il n’y est fait nulle part mention de Malika ou des Aars.
Le Vampire tiqua.
- Comment as-tu reçu ces informations si ce n’est pas pendant ta formation de sherva ?
Hélène haussa les épaules. Elle ne comptait pas répondre à cette question, car elle considérait la réponse comme sans intérêt.
- On nous présente les Vampires comme formant une belle société unie avec pour chef Gilles d’Helmer. Votre présence ici prouve le contraire.
- En quoi comprendre les enjeux politique des Vampires peuvent-ils aider un sherva à les débusquer ?
Hélène grimaça en se tortillant de malaise. Elle se sentait mal. Elle était fatiguée et ne s’était pas préparée à un tel interrogatoire. Elle n’avait pas la réponse à tout non plus !
- En quoi ne pas les comprendre est-il un frein ? proposa Chris.
- Ce monde est déjà compliqué mais quand en plus on navigue à l’aveugle en plein brouillard, c’est l’enfer ! s’écria-t-elle.
- Calme-toi, Hélène, dit-il tendrement. Ne me crie pas dessus. N’hésite pas à te détendre et à rassembler tes pensées avant de me répondre. J’ai tout mon temps alors zen. Contrôle ton attitude. Je suis très pointilleux sur le respect qui m’est dû.
- Vous n’avez pas pris la peine de vous présenter, répliqua Hélène, volontairement incisive.
- Je suis le roi du monde, répondit-il sans modestie.
Hélène ne réagit pas à la présentation. Il venait d’énoncer une vérité. Il n’y avait rien à répondre. Elle se promit simplement de faire plus attention à la façon dont elle lui adressait la parole.
- Faire en sorte que le sherva maîtrise son univers afin de le rassurer et lui permettre de travailler sereinement. J’ai bien résumé ? proposa-t-il.
- Oui, monsieur.
- Majesté, la contra-t-il.
- Majesté, répéta Hélène, le ventre noué.
- Autre chose à redire sur la formation des sherva ? lança-t-il.
Hélène réfléchit un instant puis annonça :
- Nous recevons une formation de base sur la comptabilité, la gestion et le management. Sauf que c’est totalement inintéressant et certainement pas ce dont un sherva a le plus besoin pour réussir.
- Je t’écoute.
- Les deux choses dont je me sers le plus sont la technologie et la politique. Je recrute dans le monde entier sans me déplacer. J’ai de nombreux hackers à mes côtés pour m’aider dans cette tâche. J’ai des caméras partout. Je surveille et j’écoute les téléphones, les mails, les échanges, tout. Il est en fait relativement dommage que chaque sherva doive faire cela de son côté. Une mise en commun pourrait…
- Tu dévies. Une idée à la fois, s’il te plaît.
Hélène se reprit.
- J’ai tout appris moi-même, continua-t-elle, car rien ne m’y a préparé lors de ma formation.
- Enseigner l’usage des technologies, répéta le roi en grimaçant.
- Mon opinion vous déplaît ? demanda-t-elle.
- Absolument pas, le rassura Chris. J’ai simplement une profonde aversion pour ce qui touche au numérique ou à l’électronique.
- Choisissez bien les enseignants en ce cas. Prenez des Vampires qui apprécient. Cela doit bien exister.
Le roi plongea son regard dans celui d’Hélène en souriant pleinement.
- C’est une idée, en effet, dit-il avec douceur. La politique ?
- Je passe mon temps à corrompre, à donner des cadeaux, à séduire lors de soirées mondaines. La formation de sherva nous offre la capacité à parler dix langues. C’est une excellente chose, un très bon point de départ, certainement pas suffisant. Il faut nous apprendre à obtenir des informations et des alliances. Je pense ne toujours pas être au point aujourd’hui. Les agents secrets reçoivent ces formations, il me semble. Il faudrait un enseignement similaire.
- Enseigner l’art de la corruption et du recrutement. Je note. Mise en commun ?
- Les sherva, une fois lancés, sont totalement seuls. C’est une perte ahurissante d’énergie, de moyen, de connaissance et de compétence. Les sherva doivent échanger sur leurs pratiques, leurs contacts, leurs méthodes afin de s’améliorer sans cesse. Ces informations doivent être transmises aux Vampires. Notre but est que les Vampires deviennent invisibles mais personne ne nous demande jamais comment on les a repérés. Le but ne sera donc jamais atteint.
Le roi transperçait Hélène du regard.
- Mes propos vous déplaisent, comprit-elle.
- Bien au contraire. Ils sont d’une justesse incroyable. Tes critiques sont exactes et argumentées. Tu as saisi l’objectif dans toute sa splendeur. Est-ce pour cela que tu as cessé de dénoncer tes cibles ? Parce que c’est vain de toute façon ?
- Non, répondit Hélène et son ton indiquait qu’elle ne comptait pas développer.
- Nous avons dévié de la question initiale avec la mise en commun, dit le roi en n’insistant pas.
- Je n’ai pas dévié de la question, répliqua Hélène. La mise en commun permettra une formation continue qui me semble nécessaire dans ce monde qui évolue à une vitesse jamais vue.
Le roi admit sa défaite.
- Soit. As-tu d’autres remarques à faire sur la formation des sherva ?
- Leur formation, non. Le choix des candidats, oui.
Chris sourit.
- Tes résultats sont largement meilleurs que ceux des anciens meurtriers devenus sherva, j’en conviens aisément. Le problème semble plutôt qu’aucun des autres candidats n’a survécu. Ils ont tous préféré mourir que de travailler pour nous.
- Arrêtez de les choisir parmi d’anciens chasseurs de Vampires. Vous tendez le bâton pour vous faire battre. Prenez des gens normaux, un peu paumés, que la société humaine a rejeté, a laissé tomber et offrez-leur la considération et le respect qu’ils méritent. Ils vous suivront. Certes, ils n’auront aucune formation mais vous pourrez combler ces lacunes. De plus, vous pourrez les prendre jeunes, augmentant ainsi la rentabilité.
Le roi hocha la tête.
- Le mode de rétribution des sherva te semble-t-il adapté ? demanda Chris.
- L’argent, vous voulez dire ? Non. Cela pose plusieurs problèmes. Tout d’abord, nous n’avons rien au départ, à part le local. Or, il faut recruter des gens, acheter du matériel, remplir son carnet d’adresse. Cela demande de l’argent, argent que nous n’avons qu’une fois avoir dénoncé un Vampire et encore, c’est présenté comme étant notre salaire, pas de l’argent à investir dans notre société. Ensuite, mes résultats sont meilleurs que ceux de mes comparses et je me fiche totalement de l’argent.
- Ce n’est donc pas le trop plein d’argent qui t’a fait arrêter de dénoncer les Vampires dernièrement.
- Non, en effet, annonça Hélène usant du même ton que précédemment.
Au milieu de ces questions, le roi cherchait à obtenir sa réponse sans la poser directement. C’était habile de sa part. Hélène se demanda s’il parviendrait à son but ou s’il serait obligé, à un moment ou à un autre, de mettre les pieds dans le plat.
- Si l’argent n’était pas ta motivation pour dénoncer les Vampires, quelle était-elle ?
- Les Vampires ont tué mes parents, mon frère, m’ont éloignée de ma famille, m’ont privée de ma liberté et m’ôtent tout avenir. Je voulais en tuer le plus possible, tout simplement.
- Ton mari est choqué par la diminution drastique de tes dénonciations ces deux dernières années. J'ai regardé attentivement les statistiques te concernant et le premier choc en ce qui me concerne s'est situé bien avant.
Hélène sourit en s’enfonçant dans son siège, attendant la suite avec impatience. L'échange commençait à lui plaire. Son interlocuteur s'intéressait à elle. Cela changeait du mépris et de l'indifférence qu'elle avait reçus depuis vingt ans.
- Je pars de l'année 2003, celle où tu as pris un poste seule. Pendant deux ans, les dénonciations sont rares mais en constante augmentation. Tu fixes ton équipe, tu te créés ton carnet d'adresses. 2005 vois ta rentabilité exploser. J'ai retiré des statistiques les Vampires dénoncés lors des fiançailles de ta meilleure amie et le résultat reste sans appel : à partir de 2005, tes dénonciations se sont envolées, littéralement, puisqu'elles ont atteint un record, qui m'a subjugué, de pas moins de quatre mille cinq cent vingt-deux dénonciations en 2011. À partir de 2012, tes résultats décroissent nettement pour atteindre le taux qui s'en est suivi pendant près de huit ans d'environ trois cents par an en moyenne. Que s'est-il passé ? Pourquoi un tel déclin à partir de 2012 ?
- Vous n'avez pas de tablette sous les yeux, indiqua Hélène. J'en conclus que vous avez regardé ces informations avant de venir et que vous les avez retenues.
- Ou qu'on me parle sans que tu le perçoives.
Hélène leva les yeux vers le ciel, fit la moue puis lança :
- La seconde option me plaît davantage car vos données sont incomplètes.
- Guide-moi, je t'en prie.
- Pourriez-vous obtenir le taux de dénonciation de l'ensemble des sherva du monde avant 2012 et après 2012 ? interrogea Hélène.
Le roi plissa des yeux, indiquant clairement sa surprise face à une telle demande, preuve qu'il n'avait pas déjà compulsé ces données.
- Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il à voix haute.
Hélène comprit que quelqu'un, quelque part, venait de réagir.
- Tu as transmis tes dénonciations à d'autres sherva ?
- La mise en commun, rappela Hélène. Je connais l'identité et l'emplacement de tous les sherva du monde. Je suis en contact avec eux même s'ils l'ignorent.
Le roi se renfrogna dans son siège. Il n'avait apparemment pas du tout prévu cela. Son visage exprimait une intense réflexion. Son questionnement venait d'être chamboulé.
- Pourquoi as-tu transmis tes dénonciations ? Pourquoi ne pas les faire toi-même ?
- Imaginez la situation : vous repérez un Vampire et vous le dénoncez. Il est visible comme le nez au milieu de la figure. Il est un réel danger pour votre communauté et il tue et torture sans vraiment se cacher. Vous le dénoncez. On vous répond, gentiment, que votre dénonciation est juste mais que vous ne recevrez rien et que le Vampire ne recevra pas de compromission parce que vous l'avez déjà dénoncé auparavant. Sauf que vous ne vous en étiez pas rendu compte car il avait changé d'identité et d'apparence. Que croyez-vous que j'ai pu ressentir à ce moment-là ?
Le roi grinça des dents.
- Il m'était insupportable d'imaginer ce Vampire traîner dans les rues sans être inquiété. J'ai transmis mes preuves au sherva le plus proche qui s'en est emparé sans se poser de questions.
- Ni transmettre l'information à quiconque, finit le roi abasourdi.
- À la place des chasseurs de Vampires, les vrais, je ne m'attaquerai pas à vous. Je me contenterai de vous chercher puis de transmettre votre identité au sherva du coin. Comme ça, le milicien Vampire se charge de tuer le contrevenant. C'est sacrément moins risqué pour eux. J'ai dit à mon époux, qui ne l'était alors pas, qu'à la première occasion je rejoindrai les chasseurs de Vampires. En 2012, j'en suis devenu un, toute seule, dans mon coin. Pas besoin de rejoindre une organisation, mes ennemis me l'avaient fournie sur un plateau d'argent.
Le roi sourit pleinement. Hélène poursuivit :
- Je l'ai utilisé à plein régime. Je n'ai jamais dénoncé un Vampire sans avoir eu des preuves accablantes entre mes mains. Je n'ai jamais dit à un sherva de dénoncer untel parce que j'avais des doutes. Je me suis contentée de transmettre des faits, des observations, des relevés de compte, des habitudes, des vidéos, des enregistrements sonores. La conclusion de devoir dénoncer cette personne est venue du sherva, pas de moi.
- Aucun d'eux n'a cherché à connaître l'identité de…
- Ils ne le font pas pour aider votre communauté. Ils ne le font pas pour tuer des Vampires. Ils le font pour le gain, pour l'argent. Ils se fichent de l'origine des informations. Je leur fournis de l'argent facile. Ils le prennent.
Le roi soupira.
- On en revient au choix des candidats et à leur motivation, finit Hélène et Chris soupira de plus belle.
Il se massa le front, secoua plusieurs fois la tête avant d'inspirer fortement et se rasseoir confortablement.
- Je vais te citer, mémoire parfaite oblige : "Les Vampires ont tué mes parents, mon frère, m’ont éloignée de ma famille, m’ont privée de ma liberté et m’ôtent tout avenir. Je voulais en tuer le plus possible, tout simplement."
Hélène hocha la tête. Elle avait prononcé ces mots quelques minutes auparavant.
- Les temps que tu as choisi d'utiliser m'interpellent. "Les Vampires m’ôtent tout avenir". Ici, le présent. Tu considères ne pas avoir d'avenir en étant sherva ?
- À ma connaissance, la retraite n'existe pas, indiqua Hélène. Je n'ai pas choisi de faire ce métier et je doute que mes supérieurs acceptent que j'arrête de le faire. Vos propres lois interdisent qu'un humain connaisse l'existence des Vampires, sauf si c'est un sherva. De ce fait, je ne peux pas arrêter sans me condamner à mort.
Le roi hocha la tête en faisant la moue.
- Je comprends, dit-il. Si cet échange ne te permet pas d’obtenir le poste, je transmettrai le problème au nouveau gestionnaire et des groupes de réflexion se tiendront. Tu as ma promesse. Il est inconcevable que la mort soit la seule porte de sortie.
Étrangement, Hélène le crut. Il ferait bouger les choses. Pourquoi lui donnait-elle aussi facilement sa confiance ? Elle n’en avait aucune idée.
- De quelle manière parviens-tu à trouver aussi aisément des Vampires ? Dix par jour en moyenne depuis 2005… Nous avons trouvé ta tablette personnelle dans ton bureau. Tu ne les as pas dénoncés mais tu as bien trouvé ce nombre-là de Vampires, y compris ces deux dernières années. Que s'est-il passé en 2005 ?
- Je suis entrée dans l'illégalité, indiqua Hélène.
- Par rapport à la loi humaine ? Ça me semble être une évidence. Écoute téléphonique, surveillance, corruption…
- Par rapport à la loi Vampire, précisa Hélène qui coupait pour la seconde fois la parole à son interlocuteur.
- Développe, s'il te plaît.
- Ça n'a jamais été clairement énoncé comme gravé dans le marbre. C'est d'ailleurs pour ça que je n'en ai absolument pas tenu compte. Je suppose que les Vampires étant territoriaux par nature, comme tous les prédateurs, surtout quand ils sont trop nombreux par rapport à la nourriture, la présence de cette information lors de ma prise de poste ne pouvait être évitée.
- Information ?
- On m'a dit "voilà ta zone", un truc du genre. Je n'ai pas de mémoire parfaite, moi, rappela Hélène en souriant et son interlocuteur répondit de la même manière. Sur une carte, on m'a désigné vaguement un périmètre. Au départ, j'ai fait ce qu'on m'a demandé. J'ai surveillé ma zone. En 2005, j'ai croisé par hasard un très grand nombre de Vampires lors des fiançailles de ma meilleure amie. Je les ai dénoncés et ils ont deviné mon identité réelle. Étrangement, au lieu de s'éloigner, de me rejeter, de me fuir, de me mépriser, ils se sont rapprochés de moi et ont tout fait pour que je reste sur place. J'avais beau être jeune, je n'étais pas stupide. Ils avaient quelque chose à y gagner, mais quoi ? En quoi ma présence, alors qu'ils avaient reçu un avertissement les rapprochant de la mort à cause de moi, pouvait leur rapporter ? J'ai compris grâce à Blaise. Mickael vivant avec Tasha, il devait faire un minimum d'effort. Stéphane vivant avec moi, il a réalisé des efforts par amour afin de ne pas me déranger. Blaise n'avait ni l'un, ni l'autre. Il se dévoila plus encore qu'il ne l'avait fait avant ma dénonciation.
Hélène fit une pause.
- Un sherva ne pouvant désigner deux fois la même personne, si un sherva reste cantonné sur une même zone, le Vampire qui y reste ne risque plus rien de toute la vie humaine de ce sherva. Blaise l'avait bien compris et il n'a clairement pas été le seul. Loin de là.
Le roi siffla d'admiration. C'était brillant.
- Tu as…
- On m'a dit "voilà ta zone", rappela Hélène. Pas "tu dois rester exclusivement dans cette zone". J'ai effectivement surveillé ma zone. Bon, pas seulement. Je me suis étendue au reste du monde. En réalité, j'ai commencé par chercher les sherva, pas les Vampires, en débutant par Alton Coleman, l’unique autre candidat survivant lors de ma formation. Le nombre de Vampires visibles autour d'un sherva est impressionnant. La dénonciation a en fait l'effet inverse de celui voulue par la communauté. Le Vampire ne cherche pas à disparaître. Pas dans un premier temps. Il en profite d'abord pour prendre du bon temps. À la mort du sherva, il disparaît et, je le suppose, fait davantage attention mais en attendant, c'est l'hécatombe parmi les habitants du coin.
- Tu as cherché les sherva pour trouver des Vampires, répéta le roi.
- La méthodologie que n'importe quel chasseur de Vampires devrait suivre, confirma Hélène.
- Tu as agi de cette façon à l'époque dans le but de tuer un maximum de Vampires et tu as réussi. Cela va énormément profiter à notre communauté une fois que ta méthodologie sera entendue par tous et permettra une modification des comportements globaux. Depuis deux ans, tu ne souhaites plus dénoncer les Vampires. Tu n'es plus une chasseuse de Vampires, n'est-ce pas ?
Hélène pencha la tête en plissant des yeux.
- C'est plus complexe que cela.
- Accepterais-tu de développer ?
- J'ai vu trois Vampires violer puis dévorer trois femmes vivantes. Je n'avais que onze ans. J'en ai déduit que les Vampires étaient des monstres atroces qu'il fallait anéantir au plus vite.
Hélène soupira.
- J'étais jeune. Les Vampires ont ensuite tué mes parents puis des chasseurs de Vampires qui avaient tenté de faire de même. Ma haine pour les Vampires a empiré.
Le roi écouta attentivement sans la couper, même quand elle s'arrêtait pour mettre des mots sur ses pensées et ses émotions qui se bousculaient.
- En vieillissant, j'ai compris la stupidité d'un tel raisonnement. Je veux dire… Les meurtriers existent aussi parmi les humains. Il y a des humains qui violent et mangent des gens vivants… réellement…
Le roi sourit fugacement avant de redevenir neutre.
- La plupart sont sherva aujourd'hui, continua Hélène et Chris sourit pleinement cette fois. Ce n'est pas pour autant qu'il faille tuer tous les humains…
- Certains pourraient arguer que tous les Vampires sont des psychopathes, contrairement aux humains dont une majorité est saine d'esprit.
- Cela reste à voir… Il faut définir "sain d'esprit".
Le roi grimaça tout en acceptant l'argument contraire.
- Avez-vous tué un humain dernièrement ? demanda Hélène.
Le roi cligna plusieurs fois des yeux avant d'annoncer :
- Non.
- De quand date votre dernier meurtre ?
Chris se recula dans son siège. Il soupira, ses yeux devinrent blancs une seconde avant de redevenir marron.
- Si on ignore les transformations d'humains en Vampires, trois cent mille ans.
Hélène se figea un instant et ouvrit des grands yeux. Trois cent mille ans ? Pandore avait dit que Chris était le premier Vampire. Il était donc évidemment très vieux mais de là à imaginer qu’il n’avait pas tué depuis… Qu’y avait-il sur Terre il y a trois cent mille ans ?
- Je m'attendais à beaucoup moins, indiqua Hélène et c’était peu de le dire. Votre réponse va carrément dans mon sens. Vous tuez peu…
- Je n'ai aucun intérêt à détruire ma source de nourriture.
Hélène hocha la tête. L'argument se tenait.
- Après une telle déclaration, en quoi pourriez-vous bien correspondre à la définition d'un monstre sanguinaire ? Au nom de quoi devriez-vous mourir ?
- J'aime baiser, que mon partenaire soit d'accord ou pas, annonça le roi et Hélène ne put s'empêcher de rire nerveusement à cette annonce. J'ai violé trop d'êtres humains pour compter. Chacun son vice.
- Certes, répondit-elle en riant.
- Donc, tu ne penses plus que les Vampires doivent mourir, continua Chris.
- Oh si, le contra Hélène qui redevint immédiatement sérieuse. Simplement pas de manière aussi systématique, aussi irréfléchie et aussi dépourvue de sens. Le Vampire se faisant prendre trois fois parce que l'analyse de ses eaux usées prouve qu'il ne pisse pas mérite-t-il vraiment davantage la mort que celui qui a été vu une fois en train de massacrer en plein jour une centaine d'humains devant des caméras ? Le système actuel est trop rigoureux, trop strict.
- Ces deux dernières années, tu n'as dénoncé que ceux que tu considérais mériter la peine de mort.
- En étant dégoûtée à l'idée qu'un sur trois survive alors qu'il ne le mérite pas, confirma Hélène.
Le roi hocha la tête.
- Ça a dû être terrible d'être juge alors que ça n'est pas ton rôle.
- En effet. Je déteste ça.
- Parmi les Vampires que tu n'as pas dénoncé, certains ont commis des crimes sanguinaires.
- Certains Vampires ont des familles entières à charge, des enfants qui se retrouveraient en foyer sans eux et je ne suis pas sans ignorer la pauvreté de notre système sur ce sujet. Je suis consciente qu'envoyer un enfant là-bas le détruit statistiquement. Je choisis le moins pire de deux maux.
Le roi indiqua d'un geste de la tête qu'il avait compris.
- Les vingt-quatre Vampires que tu as dénoncés ces deux dernières années sont morts. Je regrette profondément que tu n’en aies pas été mise au courant. Cela t’aurait évité toute cette souffrance.
- Comment est-ce possible ?
Statistiquement parlant, seul un sur trois aurait dû périr.
- Les règles ont changé depuis que l’organisation est sous ma coupe et plus sous celle de Gilles. L’élimination n’est pas systématique au bout de trois avertissements et concevable dès la première en cas de gros manquement. Je comprends maintenant pleinement ta remarque sur l’importance que les sherva soient informés des changements internes.
Hélène en eut les larmes aux yeux. Les changements avaient déjà été faits. Elle se sentit mal.
- En revanche, la présence ou l’absence de famille n’a jamais été prise en compte.
- Vous comptez vraiment amnistier un Vampire juste parce qu’il a des enfants ? s’étonna Hélène.
- Non, mais le remplacer par un autre plus loyal est envisageable.
Hélène avala difficilement sa salive. La proposition lui mettait un sale goût dans la bouche.
- Je te trouve parfaitement compétente pour le poste de directrice des Sherva. L’acceptes-tu ?
Hélène n’en revint pas. Il lui proposait, là, immédiatement ?
- Il te restera à trouver comment rétribuer les sherva autrement que par de l’argent mais nul doute que tu trouveras.
Hélène en resta bouche bée. Elle resta figée de stupeur.
- Acceptes-tu le poste ? insista le roi.
Hélène s’éveilla à cette question.
- Oui, Majesté, répondit-elle, hagarde.
- Excellent. Voici pour toi.
Il lui tendit une feuille de papier qui venait d'apparaître comme par magie dans sa main. Hélène s'en saisit pour y retrouver résumés les points clés de la conversation.
- Tu n'as pas de mémoire parfaite, expliqua le roi. Ce document pourra t'aider.
- Je vous remercie, Majesté.
- C’est moi qui te remercie. Cet échange a été très agréable, dit le roi en se levant avec grâce et souplesse avant de disparaître dans le couloir.
Hélène reverrait-elle jamais le roi ? Peut-être. Après tout, elle venait d’accepter un poste haut placé. Que lui réserveraient ces prochaines années ? Elle n’en avait aucune idée mais elle avait la possibilité de faire bouger les choses et comptait bien s’en saisir. Tout allait changer !
Elle retrouva Stéphane dehors. Il était à genoux devant Chris. Elle sourit. Cela lui aurait déplu de travailler pour le roi et que son mari appartienne à l’organisation adverse. Pandore observait les environs, surveillant, protégeant, vérifiant que nul n’observait à cette heure nocturne.
Stéphane se releva et se tourna vers Hélène :
- Il paraît qu’on va devoir déménager ?
- Si tu le dis, répliqua Hélène qui n’avait même pas pensé à demander la localisation de son nouvel emploi.
Elle rit et embrassa son époux qui lui rendit volontiers le geste charmant.
- Te voir heureuse est un vrai bonheur, dit-il.
Hélène sourit. Elle devait l’admettre : elle se sentait immensément bien. Un énorme poids venait de disparaître de ses épaules. Elle voyait enfin l’avenir en rose. Le travail ne manquerait pas mais au moins ne serait-il pas inutile et vain.