En entrant dans la chambre de sa sœur, Ayra n’eut aucun doute : Élika se dirigea aussitôt vers la penderie, d’un pas assuré.
Elle la connaissait. Élika était méthodique, chaque geste mûrement réfléchi. Rien n’était laissé au hasard.
Elle savait exactement ce qu’elle venait chercher.
Élika en sortit son armure. D’un noir métallique, Ayra la reconnut tout de suite. Elle l’avait vue des dizaines de fois, sur le dos de sa sœur, à leur retour de mission à Aetheris.
Elle s’ajustait parfaitement à son corps athlétique. Le tissu noir, moulant, constituait la première couche. Par-dessus, les plaques métalliques, fines et légères, venaient se fixer comme une seconde peau. Le métal noir était parcouru de lignes argentées, des ondulations, parfois des cercles presque imperceptibles, gravés à même la matière. Deux longues jambières complétaient l’ensemble, renforçant l’aspect à la fois fonctionnel et élégant de l’équipement.
Élika enfila la sous-couche avec méthode, concentrée, sans un mot.
Ayra la regardait faire. Elle n’avait porté la sienne qu’une seule fois. Elle savait que l’enfiler n’avait rien d’anodin. Cela demandait du temps, de la précision. Rien que le geste, en soi, était un rappel : elles appartenaient à un monde auquel la plupart n’auraient jamais accès.
La sienne, d’un métal clair, presque blanc, tranchait avec celle de sa sœur. Ses rayures à elle étaient dorées.
— Tu comptes vraiment rester jusqu’au bout ? lui demanda Élika sans la regarder.
— Oui, pourquoi ? répondit Ayra, bien qu’elle connaissait déjà la réponse.
— Tu sais que je n’aime pas me transformer devant du monde, lui rappela sa sœur.
— Le monde, c’est moi. Alors je ne vois pas en quoi tu devrais être gênée !
Élika ne répondit pas. Elle fixa les premières pièces métalliques à la sous-couche noire moulante. Les gestes étaient sûrs, précis, comme s’ils faisaient partie d’un rituel. Elle enfila ensuite les jambières, puis attrapa un élastique pour attacher ses cheveux en une queue haute et stricte. Pas une seule mèche ne dépassait.
Face à un miroir sur pied, Élika se contempla, s’assurant que rien n’avait été oublié.
— Ça fait tellement de temps que je ne l’ai pas mise, je ne sais même plus si tout est bon… dit-elle, presque pour elle-même.
— Tu vas assurer, comme d’habitude. Lui répondit Ayra.
Elle ajusta quelques Éléments, qui etaient déjà bien place mais c’était certainement une manière de se rassurer.
Ayra sentit quelques étincelles lui picoter la peau. La température de la pièce monta d’un souffle. Élika, toujours face au miroir, se concentra un instant. De faibles éclairs jaillirent de ses mains.
Elle fronça les sourcils. Les racines de ses cheveux, d’ordinaire clairs et argentés, commencèrent à s’assombrir, jusqu’à devenir noires. Peu à peu, le reste de sa chevelure suivit. D’ordinaire bouclés, ils étaient devenus lisse et paraissaient aussi plus long. Ses pupilles, auparavant argentées avec une pointe d’or, se teintèrent de noir. Enfin, la marque du premier protecteur se dessina sur le côté gauche de son visage, cernée par une strie rouge vive, semblable à une coulée de lave en fusion.
Ayra resta bouche bée, fascinée. Elle avait déjà vu Élika sous sa forme de démon, mais cette fois, ça lui donnait une toute autre impression. C’était comme si elle la découvrait à nouveau. Sous cette forme, elle semblait être une autre personne.
Le gong régulier de la cloche de l’église résonna dans l’air froid. Il était vingt heures, Le ciel était d’un noir profond.
Élika avait sorti son arbalète de la malle et l’avait sanglée avec précision. Elle la passa autour d’elle, la sangle croisée sur l’épaule.
— Il est temps. Dit simplement sa sœur.
Elles quittèrent la chambre et descendirent vers l’entrée.
Elles se regardèrent en silence. Leurs yeux parlaient pour elles.
Un léger raclement dans l’embrasure de la porte les fit se retourner. Lucas était là, adossé au chambranle, un sourire au coin des lèvres et les bras croisés.
— Tu sais, si tu voulais juste impressionner tout le monde avec ton armure, t’étais pas obligée de partir seule dans les bois, lança-t-il avec un clin d’œil moqueur.
Élika leva les yeux au ciel, mais ne put empêcher un rictus amusé de lui échapper.
— Je vois que tu as toujours le sens du timing, soupira-t-elle.
— Toujours, confirma-t-il fièrement. Et accessoirement, je suis là pour te rappeler que tu es la plus badass d’entre nous, au cas où tu l’aurais oublié.
Ayra esquissa un sourire. La tension venait de retomber d’un cran.
— Merci Lucas, fit simplement Élika, en ajustant les dernières sangles de son armure.
Il hocha la tête, plus sérieux cette fois.
— Reviens vite, d’accord ? On t’attend pour le dessert.
Elle saisit son arbalète et traversa la pièce sans un mot de plus. En passant près de lui, elle posa une main brève mais ferme sur son épaule. Un remerciement silencieux. Puis elle disparut dans le couloir. Elle avait décidé de passer par derrière. Moins voyant avait elle dit.
Ayra tortillait ses doigts, les épaules tendues. Elle était anxieuse à l’idée de voir sa sœur partir seule, affronter une créature qui avait failli la tuer.
Elle savait pourtant qu’Élika, à elle seule, pouvait la vaincre. Mais ça ne suffisait pas à la rassurer.
Kael ajustait son arbalète, l’air sombre. Il piétinait d’impatience dans l’entrée, oscillant d’un pied sur l’autre.
— Toujours bien le temps, celui-là… grogna-t-il.
Il jeta un rapide coup d’œil au miroir, resserrant sa queue haute d’un geste sec. Il avait revêtu sa forme démoniaque pour cette mission. Celle qu’Edra appréciait, celle qui lui collait à la peau. Il plaqua une mèche noire rebelle en arrière. Sur sa joue gauche, la marque de l’envoyé des démons scintillait faiblement à la lumière vacillante. Il crut y déceler une légère teinte bleutée.
La foudre ?
C’était discret, mais il le sentait. Quelque chose changeait.
Des pas dans l’escalier le tirèrent de ses pensées.
— Enfin ! Il était temps, princesse ! lança-t-il, un sourire narquois aux lèvres.
Mais le sarcasme se dissipa un instant lorsqu’Eren apparut. Même s’il se gardait bien de le dire, voir son frère sous sa forme angélique avait toujours un effet sur lui.
Les cheveux d’un blanc immaculé étaient relevés avec soin, découvrant un visage calme, précis. Ses pupilles intégralement blanches vibraient d’un éclat intérieur. Sur sa joue droite, la marque des protecteurs des anges brillait avec une intensité contenue.
Son armure aussi contrastait vivement avec celle de Kael : acier clair et liserés dorés, presque solaires. Élégante, brillante. Trop pure, pensa Kael, sans vraiment y croire.
Eren avait grandi à Abyrel, parmi les démons, mais le jour où il avait dû choisir son armure, il n’avait pas hésité. Il avait naturellement opté pour un plastron d’acier blanc, strié de motifs dorés, en complet contraste avec l’environnement qui l’avait vu évoluer. Edra s’en était moqué, l’accusant d’idéalisme ou de provocation. Mais Eren était resté fidèle à ce choix instinctif, comme une revendication silencieuse de ce qu’il était réellement.
Comme si tout devait être noir ou blanc. Finalement, ces cours d’histoire de l’art renfermaient une part de vérité qu’il n’avait jamais voulu admettre.
Kael jeta un œil à Eren qui terminait de fixer une pièce de son armure.
— Tu sais qu’à côté de toi, j’ai toujours l’impression d’être un voleur de tombe, hein ?
Eren releva à peine la tête, un coin de bouche levé.
— Et pourtant, c’est souvent toi qu’on regarde en premier.
Kael haussa les épaules.
— Normal, je suis plus beau. Et plus modeste.
Un silence amusé flotta. Puis Kael ajouta, plus sérieux :
— On fait vraiment la paire, toi et moi. Comme si le monde avait décidé de coller le jour et la nuit.
— Il l’a peut-être fait, répondit simplement Eren.
Kael se frotta le visage, un soupir dans la voix :
— Bon… On commence par où ? Je te suis.
Eren hésita quelques secondes, concentré.
— Je pense qu’on devrait retourner à la clairière de ce matin. Il a peut-être laissé des traces. Quelque chose qu’on aurait manqué.
Kael hocha la tête.
— Très bien. Allons-y.
La pluie s’était intensifiée. La fine bruine qui avait accompagné la journée avait cédé la place à de lourdes gouttes, tombant en averses serrées. Élika était déjà arrivée près du château, contournant soigneusement les routes principales.
L’orage lui avait été utile, chassant les rares passants encore présents dans les rues.
Elle avait longé les recoins oubliés de la ville — des endroits qu’elle n’avait pas encore eu l’occasion d’explorer depuis leur arrivée, deux mois plus tôt.
La pluie s’écrasait contre son visage, mais sous son apparence démoniaque, elle la sentait à peine. Son armure, bien plus efficace que de simples vêtements, gardait son corps au sec.
Elle bifurqua en direction de la ferme , la maison de Victor.
Le clapotis de ses pas était étouffé par les bourrasques et la pluie battante. Seul le hurlement du vent résonnait dans ses oreilles.
Même sous forme humaine, sa vue surpassait celle des mortels. Mais ainsi transformée, elle pouvait distinguer chaque détail à plusieurs centaines de mètres à la ronde.
Au loin, elle repéra la maison. Le chien de la famille était assis sur le perron, droit, immobile. Il semblait fixer l’horizon, attendant encore le retour du garçon disparu.
Élika quitta le sentier pour s’engager directement dans le pré, en direction de l’orée du bois.
Elle courait à vive allure. Peut-être pas aussi vite qu’un ange, mais son rythme était solide, fluide. Aucun essoufflement ne venait perturber sa foulée.
Le tronc était toujours là, au milieu du champ, comme une présence oubliée. Personne n’avait semblé y prêter attention. Les vaches, quant à elles, avaient été rentrées dans l’étable attenante à la maison.
Élika s’arrêta net devant l’entrée du bois, juste à côté du tas de bois. Il semblait être un élément central, son rôle se dessinant clairement à travers les dessins du garçon et les deux fois où elle s’était approchée. Quelque chose s’était manifesté ici. Elle le sentait dans l’air.
Elle inspira profondément, ajusta son arbalète et s’enfonça dans le bois obscur. Même la lune, masquée par les nuages déchaînés par la tempête, n’offrait qu’une lumière furtive.
Tout était noir.
Elle avança prudemment, chaque pas mesuré. Elle guettait le moindre mouvement, prête à réagir. Quelques feuilles trempées, collées à sa peau, lui effleurèrent le visage. Elle n’y prêta pas attention, trop absorbée par sa mission. Elle enjamba des tas de feuilles humides et des branches cassées. La forêt semblait engouffrer les bruits, le vent qui hurlait à l’extérieur ne laissant qu’un écho discret de ses souffles. Les craquements sous ses pas, cependant, ne cessaient de résonner dans l’obscurité.
Soudain, son regard se posa sur une ficelle enroulée autour d’un tronc. Elle s’approcha pour observer de plus près et son regard se figea : une flèche était dessinée, pointant droit devant elle.
Elle n’hésita pas plus longtemps. Elle décida de suivre la flèche. Toujours avec prudence, elle évita des racines, des pierres, et se retrouva bientôt devant un deuxième tronc ficelé. Cette fois, la flèche pointait vers la gauche. Elle se remit en marche, suivant le tracé invisible de la corde, qui semblait l’attirer de plus en plus loin dans l’obscurité.
Elle avait suivi une dizaine de troncs ainsi marqués, chacun la poussant un peu plus loin dans l’obscurité humide. Le doute commençait à l’effleurer. Était-ce vraiment un chemin ? Ou juste les marques d’un esprit déboussolé ? Mais alors qu’elle franchissait un dernier bosquet, la forêt s’ouvrit soudainement devant elle.
Une vaste clairière, comme figée hors du monde, s’étendait entre les arbres. Et au centre, massif et silencieux, se dressait le rocher. Elle le reconnut aussitôt. Victor l’avait dessiné avec une justesse troublante : la forme, les veines de pierre, même l’inclinaison paraissaient identiques.
Mais ce qui attira son attention fut le symbole du destin, gravé à même la roche. Une spirale nette, barrée d’un trait.
Une odeur immonde lui monta aussitôt aux narines. Rance. Lourde. Celle de la chair en décomposition. Elle scruta la clairière, tendit ses sens. Rien. Aucun mouvement. Pas même une ombre.
Elle s’approcha lentement du rocher. Quelques ossements de bétail, blanchis par l’humidité et abandonnés là, gisaient à ses pieds. La nausée lui vint brièvement, vite maîtrisée. Un craquement de feuillage la fit pivoter d’un coup, arbalète levée.
Rien. Aucun souffle. Aucune présence visible.
Mais plus elle s’approchait du rocher, plus une sensation étrange s’emparait d’elle. Comme un frottement… étouffé. À peine audible, mais insistant. Elle en fit le tour lentement, prudemment.
Le son devint plus net. Comme un râle ou un frémissement sous la pierre.
Elle s’immobilisa. Son regard se posa sur un renfoncement, dissimulé à l’arrière du rocher. Elle s’y pencha, glissa les doigts sur la pierre, sur la terre. C’est en avançant un pied qu’elle comprit.
La terre était trop molle. Spongieuse. Le feuillage à ses pieds semblait disposé… artificiellement.
Elle s’accroupit et écarta lentement les feuilles. La terre s’enfonça sous ses doigts.
Elle y mit plus d’entrain, écartant vivement le feuillage détrempé. Ses doigts rencontrèrent de la terre remuée, puis une cavité. Elle recula légèrement, les sourcils froncés.
Un immense terrier. Le diamètre faisait bien un mètre — parfait pour qu’un Varnak puisse s’y glisser… ou en sortir.
Le frottement qu’elle percevait devint soudain très net, comme un râle étouffé qui remontait du fond. Elle se pencha sans hésiter, son arbalète serrée contre elle. Le tunnel plongeait droit dans la terre noire, s'enfonçant profondément.
Ils arrivèrent à l’endroit où, ce matin encore, le corps du vieux Arthur avait été retrouvé, éventré. La pluie battait leur visage, froide et drue. Elle ruisselait sans pitié sur leurs armures, s’infiltrait sous les tissus. Eren semblait ne rien en ressentir. Mais Kael, lui, sentit la colère monter, insidieuse, alimentée par l’humidité et la boue.
— Je m’y ferai jamais à cette flotte qui tombe en continu, grogna-t-il.
À ses côtés, Eren esquissa un sourire en coin.
— Petite nature, lâcha-t-il en soufflant. Allez. Il est temps. Il faut entrer dans la forêt.
Kael jeta un dernier coup d’œil aux banderoles scellées, encore accrochées aux troncs. La pluie, complice silencieuse du temps, avait déjà commencé à effacer les dernières traces de sang.
Ils enjambèrent les premiers obstacles en silence, seuls les feuillages fanés bruissaient sous la pluie battante. Leurs pas s’enfonçaient dans l’humus détrempé, rythmés par le craquement des branches mortes.
Kael n’avait qu’un seul souhait : en finir avec le Varnak, définitivement. Cette présence invisible qui rôdait dans l’ombre devenait étouffante. Oppressante. Elle planait derrière eux comme un souvenir qui refusait de mourir. Et le pire, c’est que ça le fatiguait.
Lui. Le solitaire. Celui qui ne s’inquiétait que pour lui-même. À l’exception d’Eren, bien sûr. Mais Eren l’avait poussé dans ses retranchements plus tôt, et il n’avait pu nier : il ne voulait pas perdre la paix relative qu’il avait trouvée ici. Une paix fragile, mais précieuse. Et il comptait la défendre. Le plus longtemps possible.
Il connaissait Edra. Il savait qu’un jour ou l’autre, la patience du roi céderait. Le fait qu’ils aient tenu deux mois déjà sans intervention directe le surprenait encore.
Un battement d’ailes fendit l’air derrière eux. Kael se retourna d’un geste vif, les sens aux aguets. Rien. Juste des branches qui frémissaient sous le poids de la pluie. Il reporta son attention sur Eren, qui avançait sans un mot. Il reprit sa marche, à quelques pas derrière lui.
Eren s’arrêta net.
— On est à la clairière, dit-il.
Elle était circulaire, comme tracée exprès. Taillée pour un affrontement.
Si seulement le Varnak se montrait enfin.
La pluie avait cessé. Quelques gouttes tombaient encore des branches dans les flaques, à intervalles réguliers.
Le cri d’un hibou brisa le silence.
Eren désigna une zone du menton, puis s’éloigna de l’autre côté.
Kael le vit longer un tronc. Il se souvint que son frère ne voyait pas aussi bien que lui dans cette obscurité.
— Tu es sûr que tu vas pouvoir t’orienter ? lâcha-t-il.
Eren répondit par un simple signe de la main : tais-toi.
Kael souffla et prit la direction indiquée.
Kael atteignit le centre de la clairière. Il s’arrêta, tendu, les sens en alerte.
Malgré la pénombre, sa vision perçait l’obscurité : il distinguait des insectes courant sur les branches mortes, des mouvements minuscules entre les feuilles détrempées.
Chaque craquement, chaque bruissement était suspect.
Derrière lui, un bruit de feuillage froissé et de pas lourds attira son attention.
Même Eren s’était figé. Il s’était tourné, une main déjà posée sur la garde de son épée.
Un meuglement sourd résonna.
Une vache apparut lentement, surgissant de l’orée des bois, l’air paisible, broutant sans gêne l’herbe fraîche surgie sous ses sabots.
— Une vache ? Ici ? fit Kael en haussant un sourcil.
— Oui… ce n’est pas normal, répondit Eren sans la quitter des yeux.
Le silence retomba.
Kael sentit aussitôt quelque chose lui griffer l’estomac.
L’air vibrait. Une tension sourde, presque électrique, parcourait ses bras.
— Une brèche, lâcha-t-il.
Il n’eut pas le temps de tourner la tête vers Eren.
Un tronc se fendit dans un craquement brutal.
Puis un cri rauque, guttural, qui le ramena d’un coup à son enfance.
Il avait grandi avec eux.
Mais cette fois, ce n’était pas une simple cohabitation.
Il se préparait à l’abattre.
— Prépare-toi, il arrive ! lança-t-il en se plaçant aux côtés d’Eren.
— J’avais compris, tu sais, répondit simplement Eren.
Un nouveau craquement de branchage.
La vache, imperturbable, broutait toujours, comme si l’ombre qui s’étirait derrière elle n’existait pas.
Un grognement bestial suivit.
Kael se mit en position, pieds ancrés dans la terre trempée, son arbalète déjà pointée.
Eren dégaina ses deux épées d’argent, les lames brillant faiblement sous les gouttes.
— Prêt, petit frère ? demanda-t-il calmement.
— C’est plutôt à moi de te poser la question, répondit Kael avec un sourire en coin. Histoire de détendre l’ambiance.
Deux billes fendues, rouges, surgirent dans l’obscurité.
Le Varnak apparut, à quatre pattes, le torse bombé, chaque muscle tendu sous sa peau sombre.
Ses crocs jaillirent, luisants, prêts. Il les avait flairés.
Un grognement monta de sa gorge, suivi d’un sifflement rauque. Sa langue fourchue claqua brièvement. Il n’avait clairement pas apprécié qu’on vienne troubler sa chasse.
Il passa nonchalamment à côté de la vache — qui, fidèle à elle-même, continuait de brouter — puis se planta entre elle et eux, comme pour la protéger.
Il les fixa, les yeux étroits, le regard chargé d’une violence froide.
Mais il ne bougeait pas encore, resté à quatre pattes, en position basse, prêt à bondir.
— Enfin te voilà, lança Kael, le ton froid, le regard planté dans celui de la bête.
Le Varnak siffla, mais ne répondit pas. Il reculait légèrement les épaules, comme freiné par un instinct ancien. Il savait. Il reconnaissait Kael. Et l’allégeance qu’il lui devait semblait le retenir encore.
Mais Kael, lui, ne comptait plus sur ce lien.
Il leva lentement son arbalète et visa.
Le Varnak poussa un hurlement — un son guttural, mi-loup, mi-reptile, qui vrilla l’air comme un avertissement. Il avait compris. Compris que cette fois, Kael ne le laisserait pas repartir.
La bête se redressa brutalement sur ses pattes arrière. Dans un mouvement fluide, elle se tourna vers la vache. Un meuglement strident fusa, brisant le silence. Ses yeux, écarquillés de terreur, brillaient dans l’obscurité.
Sans hésiter, le Varnak la transperça de ses griffes. Le sang éclaboussa l’herbe détrempée.
Sa queue s’écrasa au sol dans un fracas sourd, soulevant une gerbe de boue, faisant trembler la terre autour d’eux.
Un éclair fendit l’air. Une faille se créa.
Le Varnak poussa un cri guttural et s’y engouffra sans attendre.
— Vite, il va nous échapper ! hurla Kael en décochant une flèche.
Eren s’élança, prêt à le suivre.
Mais la brèche se referma d’un coup sec.
Trop tard.
Kael poussa un cri de rage. L’air autour de lui se chargea aussitôt, lourd et étouffant. Une lueur vive remonta le long de ses bras, suivie d’un éclair sec qui vint frapper le sol à ses pieds. L’odeur âcre de brûlé monta dans l’air glacé. Eren s’était figé, mais Kael ne détourna pas les yeux de la faille qui se refermait, sur cette occasion perdue.
— Comment c’est possible ?! lança Eren, encore essoufflé.
Kael ne sut dire s’il parlait de la fuite du Varnak ou de sa propre décharge de foudre.
Avant qu’il puisse répondre, un grondement sourd vibra dans l’air. Sous leurs pieds, la terre se fendit avec lenteur, comme si quelque chose de plus ancien qu’eux-mêmes se réveillait.
Une spirale, barrée d’une ligne transversale, apparut au sol. Rouge vif. Incandescente.
Ils restèrent figés, les yeux écarquillés.
Ils étaient au centre.
— Bon sang… qu’est-ce que ça veut dire ?! cria Kael.
— J’en sais rien… répondit Eren, plus bas, les yeux fixés sur le symbole, comme fasciné.
— Au… secours…
Le murmure était si faible qu’Élika crut l’avoir imaginé.
— Il y a quelqu’un ?! lança-t-elle, le ton urgent.
Un souffle. Un bruit d’effort. Des halètements.
— Victor ? Tu es là ?!
Sans attendre, elle s’allongea sur le ventre et s’engagea dans le tunnel, rampant à l’aveugle, l’humidité lui collant à la peau. À quelques mètres à peine, elle le trouva.
Le corps du garçon était recroquevillé, enduit de boue jusqu’au cou. Seuls le blanc de ses yeux et quelques mèches sombres dépassaient.
— Je te tiens. Bouge pas.
Elle tendit les deux bras, l’attrapa sous les aisselles et commença à le tirer vers elle. Le retour fut laborieux, mais elle ne lâcha pas. Son souffle court se mêlait à celui du garçon. Une fois dehors, elle s'accroupit et le ramena précautionneusement contre elle.
Il tremblait. Son visage était blême, ses yeux à demi clos.
— Victor ? C’est toi ?
— ...Oui... Je veux ma... mère...
Sa voix n’était plus qu’un souffle.
— Reste avec moi ! Ouvre les yeux, Victor ! Regarde-moi !
Il cligna lentement des paupières. Du sang — mêlé à la boue — marquait ses tempes, ses bras, son flanc. Il avait dû lutter pour sa vie.
Puis un bruit sourd éclata, brisant le silence tendu.
Un beuglement déformé. Une masse s’écrasa à quelques mètres d’eux. Une vache venait d’être projetée en l’air. Son corps retomba lourdement, tordu, sans vie.
Élika se releva d’un bond, arbalète déjà levée. Le vent tourna brusquement.
Quelque chose approchait.
Elle plaça Victor derrière elle, le traînant avec douceur mais fermeté jusqu’à un repli du terrain, protégé par un amas de racines. Elle l’installa là, dos calé contre le creux, les bras inertes mais les yeux entrouverts.
Son regard retourna aussitôt vers la prairie.
Le cadavre de la vache venait de s’écraser à quelques mètres. Son flanc se soulevait encore par réflexe, dans un spasme inutile. Élika serra les mâchoires.
Victor avait frôlé le pire. Un instant plus tard, il aurait été à sa place.
Un hurlement déchira l’air. Long. Sauvage. Puis un sifflement, comme un souffle chargé de haine.
Une masse se forma peu à peu dans la brume. Lourde, basse, avançant avec une lenteur volontaire.
Le Varnak apparut.
À quatre pattes. Le dos bosselé, la gueule entrouverte. Sa langue noirâtre sortit, ondulante, pour capter l’odeur. Il la fixait, pivota légèrement tout en lui faisant toujours face, et émit un grondement profond, guttural, venu de très loin sous ses côtes.
Il ne se redressait pas. Pas encore.
Il poussa soudain un hurlement strident, gueule vers le ciel, comme s’il annonçait quelque chose. Même sans se dresser, sa colère se sentait dans chaque muscle, chaque mouvement retenu.
Élika ne bougea pas. Elle pointa son arbalète, le regard fixe.
Un cri déchira le silence derrière elle. Victor.
Le Varnak détourna aussitôt la tête. Ses oreilles vibrèrent. Il poussa un deuxième hurlement qui partit de sa gorge, bien plus agressif. Il se redressa d’un coup sec, sur ses pattes arrières, sa gueule baveuse grande ouverte. Sa queue massive fouetta le sol dans un bruit humide, éclaboussant Élika de boue.
Elle plissa les yeux, recula d’un pas, juste assez pour pouvoir ajuster un tir.
Son cœur battait fort — mais pas de peur.
D’instinct.
Elle tira sans hésiter, visant le ventre du Varnak.
La flèche siffla dans l’air et se ficha profondément dans la chair. La créature hurla de douleur, un cri si strident qu’il fit trembler les feuilles. Sa posture changea aussitôt : il ne la reconnaissait plus comme une créature d’Abyrel. Il se jeta sur elle, gueule béante, griffes en avant.
Élika se projeta en arrière, glissant sur le dos sous la masse gigantesque. Elle roula sur le côté et se releva d’un bond. D’un geste vif, elle fit tournoyer son arbalète et frappa de la lame le flanc de la bête.
Le Varnak se retourna en rugissant, sa queue s’abattit vers elle. Elle esquiva de justesse, le souffle boueux la fouettant au passage.
Il bondit, prêt à la déchiqueter.
Elle leva les mains par réflexe. Ses bras brûlaient, bouillants. Elle les fixa une seconde, interdite. D’ordinaire, elle sentait seulement ces secousses piquantes.
Mais là… ce ne furent pas des éclairs qui jaillirent.
Du feu.
Des flammes vives, brûlantes, rougeoyantes éclatèrent de ses paumes et frappèrent la créature de plein fouet.
Ses yeux s’écarquillèrent.
La chaleur s’intensifia. Les flammes devinrent incandescentes, se transformant en une coulée de lave dense et bleue, surnaturelle, qui enveloppa le Varnak. Il se débattit, hurla de douleur. Sa peau commençait déjà à brûler.
Dans un ultime soubresaut, la créature abattit sa queue contre le sol. Un craquement se fit entendre, et une faille s’ouvrit dans l’air, déchirant le monde.
Élika sentit son pouvoir monter encore. Poussée par une force qu’elle ne comprenait pas, elle agrippa la bête calcinée et, d’un effort surhumain, la projeta dans l’ouverture.
Elle eut un bref aperçu : une terre rouge et sèche, un vent brûlant, le château noir d’Abyrel dressé au loin. Et des formes… quelque chose bougeait, approchait.
— Va au diable, sale bête !
Elle relâcha son emprise et la faille se referma dans un claquement sec.
Silence.
Élika resta là, haletante, les bras encore tendus. Ses mains tremblaient. Elle regarda ses paumes tachées de suie et de magie. Le feu. Elle l’avait senti jaillir, répondre à un appel instinctif.
Elle se recula d’un pas, abasourdie.
— Qu’est-ce que…
Elle n’avait jamais maîtrisé le feu.Elle n’était pas censée le faire sans l’aide du roi d’Abyrel. Et pourtant…
Elle ferma les yeux un instant, tentant de calmer son souffle.
Le Varnak n’était plus là.
Une tension légère pulsa à sa tempe, comme si quelque chose venait de se déclencher.
Elle entendit tousser derrière elle et se retourna d’un coup. Victor.
Il était allongé sur le sol, encore à moitié couvert de boue, le souffle court. Élika s’élança vers lui et le prit dans ses bras sans réfléchir. Il était vivant. C’était tout ce qui comptait.
Avant de quitter la clairière, elle se retourna une dernière fois.
Le symbole gravé sur le rocher brillait doucement, scintillant d’un rouge vif, presque vivant. Une vibration, légère mais distincte, remonta le long de sa colonne. Elle resta figée une seconde. Ce lieu… quelque chose y veillait. Quelque chose qui l’avait peut-être aidée.
Le gémissement du jeune garçon la ramena à l’instant présent. Elle raffermit sa prise et se remit en marche, courant à travers les bois, tenant Victor contre elle, guidée par la lueur lointaine de la ferme.
Elle monta d’un bond sur le perron, ignorant les aboiements du chien. À peine avait-elle posé le pied sur la dernière marche que la porte s’ouvrit brusquement.
— VICTOR ! cria sa mère, les yeux agrandis par l’angoisse. — VICTOR, tu es là !
— Il n’a rien de grave, répondit Élika d’un ton calme. Un bon bain, un bon repas, et surtout beaucoup de repos pour se remettre de ses émotions.
Viviane s’effondra à genoux pour serrer son fils contre elle, les larmes mêlées à la pluie. Christian, lui, voulut poser des questions, mais quand il releva les yeux, Élika avait déjà reculé d’un pas.
— Merci… dit-il, incertain. Comment sav—
Mais elle s’éloignait déjà, disparaissant dans l’obscurité.