Comme tous les jours depuis son retour du repaire de Kerst et Ira, elle souffrait dès que ses grands yeux de jade s’ouvraient. Ostara et le docteur venaient s’occuper d’elle, changeaient ses pansements, lui donnaient des potions toutes plus écœurantes les unes que les autres. Elista lui prodiguait encore des soins grâce à la magie de l’eau. Les domestiques l’aidaient à s’habiller, comme une infirme, dans l’indignité, puis elle tentait de faire quelques pas maladroits, ses forces et sa superbe d’antan s’étant envolés en même temps qu’Ira.
Ce matin-là, alors que l’aube blanche du cœur de l’hiver se levait à peine, elle s’extirpa de son lit en réprimant un gémissement de douleur. Son abdomen balafré semblait avoir pris vie et vouloir s’épanouir hors de son corps. Sa peau, du moins ce qu’il en restait, tirait si fort que Myhrru craignait qu’elle ne cède à chaque pas, et que ses boyaux ne se vident à ses pieds. Elle s’avança jusqu’à la fenêtre pour observer Aimsir prendre vie, sans elle.
Plus tard, alors qu’elle était dans son lit à regarder les nuages faire barrage au soleil, Iwan vint lui rendre visite. C’était la première fois depuis son retour. Lui aussi avait dû se remettre de ses blessures. Il avait beaucoup maigri, il semblait être aussi las qu’elle. Il tira une chaise et s’installa de son lit.
- Je suis heureux de te voir enfin. Tu sembles aller plutôt bien.
- Je suis vivante. Un petit miracle à ce qu’il paraît.
Elle déglutit. Sa fierté était en feu.
- J’aurais préféré y rester, lâcha-t-elle avec amertume.
Une petite goutte glissa sur sa joue. Elle tourna la tête. Elle refusait qu’on la voie pleurer, même Iwan. Il lui prit la main avec délicatesse. Il savait se montrer doux.
- Tu vas surmonter ça Myhrru. Tu es la seule que je connaisse qui en soit capable d’ailleurs.
- À quoi bon. J’ai perdu mon arme, on m’a dégradée, je me suis faite humiliée par Ira…
- Les seuls qui ont à rougir ce sont les lâches qui t’ont accompagnée et qui ont préféré la laisser filer.
- Ils voulaient me sauver la vie.
- Arrête ! Ils tremblaient de peur, ça les a bien arrangés ! Ils savaient qu’ils avaient peu de chance contre elle. Toi, tu lui as tenu tête alors que tu étais déjà blessée, privée de ton arme. Tu ne t’es pas humiliée, tu as été héroïque, Myhrru.
Les larmes roulaient encore et encore sur son visage. Elles tombaient sur les draps blancs en petites tâches sombres. Elle savait que sa voix tremblerait si elle ouvrait la bouche, alors, malgré son envie de répliquer, elle se tut. Elle n’était pas convaincue par les paroles d’Iwan, même si cela lui allait droit au cœur.
- J’ai eu des nouvelles des recherches dans le repaire, continua-t-il. Dans le bureau de Kerst se trouvait une quantité impressionnante de livres, parfois très anciens. Même à Niflheim, ils ignoraient l’existence de la plupart de ces ouvrages. Il y en avait sur l’histoire, l’alchimie, la magie. Nul doute que nos sages vont avoir du travail pour tout lire, mais on pourra certainement en apprendre beaucoup.
- Vous devriez en faire part à Dame Sélène, suggéra Myhrru entre deux sanglots. Je serais très étonnée qu’elle ne connaisse pas ces livres, elle doit sûrement en avoir des exemplaires à Réalta.
- Tu as tout à fait raison. J’en ferai part au capitaine.
- Vous avez trouvé autre chose ?
- Beaucoup de matériel alchimique. En revanche, il semble avoir emporté la plupart de ses notes.
- Il avait donc prévu notre arrivée…
- Il semblerait.
Myhrru sentit un dépit profond lui traverser les poumons. Qui l’en avait informé ? Dubhan ? Till ? Pourquoi avait-il laissé Ira seule ?
- Mais le plus intéressant, c’est que nous avons fait une découverte capitale, reprit Iwan.
- À quel sujet ?
- Il est le Mystique de l’Ombre. Nous avons retrouvé, cachée derrière une tenture noire, la marque de deux sabres sur le mur, ainsi qu’un portant vide.
Myhrru tourna enfin son regard vers son ami, malgré ses yeux rouges. Elle se laissa choir contre ses coussins.
- Et sinon, tu as de bonnes nouvelles ?
- Je suis allé rendre visite à Dubhan, dans les geôles du château.
- Je ne vois pas en quoi ce qui le concerne puisse être une bonne nouvelle, rétorqua Myhrru pleine de rancœur pour ce traître.
- Nous avons eu une bonne discussion, comme tu peux l’imaginer.
- J’imagine surtout que les barreaux de sa cellule furent bien nécessaires pour éviter de vous entretuer.
Iwan sourit et baissa les yeux. Il ne pouvait pas le nier.
- Quoi qu’il en soit, cela a été utile. Soit la prison change vraiment les gens, soit je peux t’assurer qu’il regrette sincèrement. Il m’a confié s’être laissé emporter par sa haine. Il a perdu le sens commun. Il a rencontré Till, qui a sauté sur l’occasion, comme tu peux l’imaginer.
- Pour ce que j’en ai à faire.
Myhrru était vraiment en colère contre ce rustre qui lui avait mené la vie dure, qui avait été un élément de chaos supplémentaire. Sans ses actions, la situation n’aurait probablement pas dégénéré à ce point. Par conséquent, toute tentative de pardon ou de justification était vaine à ses yeux. Elle n’était pas prête pour ça, ses douleurs le lui rappelaient à chaque instant. Soudain, les paroles d’Iwan lui firent penser à un détail qu’elle avait presque oublié.
- Et toi, Iwan ? Où t’a conduit ta haine ?
Le sourire malicieux du jeune homme mourut sur ses lèvres.
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Nous n’avons jamais eu l’occasion d’en reparler, mais comment se fait-il qu’Ira ait pu te prendre en otage et s’enfuir ?
Iwan resta stoïque, ses prunelles noisette plantées dans les yeux de Myhrru. Il avait remis son masque dur et froid. Il se leva de sa chaise et la remit à sa place.
- Iwan ! s’écria-t-elle.
- Je suis désolé, Myhrru. Dubhan avait une monnaie d’échange, je n’ai rien pour sauver ma peau.
Myhrru le regarda s’éloigner doucement, sans un coup d’œil en arrière. Les yeux écarquillés, la bouche ouverte, elle ne pouvait pas se résoudre à laisser le doute s’installer en elle. Elle repoussa ses draps et posa ses pieds nus sur le sol glacé. En chemise de nuit blanche, claudicante, elle s’avança vers lui en ignorant ses blessures, déterminée à lui faire cracher le morceau.
- Tu me fais si peu confiance ? lui demanda-t-elle avec force.
Iwan se retourna. Son expression changea complètement quand il se retrouva face à son amie dans un déshabillé, voûtée, boitant vers lui, le feu dans les yeux.
- Tu penses vraiment que je vais te trahir ? Tu es mon ami Iwan, peu importe ce que tu me confieras, je me tairai. Tu as plus ma loyauté que tous ceux qui m’ont réduite à néant !
- Je ne veux juste pas te mêler à ça. C’est mon problème.
- Non, Iwan. Regarde-moi. Qui m’a fait ça ? Qui ?!
Le jeune homme baissa les yeux, l’air contrit.
- Tu l’as aidée à s’enfuir, c’est ça ? continua Myhrru qui tremblait sur ses jambes en coton.
Il ne répondit pas. Il était comme un enfant pris sur le fait. Myhrru sentit la tête lui tourner. Elle fit quelques pas en arrière et s’appuya sur son lit pour ne pas défaillir. Iwan releva la tête avec inquiétude et se rapprocha d’elle.
- Tu te sens mal ? demanda-t-il avec maladresse.
- Il y a de quoi. Si tu ne l’avais pas aidée, j’aurais encore mon arme et je tiendrais sur mes deux jambes, rétorqua-t-elle avec plus d’amertume que jamais.
Il n’ajouta rien. Il savait qu’elle n’attendait pas d’excuses.
- Qu’est-ce qui t’est passé par la tête, Iwan ? Explique-moi, je t’en prie…
- Sur le moment… J’ai cru que c’était une bonne idée de me servir d’elle pour nous mener à Kerst. Elle m’a embobiné, elle m’a manipulé en se faisant passer pour une victime. Elle m’a exprimé ses regrets pour Aurore, bref… Je me suis fait avoir comme un bleu. Ces minutes passées avec elle et les mots que nous avons échangés tournent en boucle dans ma tête depuis, je ne comprends pas pourquoi j’ai agi de la sorte.
- Je te le confirme. Tu n’avais aucun droit d’aller la voir seul et encore moins de lui parler. Comment as-tu pu penser que libérer l’ennemi public numéro un était une idée sensée ?
- Je ne sais pas… Je crois que j’étais trop obsédé par l’idée de retrouver Kerst et de l’affronter pour venger Aurore.
- C’est complètement stupide.
- Je l’ai réalisé un peu tard, concéda Iwan.
Myhrru pesta. Son ami l’invita à se recoucher et elle s’exécuta non sans gémir de douleur.
Deux semaines passèrent. Son état s’améliorait lentement mais sûrement. Elle pouvait marcher, à petits pas, aidée d’une canne qui maintenait son équilibre encore précaire. Ses muscles avaient fondu comme neige au soleil, elle ne s’était jamais sentie si faible. Elle lui paraissait encore trop loin, l’heure à laquelle elle pourrait se battre de nouveau. Il lui faudrait des mois pour recouvrer une condition physique de ce nom. D’ici là, le royaume ne serait peut-être plus que des ruines sur lesquelles danserait Kerst. Depuis l’attaque du repaire, aucune trace de lui ou d’Ira n’avait été trouvée. Ils se faisaient discrets. Cela inquiétait Myhrru au plus haut point. Ils préparaient forcément quelque chose. Elle décida d’en parler avec Adelle. Elle en avait assez de s’embrumer le cerveau en ressassant les actes d’Iwan et Dubhan, de son combat contre Ira, et de ses douleurs. Elle quitta sa chambre et la chaleur de son foyer pour affronter le froid de l’hiver qui circulait dans les longs couloirs du château. Elle rejoignit avec lenteur le bureau d’Adelle à l’étage inférieur. Lorsqu’elle arriva, elle entendit des voix s’élever à travers la porte. Elle reconnut le timbre sombre de Lars, l’étrange fiancé d’Adelle. Elle ne distinguait pas le contenu de leur conversation, aussi, elle décida d’entrouvrir légèrement la porte pour écouter. Ce n’était pas son genre, mais elle n’était pas sûre qu’il faille les interrompre. Bien que cela ne se fût jamais produit depuis son arrivée, peut-être que leur discussion était amicale.
Le ton sec d’Adelle lui indiqua immédiatement qu’ils n’avaient rien changé à leurs habitudes.
- Non, vous ne pouvez pas rester dans mon bureau, Lars. J’ai du travail.
- Allons, Princesse, vous n’aurez plus besoin de travailler lorsque nous serons à Heimdall. Laissez-donc cela et passons du temps ensemble, répondit Lars d’une voix sirupeuse.
- Je ne travaille pas par besoin, mais par envie, et par devoir. Si je dois abandonner cela aussi en vous épousant, je ne vois alors qu’une raison supplémentaire pour refuser cette union !
Lars se rapprocha de la princesse en contournant son bureau.
- Reculez, Lars. Et sortez. Je ne tiens pas à votre compagnie et vous le savez parfaitement.
- Pouvez-vous m’accorder une faveur ?
- Je ne crois pas, mais demandez toujours.
- Je voudrais essayer votre épée.
Adelle en resta bouche bée. Myhrru également. Elle n’aimait pas la tournure que prenait la situation, mais elle devait faire confiance à son amie pour se défendre, elle-même étant à peine capable de lever un bras. Elle enrageait de l’intérieur. Ce rustre aurait pris son poing dans la figure si elle avait été valide.
- Vous n’êtes pas sérieux, monsieur ?
- Bien sûr que si.
- Vous ne le pouvez pas, même si j’étais assez stupide pour vous l’accorder. Elle ne répond qu’à ma main.
- Et si je coupe votre main ?
- Je vous demande pardon ? s’offusqua la princesse.
- … Je plaisantais.
- Eh bien pas moi en exigeant que vous sortiez immédiatement. Vos propos seront rapportés à votre délégation et à la Reine.
- … À votre aise, madame. Si cela vous sied de croire encore à une possible annulation.
- Hors de ma vue, s’emporta Adelle.
Myhrru recula pour laisser passer Lars, qui ouvrit ses grands yeux inquiétants en remarquant la présence de la chevaleresse. Cette dernière ne le lâcha pas du regard. Elle voulait qu’il sache qu’elle avait tout entendu. Il la dévisagea avec dédain, avant de s’éloigner avec nonchalance. Myhrru rentra dans le bureau d’Adelle, qui releva la tête d’un coup, craignant visiblement qu’il ne revienne.
- Ce n’est que moi, la rassura Myhrru.
- Oh, soupira la princesse. Tu écoutes aux portes maintenant ?
- Je t’aiderai à t’enfuir si tu le souhaites Adelle, mais n’épouse pas cet homme.
Adelle la regarda avec étonnement. Elle ne s’attendait pas à de tels propos de la part de son amie.
- Je suis sérieuse, renchérit Myhrru.
- J’apprécie ta sollicitude, mais je ne pourrais pas fuir éternellement. Je trouverais un moyen de me débarrasser de lui, ne t’en fais pas.
- Avant le mariage ?
- … Ou après.
Elle prononça ces derniers mots avec une intonation chargée de sous-entendus. Myhrru observa son amie comme si elle en découvrait une nouvelle facette insoupçonnée.
- Que veux-tu dire ?
- Qu’un accident est vite arrivé. J’ai bien réfléchi à la situation. Il sera peut-être plus bénéfique pour le royaume, et pour moi, que ce fichu mariage ait lieu. Je veux lui laisser croire que je le refuse en bloc pour qu’il pense être en position de force, qu’il ne se méfie pas de ce que je pourrais être capable de faire.
- Tu me surprends, avoua Myhrru.
- Je suis désolée, je ne suis pas fière de ces pensées.
- Je peux te comprendre. Ces derniers temps, j’ai l’impression que nous ne sommes tous guidés que par la haine et la colère. Cela ne nous rend pas meilleurs, de toute évidence.
Adelle soupira et enveloppa sa tête dans ses mains gracieuses.
- Je refuse simplement de me laisser abattre. Il se trouve que le ressentiment semble être un meilleur allié que le pardon et la raison. Avec ce genre de raisonnement, je ne suis plus digne d’être la princesse, ni même d’être une Mystique respectable.
- Je pense que tu es bien plus respectable que la Reine qui nous gouverne, mais ils vont trouver encore un moyen de me dégrader encore si je le dis trop haut.
Adelle leva des yeux compatissants vers son amie, un léger sourire sur ses lèvres fines.
Tu maîtrises très bien l'ironie dramatique. J'ai hâte de savoir comment ça va se terminer !
Sinon petites coquilles :
- "J’en ferais part au capitaine." (pas de conditionnel ici, c'est une promesse)
- et "Elle m’a embobinée, elle m’a manipulée en se faisant passer pour une victime."
-> Sauf que c'est un garçon qui parle donc l'accord est erroné.
Je lui prévois un destin à la hauteur...
Merci pour ton œil de lynx, je prends note :)