La porte restée entrouverte.
Ils étaient partis, sans baisser le loquet, sans relever la poignée car il n'y avait rien de précieux à garder, personne qu'on ne retenait à l'intérieur.
Lokten passa plusieurs heures à observer l'ouverture par laquelle Sygn avait été extraite de la cage. Il n'eut pas conscience de l'étirement du temps. Les minutes et les heures ne signifiaient pas grand-chose lorsqu’on n’avait jamais appris à différencier les jours des années.
Solveig avait accouru dans un sens, puis dans l'autre, Loki sur ses talons, sa face de diable tordue par l'inquiétude. C'est lui qui avait soulevé Sygn et qui l'avait emportée comme un vautour emmène une proie. Dans ses bras, elle avait eu l'air d'une poupée de paille, la tête ballottant mollement entre les épaules. Lokten n'avait pas su détacher le regard du grand démon qui pouvait se permettre de les jeter dans la gueule du loup et d'être appelé comme un héros à peine plus tard. Aussi, il se demandait ce qui serait arrivé sans son intervention. Si rien n'avait existé en dehors de cette cage. Lokten le savait bien, au fond : la fièvre aurait fini par consumer entièrement Sygn sans qu'il n'y puisse rien. Loki ne lui en semblait que plus détestable.
Lokten ne comprenait pas pourquoi il avait eu si peur alors que ce n'était pas lui qui avait été victime de l'attaque. Il était presque certain que cela n'avait rien à voir avec sa soudaineté. Le plus probable, c'est qu'il craignit la disparition de Sygn. Mais pourquoi ? Il avait bien longtemps vécu sans la connaître.
Blotti dans le coin de la cage, il palpa son ventre, là où la lame de Siegfried avait frappé. La peau y était à peine plus rose et dessous, toute douleur avait disparu. Puis, il se massa les poignets, que les chaînes avaient brisé et marqué. Ils étaient aussi délicats et blancs que ceux d'un innocent.
Personne n'avait pansé ses plaies, avant Sygn. Elles avaient l'habitude de cicatriser dans la crasse. Les grandes balafres qui lui barraient le torse s'assuraient de le lui rappeler. Depuis que Loki l'avait emmenée, Lokten se sentait privé d'un membre. Nu. Sans défense. Un sentiment innommable lui chiffonnait les entrailles. Lopten ne l'avait pas prévenu, elle ne lui avait pas dit qu'une douleur si forte pouvait jaillir sans que coule le sang.
Elle ne savait que parler des dieux qu'elle haïssait. A l'exception d'une fois, où elle en avait tout de même mentionné deux qu'elle ne détestait pas. Leurs noms étaient étranges, se souvenait Lokten. Aussi étrange que le sien et celui de sa mère. Freyr et Freya. Jumeaux non-semblables dans leur apparence mais complémentaires en tous points. Frère et sœur. Lokten avait demandé ce que cela signifiait. Lopten avait répondu que tous deux étaient nés des mêmes parents. En l'écoutant parler de leur manière de se protéger mutuellement, de finir les phrases de l'autre, d'échanger conseils, ragots et secrets, Lokten s'était interrogé. Une telle complicité aurait-elle existé s'ils n'avaient pas été frère et sœur ? Lopten avait également parlé d'Idunn et de Torunn. Elles aussi veillaient l'une sur l'autre, elles aussi vivaient ensemble et cultivaient leur complémentarité. Naître des mêmes entrailles, du même amour, soudait les êtres semblait-il, et ce, bien que Lopten répétait le contraire.
Et puis, la route de Lokten avait croisé celle de Siegfried et Sygn, dont la parenté n'avait empêché ni le désaccord ni la lutte. Naître d'une même mère, ne liait que par le sang et si la chose ne pouvait être rompue, que signifiait-elle vraiment ? Que gravait-elle dans les êtres ? Qu'est-ce que cela changeait d'avoir le même sang ? La rupture en était-elle plus douloureuse ? Est-ce que Siegfried ressentait cette torsion dans l'estomac, maintenant que Sygn ne se tenait plus à ses côtés ? Se sentait-il privé de son bras droit, de son bouclier, d'une part de son âme ?
Plus il passait de temps avec Sygn, plus il pensait à elle, plus Lokten regrettait qu'ils ne soient pas tous deux nés des entrailles de Torunn. Il l'aurait protégée, il aurait été un bien meilleur frère que Siegfried. Il aurait pu prétendre être son égal et lire autre chose dans ses yeux que de la pitié. Sauf que rien ne le liait à elle et qu'à bien y réfléchir, rien ne le liait à rien. Plus de mère. Pas de père. Aucun peuple, aucune race.
Lokten se fraya un chemin hors de sa cage. Derrière la porte de l'atelier, il ne trouva rien de plus qu'une grande bassine en bois remplie d'eau et de glaçons. Dans la faible luminosité, il décela un reflet métallique sur le mur d'en face. Une autre poignée de porte, qu'il enclencha doucement. Elle donnait sur une chambre aux ombres orangées, réchauffées par le feu qui crépitait dans la cheminée. La lueur des flammes caressait les silhouettes entremêlées de ceux qui occupaient la grande couche, amas moelleux de fourrures et de couvertures de laine. Lokten avança d'un pas. Le gémissement du plancher l'arrêta sur le seuil. Il n'eut pas besoin d'avancer plus. A cette distance, il voyait tout ce qu'il avait besoin de voir.
Sygn dormait. Sa tête reposait contre l'épaule de Loki et sa main frêle cherchait sous la tunique du démon les pulsations de son cœur.
C'était la première fois que Lokten leur observait une telle sérénité. Aucun sang ne les liait, pas même celui de la race, et pourtant rien ne semblait plus naturel, plus complet, que leur étreinte. Lokten recula d'un pas et quitta précipitamment la maison. La fraîcheur saline lui fouetta le visage et terrassa, net comme un coup d'épée, son mal. Sa vue se voila de larmes. Pour qu'elles glissent loin de sa peau, il se mit à marcher vite.
Soumises au déclin de la nuit, les étoiles et leurs présages tombaient du ciel. Le nez rivé sur leur trajectoire, il pressa encore le pas. Il s'imaginait en attraper une au vol et déceler dans son éclat un indice sur le sens de tout ceci. Sur sa présence en ce royaume. Sur la place qu'il n'avait pas encore trouvée.
Le long de la rue, les maisons s'éveillaient une à une. Leurs yeux de verre s'éclairaient de la douce lueur d'un feu ravivé ou se couvraient de buée. Les cheminées émettaient leurs premières quintes de fumées tandis que les Nains, bien au chaud dans leurs maisonnées, se préparaient à une nouvelle journée de labeur.
Lokten atteignit un carrefour. Jamais la ville ne cessait. Aussi loin que portât sa vue, pullulaient les vers de briques. Au loin, étouffé par la brume, les sabots de quelques mules frappaient le pavé au rythme que dictaient les éperons et les cravaches. Les marchés ne tarderaient plus à brailler. Il fallait qu'il leur échappe. Lokten cherchait un endroit où se cacher, une grotte, une forêt, une montagne. Mais la vie de Nidavellir l'encerclait. Le long des allées, les étals se mettaient en place, une planche après l'autre, un bougonnement à la fois. Plus Lokten se dépêchait, plus la lumière se braquait sur lui. Son spectre étiré captait l'attention des curieux. Son seul espoir fut de disparaître à un autre angle, dans un interstice, un trou de souris. L'air frais lui martelait la poitrine, échauffée par sa course.
Priant pour une ombre, il se retrouva aux abords d'une vaste place pavée, dégagée, qui dénotait dans le décor poussiéreux. Là où le brouillard salé absorbait toute couleur et toute chaleur, l'endroit émettait une lumière astrale autour de laquelle se pressaient les gens, pareils à une nuée de moustiques. D'où sortaient-ils tous ?
Surplombant l'océan de grisaille, une immense statue se dressait sur un socle de marbre noir. Les rayons roses du soleil dégoulinaient sur ses reliefs acérés. Figé dans l'or, un dragon, au poitrail enflé de colère, affrontait les haches et les épées brandies par ses assaillants, une horde de guerriers aux bouches tordues de haine. La violence de l'attaque à jamais scellée, exhibée à la vue de tous noua la gorge de Lokten qui ne parvenait à en détacher le regard. Il se sentait impuissant, minuscule et ce, bien qu'il dépassait tout le monde de deux têtes.
Le dragon émacié, efflanqué comme une bête battue, ressemblait à Lopten. Ses bras le démangeaient. Ses clavicules craquelaient. Les ténèbres lui manquaient comme l'eau pouvait manquer à un poisson. Lokten suffoquait dans ses vêtements collants de sueur.
Il tourna la tête en suppliant pour trouver Sygn dans la foule. Évidemment, elle n'y était pas. Certains avaient un genou à terre, d'autres parlaient à mi-voix. Gagnés par une piété à la limite du mysticisme, ils ne parurent pas remarquer la présence de ce grand étranger d'une pâleur maladive et aux yeux jaunes que la lumière cuivrée du matin fendait d'une pupille verticale.
Une petite fille se planta à côté de Lokten. Emmaillotée dans des guenilles, elle tenait entre ses mains minuscules une pièce d'or, rutilante. Soleil dans un ciel nocturne. Ses yeux ronds se posèrent avec précaution sur l'étranger mais il sembla qu'elle écarta toute suspicion puisqu'elle déposa la pièce sur la première marche du socle. Elle marmonna les quelques mots d'une prière, avant de reculer respectueusement d'un pas.
Le soleil frappa la pièce. Sous l'un de ses rayons ardents, elle fondit. L'espace d'un battement de cil, un frisson parcourut la statue. Ce n'était pas qu'une impression. Lokten en eut le souffle rompu. Les Nains aussi, mais pour une raison bien différente. Une hache s'enfonçait désormais dans la cuirasse du dragon, dont la grimace terrifiée encouragea les offrandes : les pièces ne tardèrent pas à alimenter son supplice. Des larmes grosses comme des perles roulèrent le long de son cou. Ses écailles dégoulinaient de rubis. Et tandis que le spectacle pétrifiait Lokten, les Nains prenaient plaisir à ajouter des pièces. Elles cliquetaient en un carillon frénétique et cruel.
La gamine se mit à glousser.
« Tu as mis ta pièce ? » demanda-t-elle
Elle était aussi frêle qu'une brindille. Son visage sale ne s'éclairait que par son sourire pointu, largement ouvert.
« C'est ce qui fait bouger la statue ?
— L'or était le vice du dragon et c'est aussi son châtiment. Chaque fois qu'on lui livre l'or qu'il a tenté de nous dérober, il est puni. »
L'or n'était pas le vice des dragons. Les dragons traquaient et ne vivaient que pour les trésors, mais tous n'étaient pas d'or.
« C'est un châtiment cruel pour une tentative de vol.
— Ce n'est pas un simple voleur, c'était le dragon Fafnir, répondit la petite avec un haussement d'épaules.
— Fafnir était un homme que les dieux ont maudit par simple ennui, rectifia Lokten. Son avidité était l'œuvre d'un sort puissant.
— Quand il est mort, c'était un dragon.
— Que vous a-t-il fait ? Il n'a même pas réussi à voler.
— C'était un dragon.
— Cet argent aurait pu te payer des nouveaux souliers. Les tiens sont percés. Tu dois avoir froid. C'est idiot.
— C'est toi qui es idiot », rétorqua la gamine avec suffisance.
La bouche de Lokten forma un sourire moqueur. Sur le ton de la confidence, il se pencha vers la fillette :
« Un beau jour, le froid va remonter du sol, il rentrera par les trous de tes chaussures et il te donnera une fièvre qui te fera grelotter des jours entiers. La fièvre te clouera à ton lit avant de te tuer. Et à ce moment-là, haïr les dragons ne te sera d'aucun secours. »
La gamine fronça le duvet blond de ses sourcils. Elle s'en retourna vite vers une femme qui lui tendait les bras, un peu en retrait. Au regard sévère que lui jeta la mère, Lokten comprit qu'il était définitivement temps de partir.
Appelés par leur affreux culte, les fidèles ne cessaient de jaillir des maisons. Ils en sortaient autant que d'abeilles d'une ruche. Des abeilles stupides qui livraient de leur plein gré tout leur miel à l'ours plutôt que de le garder pour l'hiver. Le carillon des pièces résonnait dans les rues. Lokten remontait à contre-courant. La tache sombre de ses écailles s'étendait. Il tirait sur ses manches sans réussir à les cacher. Il cavalait comme un chien fou, l'écume aux lèvres, dans ces rues que rien ne différenciait, où l'or recouvrait tout, éclaté en milliers de paillettes affûtés comme des tessons.Soudain, il fut heurté en pleine poitrine. On lui attrapa l'épaule, l'entraîna à l'écart et le plaqua contre un mur.
« Tu es cet étranger que Solveig a récupéré, hier soir », grogna une voix rauque.
Lokten se souvenait un peu de cet homme à l'expression mauvaise. Il était là, la veille, dans le cortège qui l'avait conduit dans la grange. Avec son épaisse barbe noire striée de blanc, assortie à ses larges sourcils et sa carrure trapue. Il avait l'air d'un gros blaireau.
« Il veut quoi, hein ? le Fourbe ? Qu'est-ce qu'il veut ? »
Sa main robuste se serrait autour de la gorge gracile de Lokten. Le sang lui montait à la tête, marbrant ses prunelles de petits serpents bruns.
« Tes yeux ? Qu'est-ce qu'ils ont ? T’es quoi toi ? »
Qu'est-ce qu'il était ? S'il l’avait su, Loken lui aurait répondu le plus volontiers du monde, mais pour le moment, ses lèvres restèrent fermées. Viggo lui asséna un coup de poing dans l'estomac. La douleur plia Lokten en deux, un second coup le mit à genoux, les mains dans la boue.
« Vous foutez quoi ici ? »
Un grondement plus profond, plus menaçant, qu’une simple complainte. Le garçon se redressa avec roideur. Dans la lumière du matin, ses yeux paraissaient d'or et sa peau de marbre, tel un fils, tel un héritier vengeur envoyé par la statue. Englouti dans son ombre, la terreur figea son agresseur. La peur soufflait sur lui, pareille aux tempêtes de neiges qui faisaient rage sur le continent. Une goutte de sueur glacée perla au bout de ses cils. Il ne sut même pas battre de la paupière pour la chasser.
L'étranger déploya la main, sertie de longues griffes noires et recourbées. Ses dents étaient des crocs. Et sa peau, une cuirasse hérissée d'écailles.