CHAPITRE 37

CHAPITRE  37

 

Les yeux brillants et l’expression pleine d’anticipation de Berthe nous le disaient :  elle avait des nouvelles à partager. Il faudrait néanmoins attendre que la jeune classe s’endorme pour les entendre…

Berthe se révélait une constante source d’information. Dame Hermance appréciait sa compagnie et ce qu’elle pouvait lui apprendre sur l'état d’esprit des femmes qui travaillaient au château. Dame Hermance tenait à ce que quiconque qui consacrait sa vie au bien-être de la communauté s’y sente à son aise et en sécurité. Lorsqu’elle encouragea Tiphaine à donner son accord aux leçons d’escrime pour sa sœur, elle ordonna dans le même temps, en accord avec notre Seigneur Alberic, que toute femme qui vive au château puisse elle aussi apprendre à se défendre si elle le souhaitait. Elle créa involontairement un casse-tête pour Christophe et tout homme d’arme qui aurait pu s’improviser professeur. Les effectifs après l’attaque au petit matin étaient plus bas que jamais, et Brisart avait besoin de tous, en particulier pendant les travaux réparant le pont-levis et l'entrée des lieux.

Ce que Berthe apprenait avec Christophe, elle offrit de le partager a toute femme qui le souhaitait. Elle était une élève douée et communiquait son enthousiasme avec les servantes, cuisinières, lingères, femmes de peine qui le voulaient. Ces femmes vigoureuses de tous âges avaient aussi leurs méthodes, et je les découvris quand j’accompagnais Berthe dans ses leçons pour faire connaître les enseignements du Mongol avec mon bâton. Armées d’un pied de table dévissé, d’un manche de pioche, ou de tout autre objet protubérant, elles avaient leur propre expérience et les cours étaient des moments de partage, et aussi l’occasion de grands éclats de rire.

Berthe se faisait des amies et des confidentes, et devenait petit à petit très bien informée de leur vie quotidienne, leurs joies et leurs chagrins. Elle en racontait de larges portions à Dame Hermance.

- Mais il y a des choses que je garde pour moi… m’expliqua-t-elle alors que nous quittions une de ces assemblées. Des choses intimes… ou alors quand je sens qu’on veut m’utiliser pour se plaindre ou obtenir un avantage indu…

Ses conversations avec Dame Hermance devenaient de plus en plus longues et personnelles, elle devint témoin de conversations échangées avec Albéric. Dame Hermance appréciait le calme et la maturité de l’adolescente, ainsi que sa façon de donner son avis sans crainte d’offenser ou volonté de flatter. 

Je compris mieux, rétrospectivement, la rapidité avec laquelle Berthe avait convaincu Dame Hermance de venir lorsque la garde de Lionel des Bruyères avait mis à sac notre chambre.

Brisart était le capitaine de la garde. Petit à petit, on surnomma Berthe le capitaine des femmes.

 

2.

- Lionel des Bruyères a écrit à notre Seigneur pour le remercier de son hospitalité. La missive est arrivée aujourd’hui.

Tiphaine et moi frémirent et pressèrent Berthe d’en dire davantage.

- Est-ce qu’il parle d’Aud…

La petite fille dormait, toute recroquevillée entre nous. Tiphaine s’interrompit.

Les fils de Lionel semblaient en sympathie avec la petite châtelaine, à leur façon timide et respectueuse. Leur père s’attendait à une enfant maladive et chétive et avait été charmé par la petite personne qui l’avait accueilli avec un poème. Il en était venu à plaisanter, veuf qu’il était, qu’il l'épouserait volontiers lui-même le moment venu.

Y pensait-il vraiment ? J’avais été soulagée d’apprendre que Dame Hermance, derrière son rire poli, était indignée. La réaction de notre Seigneur Alberic avait été moins claire : embarrassée, certainement, mais aussi flattée.  

- Il remercie abondamment et complimente tous les aspects du séjour. Il parle d’Audeline, mais aucun propos déplacé… Et il retourne l’invitation : la famille est invitée dans leur manoir de Cluny au printemps prochain. Jeanne, tu en seras forcément. Nous, on verra…

Je contemplai un moment la petite forme d’Audeline endormie entre nous. Après l’aisance dont elle avait fait preuve pendant le séjour des invités, je pensais qu’elle poursuivrait sur sa lancée, déployant cette nouvelle habilité à s’exprimer et se mouvoir, mais c’est le contraire qui s’était produit. Audeline avait fourni un immense effort pour être à la hauteur de ce qui était attendu d’elle, et si elle était heureuse et fière de ses performances, elle en craignait à présent les conséquences. Cette nouvelle trajectoire allait-elle l’emmener loin de son entourage ? Deux nuits de suite, je dus la réveiller alors qu’elle s’agitait et criait dans un cauchemar. Ce n’était pas arrivé depuis des mois. Et la veille, lors du coucher, les filles de Tiphaine l’avaient interrogée sur les fils de Lionel. Lequel préférait-elle ? Elle avait fondu en larmes. 

- Je ne veux pas me marier… Je ne veux pas qu’on m’envoie vivre toute seule avec un mari loin de vous toutes !

Ses amies se jetèrent à son cou, jurant de l’accompagner où qu’elle aille. Tiphaine ajouta qu’elle les suivrait et assura Audeline de son affection. Berthe promit d'être sa garde du corps, de protéger tout notre petit groupe. Audeline se tourna vers moi. Je lui souris

- Je serai là, à tes côtés, ma chérie, aussi longtemps que tu auras besoin de moi.

- Je veux que tu sois là, même si je n’ai pas besoin de toi…

Je la serrai dans mes bras et promis. Je sentis la respiration de la petite fille devenir plus égale, et, finalement elle sécha ses larmes, s’asseyant plus commodément sur le lit.

- Thibault, prononça-t-elle. C’est lui que je préfère. Il est gentil et puis il est courageux.  Il a été malade, il ne voit que d’un œil.

 

3.

Brisart sourit.

- Notre Audeline est pleine de discernement, même pour les affaires du cœur, dit-il. Thibaut a plus de caractère que son frère. Je les ai observés. Et elle reconnaît la valeur de la force acquise dans l'épreuve.

C’était un soulagement d’entendre ces paroles. Nous étions assis, à une petite distance l’un de l’autre, dans le verger tandis que le ciel s’obscurcissait. Les longues journées de ce début d’été nous permettaient ce moment, suivant le souper. Nous conversions au vu et su de ceux qui s’affairaient encore dans le château avant la nuit.

La perspective optimiste de Brisart sur Audeline, la confiance qu’il exprimait sur son avenir me réconfortaient une fois de plus. J'étais soucieuse des ombres qui pouvaient compromettre son avenir.

- Quand Lionel a parlé de son intérêt pour Audeline, qu’elle devienne un jour sa femme… était-il sincère, à votre avis ?

Je n'étais pas sûre que Brisart ait été présent lorsque le sujet avait été abordé, mais son opinion m’importait en tout état de cause.

- Oui, soupira le capitaine. Il pensait ce qu’il disait. Sa bravoure et son innocence l’ont charmé. Mais il guettait les réactions de notre Seigneur. Il n’ira pas au-devant d’une situation qui le mettrait dans l’embarras.

Nous nous sommes rencontrés souvent entre les arbres fruitiers pendant ces semaines. Nous parlions souvent de Berthe et de ses talents, d’Audeline… Quand l’hiver vint, emmitouflés de fourrures et de manteaux, nous parlions sous le préau près de l'entrée vers les cuisines.

Un jour, alors que les préparatifs commençaient pour se rendre à Cluny, l’un de nous en vint à mentionner la mère de la petite fille. Ni lui ni moi ne l’avions connue. Quelle tristesse qu’il ne lui ait pas été donné de voir sa fille grandir, soupirai-je. Brisart alors évoqua sa propre mère.

- Je n’avais pas 10 ans quand une mauvaise fièvre l’a emportée. Je me souviens du chagrin que nous éprouvions, mon père, mon grand frère et moi. Nous sommes du pays de Breizh, et vivions dans ce château de granit, que mon grand-père avait fait construire… Vivre sans elle paraissait impossible. Son absence, chaque jour qui passait, nous semblait insurmontable. Et pourtant… quelques mois plus tard, un groupe de brigands, pas très différents de ceux que nous avons affrontés ici, a mis à sac notre domaine. Mon père et mon frère ont été tués lors de l’assaut. J’ai réussi à fuir... Mais j’ai loué le Seigneur d’avoir pris notre mère auparavant… Le chaos, ces morts brutales… quel soulagement ,au milieu de ce cauchemar, de la savoir à l’abri auprès de notre Seigneur céleste.

Il avait dit cela avec légèreté, presque détachement.

- Je suis désolée que vous ayez traversé une telle épreuve, si jeune…

Il me sourit gentiment.

- Ne vous attristez pas pour moi, ma chère amie. C’est arrivé il y a très longtemps. J’ai pu rejoindre un ami de mon père qui m’a accueilli à bras ouverts. J'espérais qu’il m’engagerait pour aider ses palefreniers, ou toute autre tâche que je pourrais accomplir à mon âge, mais il m’a traité comme un fils. Il m’a aidé à devenir écuyer puis chevalier. Nous sommes tous amenés à vivre de grandes souffrances… vous devez avoir les vôtres. Et je m'émerveille des amis que j’ai pu rencontrer au cours de mon parcours. Cet homme, qui m’a aimé comme un père… des compagnons d’armes… et aujourd’hui, Christophe que je considère comme un jeune frère… et vous, une bénédiction que je n’attendais pas et qui me fait tant de bien…

- Vos parents, votre frère… Ils doivent être si fiers de vous…

Curieusement, son visage se durcit à cette idée. Je perçus une souffrance qui avait été absente jusque-là dans ses réminiscences. Il regarda au loin avant de dire :

- Je ne pense jamais à eux de cette façon. De fait, après leur mort brutale, je me suis efforcé de ne pas les évoquer, avec un certain succès. C’était trop douloureux. Je les sais dans la félicité divine…

Quelques jours plus tard, alors que nous nous apprêtions à mettre fin à notre conversation, une brusque tempête nous surprit. Le ciel s’obscurcit, nous étions soudain dans les ténèbres. Les cris surpris des servants qui s’affairaient encore nous parvinrent. Une pluie d’orage s’abattit. Brisart prit ma main, il avançait dans l'obscurité sans encombre et il m'entraîna dans une encoignure ou nous étions protégés de ce qui était devenu de la grêle. Le tonnerre suivit. Brisart me serra contre lui. Le visage contre sa poitrine, je sentais ses bras protecteurs autour de mes épaules. Malgré la soudaineté et la violence de la tempête, je me gardai de poser mes mains sur Brisart, gardant les bras le long de mon corps.

- N’ayez pas peur Jeanne, dit Brisart en forçant la voix pour être entendu. Cette bourrasque ne devrait pas durer trop longtemps.

Je n’avais pas peur. Être si proche de lui, sentir sa chaleur, l'odeur de ses vêtements, me sentir protégée par les bords de son manteau… la bourrasque pouvait prendre son temps ! Brisart semblait penser de même. Il caressa mes cheveux et se pencha vers mon visage. Après un instant d'hésitation, il m’embrassa, un vrai baiser, pas les effleurements de nos promenades passées. Un moment d'intimité dont nous savions l’un et l’autre qu’il n’avait lieu que parce que nous étions isolés dans une soudaine obscurité, entourés du vent et de la grêle. Cela ne se reproduirait pas. Alors ce baiser dura.

Lorsque nous nous sommes séparés, moi vers le grand lit partagé avec Audeline et mes cousines, lui se dirigeant vers les quartiers des gardes pour s’assurer de la sécurité de tous après ce coup de tabac, nous avons échangé un regard complice et heureux de cet instant imprévu qui nous avait été offert et dont nous avions profité. Et dont personne ne saurait jamais rien.

 

 

4.

Dès le lendemain, tout le château était au courant.

Les Semblables sont toujours attentifs à la façon dont ils sont considérés, conscients du danger d’être montrés du doigt si quelqu’un détecte leur anormalité. Averti tôt, on a le temps de fuir. Quand des regards insistants, certains amusés ou goguenards, d’autres sombres et réprobateurs se dirigèrent vers moi, je m’en rendis aussitôt compte.

Bien sûr, ici il ne s’agissait pas de soupçons concernant ma nature. La grêle avait causé des dégâts, brisant une fenêtre et abîmant des arbres, cassant des branches et compromettant les fruits à venir. Mais il ne paraissait pas moins pressant de considérer ce baiser, entre deux personnes qui n'étaient pas mariées l’une à l'autre et insistaient pour ne pas l’être.

J’eus droit au visage sévère de dame Hermance qui évitait mon regard, et à une réprimande du Père Haudouin, qui me convoqua dans la chapelle et décida qu’il était grand temps de me confesser.

Mentir lors d’une confession est un péché considérable, mais je me sentis libre de ne pas être totalement honnête : après tout, je parlais à Dacien, le petit garçon avec lequel j’avais cuisiné et trait des vaches, plutôt qu'à un Prêtre consacré par la Sainte Eglise épouse du Christ. J’avouai quelques péchés tout à fait ordinaires, et écoutai la longue exhortation du saint homme qui m’enjoignit de conduire Brisart vers l’autel du mariage, en chrétienne soucieuse de l'âme de celui qui m’avait ainsi montré son affection. Il me donna d’illustres exemples d’épouses extirpant leur aimé des griffes de Satan. Je l'écoutais la tête basse, docile, et le remerciai de ses recommandations. Il semblait très satisfait en me regardant partir. J'espérais qu’il le resterait aussi longtemps que possible sur la foi de mes seules paroles.

Quelques jours avant le départ pour Cluny, Berthe me demanda de l’accompagner pour entraîner un petit groupe de femmes de charge. Mais c’était un prétexte pour me parler sans témoin. Elle me fit signe de m’asseoir sur un muret qui bordait le préau.

C’était probablement elle qui avait informé Dame Hermance de notre baiser, après l’avoir appris de la personne qui nous avait aperçus, figurant que c’était son devoir, dans une situation où les rumeurs finiraient de toutes façons par atteindre les plus hautes autorités de notre communauté.

- Tu comprends, me dit-elle, tu places notre Seigneur et dame Hermance dans une situation difficile ! Brisart et toi ne voulez pas vous marier, mais vous vous embrassez en public ! Quel exemple, pour leurs gens… et pour Audeline !

Je la regardai avec un mélange de surprise et d’indignation. A l’entendre, Brisart et moi nous embrassions à pleine bouche à tout moment ! Mais je réalisai que les conversations que j’avais partagées avec lui, au vu et au su de tous pour montrer que nous n’avions rien à cacher, prenaient une tout autre connotation après le baiser. Berthe n’avait pas terminé. Elle changea de ton, qui devint tout à la fois lassé et amusé.

- Justement, j’ai un message de Brisart à te donner, via Christophe. Il veut que tu saches qu’il est désolé du baiser - plus exactement de l’embarras causé par le baiser. Il tient à te dire que le baiser était merveilleux.

Elle leva les yeux au ciel en prononçant ces mots. Je ne pus m'empêcher de sourire.

- Il préfère éviter de te rencontrer à nouveau d’ici votre départ pour Cluny. Mais il t’envoie… (elle eut à nouveau un air suprêmement las) ses pensées affectueuses.

Je hochai la tête. C’était la sagesse même. Et il voulait être sûr que je ne prenne pas sa prudence pour de la froideur, voire un reproche implicite. Sa prévenance me toucha… Elle fit une pause puis reprit, plus animée :

- Tu sais ce que Christophe lui a dit, quand il l’a chargé de te transmettre ce message ? Il est direct avec lui, tu sais. Il lui a dit : mais pourquoi refuser d’épouser cette jolie femme ? Au lieu de la rencontrer dans le vent sous un pommier, elle serait dans votre chambre tous les soirs, à masser vos pieds et vous écouter avec adoration !

J’imaginais sans mal Christophe, dont l’audace frisait souvent l’insolence, tenir ces propos.

- Brisart lui a répondu ?

- Oh oui. Brisart lui a dit que lui, Christophe, n’y comprenait rien, et que c’est justement son attachement pour toi qui l’empêchait de te prendre pour femme. Parce qu’il ne voulait pas que tu te retrouves mariée à… a une souillure d’homme comme lui.

Je la regardai, choquée.

- Une souillure ? C’est ce qu’il a dit ?

- Oui, ça a frappé Christophe, aussi. Mais ça ne l’a pas fait taire. Il a répondu : je ne comprends pas de quoi vous parlez. Mais une chose est sûre, même si vous devenez loup-garou à chaque pleine lune, cette femme saura vous donner un bon coup de bâton derrière les oreilles pour vous faire tenir tranquille ! Il a cru que Brisart allait le frapper mais finalement, il s’est mis à rire…

Nous avons échangé un sourire.

- A vrai dire, poursuivit Berthe, après ça je pensais qu’il te demanderait en mariage… Mais évidemment… il sait que tu dirais non.

Elle me jeta un regard de côté.  Je perdis mon sourire mais je gardai le silence.

- Notre Seigneur et dame Hermance se retrouvent dans une situation délicate. Ils ne peuvent pas se passer de Brisart, qui fait en sorte que chacun ici soit sauf. Ils ne peuvent pas se passer de toi, parce qu’Audeline s’accroche à toi plus que jamais, surtout en ce moment.

Les préparatifs de notre séjour à Cluny avaient ébranlé la petite fille. Quitter le château, l’univers qu’elle avait toujours connu, l’impressionnait. Elle craignait que des circonstances qu’elle ne pouvait imaginer l'empêchent de ne jamais revenir. J’avais proposé de faire davantage participer ses deux petites amies. Elles étaient enthousiastes à l'idée du voyage à venir, et leur joie contagieuse. Les séances d’essayage pour les robes nouvelles, les apprentissages pour les danses prévues devenaient des moments de jeux où les trois enfants se préparaient ensemble pour une grande aventure.

Audeline m’inspirait. J’avais souvent de bonnes idées pour la protéger de ses appréhensions. Et soudain, voilà que je me trouvais presque accusée d'être trop présente auprès d’elle? Berthe poursuivit :

- Tu es là pour servir notre Seigneur, et ça rendrait la vie tellement plus facile si tu acceptais… acceptais de simplement concrétiser ce qui existe déjà. Après tout, ces échappées dans les bois, tous les deux… tout le monde se doute bien de ce qui s’y passait.

Une vague de colère que je n’avais pas vue venir me traversa.

- Tout le monde se trompe. Vous n’avez donc pas mieux à faire que de nous scruter, quand il y a des brigands qui nous entourent, et Audeline qui vacille, et la grêle qui fait des dégâts? Vraiment, c’est ça qui importe ? Nous ne faisons rien de mal.

- Alors pourquoi refuser un sacrement honorable comme le mariage ?

Je fermai les yeux. Ne rien dire. Quelques paroles neutres. Mais je m’entendis soudain me lancer dans une tirade furieuse ou j’exigeais qu’on me laisse tranquille et j’ajoutai des insultes - les mots me venaient dans des langues que Berthe ne connaissait pas, ce qui était heureux. Néanmoins le ton ne prêtait pas à confusion. Berthe se leva, me fusilla du regard et tourna les talons.

Dès que l’adolescente disparut, je regrettai d’avoir perdu mon calme. Un étourdissement me gagna, tandis que j’entendais les paroles du Mongol sur le risque, pour des gens comme nous, de tout perdre à cause d’un éclat. “Nous n’avons pas de respectabilité qui nous précède…" Je me vis accusée d’empoisonner l’esprit d’Audeline avec mon mauvais exemple, chassée du château tandis que je l’entendais sangloter. Je me mis à pleurer, le front appuyé contre le mur.

Deux mains se posèrent sur mes épaules. Une senteur de miel et de chèvrefeuille me parvint. Je tournai la tête. Tiphaine était à mes côtés, posa un baiser sur mon front comme elle le faisait avec ses filles. Puis elle m’attira contre elle et je n’offris pas de résistance.

- Ne sois pas triste… murmura-t-elle en me serrant dans ses bras. Ne sois pas triste. Tout le monde t’aime ici. Tous apprécient ta présence, tu as accompli des miracles avec Audeline, tu nous as protégées. Ça va s’arranger… tu verras.

Elle essuya mes larmes avec la manche de sa robe.

- Berthe… balbutiai-je. J’ai…

Je fis un vague geste dans la direction où avait disparu l’adolescente.

- Écoute, tu t’es mise en colère et elle ne l’a pas volé. Elle t’a parlé en guerrière, elle voulait apporter ton consentement comme un trophée à Dame Hermance.

Elle me prit par la main et m'entraîna à sa suite.

- C’est l’heure de la leçon du Père Haudouin, et Audeline se demande où tu es passée, elle est agitée…. Allons les rejoindre.

Dès que j’entrai dans la pièce qui nous tenait lieu de salle de classe, Audeline me dévisagea.

- Tu pleures ! s’exclama-t-elle.

Ses deux petites amies levèrent la tête - j’eus la vision de deux oisillons, avec leur regard curieux tourné vers moi en un mouvement identique, leurs boucles rousses encadrant leur visage comme des petites plumes. Le Père Haudouin me considéra avec bienveillance. Je regardai Audeline. Inutile de nier l'évidence.

- Oui, j’ai pleuré, mais Tiphaine m’a consolée.

- Tiphaine console bien, confirma Audeline en hochant la tête.

- Une bonne contrition, c’est très sain, déclara le Père Haudouin, en frottant ses mains avant de commencer la leçon. 

Audeline insista pour se percher sur mes genoux. Récemment encore, me semblait-il, je l’entourais de mes bras et elle pouvait se pelotonner contre moi. Maintenant, ainsi installée, elle me dépassait d’une demi-tête. Mais elle passa ses bras autour de mon cou et souffla :

- Je veille sur toi.

 

5.

Le regard calme de Jésus posé sur moi. Entouré d’anges et de prophètes, sous un ciel d’un bleu profond, sa majesté m’impressionna tant que je voulus tomber à genoux. Le nombre de fidèles qui se bousculaient autour de nous dans la vaste abbaye de Cluny m’en dissuada. Mais le petit groupe que nous formions, Dame Hermance, Audeline, ses petites amies, Tiphaine et moi, resta un long moment dans la contemplation de la fresque qui surmontait le chœur.

Brisart et quelques hommes nous entouraient discrètement. Je vis du coin de l'œil Brisart se placer à mon niveau. Je lui jetai un regard rapide, et un sourire fut échangé. Nous n’avions pas été si près l’un de l’autre depuis le soir de la tempête. Ce sourire lui confirma que je ne morfondais pas dans un espoir jamais satisfait de devenir sa femme - j’imaginais qu’il avait lui aussi entendu des recommandations sur sa conduite et mes attentes supposées.

En revanche, je fus rapidement intriguée par la curiosité d’un des hôtes de Lionel des Bruyères. Son costume fait d'étoffes précieuses, décoré de dentelles, tout autant que le respect cérémonieux avec lequel on l’adressait montrait son appartenance à un rang de noblesse prestigieuse - le plus haut qui soit, en l'occurrence.

- Le Duc de Saint-Lyons est un cousin du Roi, me souffla Tiphaine alors que nous empilions les édredons qui nous avaient été donnés pour rendre la nuit confortable, tout autour du lit de notre Seigneur et de sa Dame.

Nous étions une vingtaine, formant leur entourage proche, qui avaient ainsi le privilège de dormir sur le sol de leur chambre même. La garde rapprochée campait dans une pièce voisine où ils recevaient aussi leur repas.  De la paille leur était fournie le soir venu.

- Du Roi ? Le Roi de France ?

- Evidemment le Roi de France, notre père à tous, nous appartenons au Royaume désormais. Et le Duc Eudes est un cousin proche, tant par le sang que par l’affection ! Il a grandi avec le Roi.  Tu te rends compte ? Et ce soir, pendant le diner, il t’a demandé de t’asseoir à tes côtés ! De quoi avez-vous parlé ?

Cela avait été un moment étrange : un des valets m’avait cérémonieusement demandé de le suivre. Nous avions contourné la table, nous arrêtant à proximité de ce gentilhomme qui m’avait jeté des regards appuyés. Une chaise était apparue pour que je prenne place près de lui.

- Rien de bien captivant, soupirai-je. Je ne sais même pas pourquoi il voulait me parler… Il m'a décrit ses maux d’estomac, ses problèmes de dos, tu vois le genre…

- Il te tenait par la main !

- Il jouait avec, comme si c’était un objet…

-  En tout cas, on va le revoir, il a invité notre Seigneur et nous tous, son entourage, dans son château pour une journée… Le jardin est superbe, et le château lui-même…

- … le château est ancien, une sorte de fort qu’il a fait aménager… très confortable. Oui, il n’a pas fait que parler de ses maux d’estomac. Mais je ne savais pas que nous y serions conviés. J'espère que…

Je poussai un soupir. Tiphaine posa sa main sur la mienne, comprenant parfaitement ce que je craignais.

- Si cela se produit, repousse-le gentiment, suggéra-t-elle, dis-lui que tu n’es pas assez bien pour lui…

- Lionel des Bruyères m’a reproché mon manque de respect - j’avais l’air de m’ennuyer, apparemment.

- J’ai vu qu’il te parlait après le repas, c’était ça ?

- Oui, il m’a dit que j’aurais dû montrer plus de reconnaissance d'être ainsi remarquée par un personnage de si haut rang. Il n’a pas élevé la voix, mais…

Le ton m’avait intimidée.

- Personne, résidant sous mon toit, ne manquera de respect à mon invité !

Tiphaine resta silencieuse un moment.

- Il n’a pas d’autorité sur toi, de toute façon. Tu appartiens à la maison de notre Seigneur.

- C’est vrai… mais il exerce une telle influence sur lui.

Tiphaine jeta un regard rapide vers ses filles qui entouraient Audeline, alors qu’elle se préparait à rejoindre ses parents dans le grand lit à baldaquin.

- Écoute, me souffla-t-elle rapidement. Il n’est pas jeune et il t’a fait savoir abondamment qu’il n’est pas dans la meilleure santé. S’il t’approche, fuis-le, et tu prétends que c’est un jeu !

Elle fit une petite grimace, mimant un sourire mutin.

- Essayez de m’attraper, mon Seigneur….

Je lui souris. J'appréciais ses conseils, son soutien. J’aurais aimé que Berthe soit aussi avec nous, avec son air farouche et son épée, qu’elle me suive comme mon ombre. Nous nous étions réconciliées avant le départ pour Cluny. Rétrospectivement, j’admirais même la façon dont elle avait mêlé confidences et fermes admonitions pour tenter de me convaincre. Mais Berthe était restée au château avec Christophe et toute une garnison d’hommes appartenant au domaine des Bruyères pour contribuer à la sécurité des lieux jusqu'à notre retour. 

Bientôt, nous étions installées pour dormir, les petites filles entre nous, et après un moment, Audeline se glissa hors du lit parental pour nous rejoindre, comme elle l’avait fait depuis notre arrivée à Cluny.

 

6.

Eudes de Saint-Lyons n’était pas antipathique. De fait, cet homme de taille modeste était dépourvu de traits remarquables, mais il arborait une expression affable et rêveuse.

En nous accueillant dans son château, une immense bâtisse sans charme, il sourit des exclamations d’Audeline qui admirait les jardins strictement ordonnés en formes géométriques. Avec sa robe mauve, elle-même ressemblait à un iris. Thibaud ne la quittait pas des yeux.

Tandis que notre petit groupe s'éparpillait, Tiphaine et ses filles suivaient de près la petite châtelaine. J'étais sur leurs talons. Soudain, Eudes fut à mes côtés, il aurait pu aussi bien surgir d’un de ces buissons parfaitement taillés. Il me prit par la main et m'entraîna à sa suite, annonçant qu’il allait me faire visiter son château. Je ne pouvais l’offenser par un refus clairement énoncé. Je mentionnai mes devoirs auprès d’Audeline, de notre groupe.

- Nous les retrouverons tous dans un petit moment, assura-t-il. Je vais vous montrer des merveilles.

Du coin de l'œil, j'aperçus dame Hermance agitant la main dans ma direction. L’irruption du maître des lieux avait été si rapide que personne d’autre n’avait vu que nous nous éloignions.

A l'intérieur du château, je découvris que notre hôte avait dit vrai : la bâtisse n’était plus seulement un fort construit pour défendre ses occupants, des travaux l’avaient rendue moins rébarbative. Le soleil de l'après-midi entrait par des fenêtres supplémentaires creusées récemment dans les murs épais.

De nombreux tapis, tapisseries et meubles précieux étaient disposés avec art dans chaque pièce que nous traversions, des trésors dont la beauté m’enchanta. Le maitre des lieux m’informa que sa femme, une princesse russe, avait présidé à leur transformation.

- Elle aimait créer des intérieurs somptueux, elle a fait venir des artistes de toute l’Europe… Sa vie fut brève, mais très fructueuse. Elle a aussi mis au monde nos trois enfants. Son existence lui a apporté beaucoup de satisfaction.

Eudes semblait apprécier mon émerveillement mais m’encourageait d’une pièce à l’autre à ne pas m’attarder. Finalement, nous marquâmes une pause devant une chambre, au lit sculpté, dotée d’une armoire en bois incrusté.

- Ceci va vous plaire plus que tout le reste, affirma-t-il.

Il ouvrit l’armoire, qui, à ma surprise, dissimulait une porte dont il avait la clef.

- Les plus belles œuvres d’art sont de l’autre côté, affirma-t-il en me faisant passer devant lui.

Un long couloir, puis un salon, et une chambre où il me conduisit. Je ne pus retenir une petite exclamation en voyant un large miroir recouvrir un pan du mur. Je n’en avais jamais vu de si grand. Dame Hermance possédait un petit miroir à main, rond, qu’elle nous avait montré pour amuser les enfants. J’avançai dans la pièce, fascinée - je ne m'étais jamais vue aussi clairement. Un reflet dans une vitre et l’attention de Tiphaine suffisaient pour mes préparatifs matinaux. Je souris quand j’y pense aujourd’hui.

- N’est-ce pas merveilleux ? commenta Eudes.

Je me tournai vers lui, soudain très consciente de notre isolement. Nous avions marché pendant un long moment, je n'étais même pas sûre que je saurais retrouver mon chemin sans lui.

- Vous êtes dans mon temple secret… Je montre cet endroit à très peu de visiteurs, vous savez…

Je remarquai alors une banquette et un lit, disposés en face du miroir. Je devinai avec effroi la fonction de cet endroit, où probablement le Duc vivait ses plaisirs tout en contemplant le reflet de ses actions.

Il s'avança vers moi et voulut m’enlacer. Je fis de mon mieux pour me dégager sans brusquerie.  Quelque chose bougea sur ma gauche : ma petite Sainte était là.

D’un geste obscène qui lui semblait tout naturel, il attira ma main vers son entrejambe.

- J’ai besoin de caresses... Sois gentille… Je demande peu et je donne beaucoup. Allez, as-tu déjà touché un homme de sang royal ?

Il me regardait avec insistance, guettant mes réactions. Ses traits se transformèrent et le visage d'Aldebert apparut, tel que je m’en souvenais dans la chambre de Gisela, à l’instant où il était passé de la bonhomie à la cruauté. Ensuite, ce fut Victoric qui se matérialisa avec son expression mauvaise, suivi de l'avidité perverse de Ronan. Je me mis à trembler. Je perdais la raison… Le petit poignard était soudain brûlant dans ma manche. Veronika, la fidèle, allait-elle me servir à me défaire de tous ces hommes dans la seule personne d’Eudes de Saint Lyons ?

Puis les visages honnis disparurent et j’entendis la voix de ma petite Sainte.

- Souviens-toi de qui tu es, dit doucement Emilie, répétant les paroles d’Aemouna.

Une nuit d'orage, Audeline toute enfant m’appelait puis se calmait dans mes bras. Voilà qui j'étais. Une onde de calme me parcourut. Je me tournai vers le Duc.

- Je ne suis pas digne de vous, Mon Seigneur, dis-je en m'éloignant de quelques pas. Vous regretteriez… Je dois retrouver Audeline…

Ma petite Sainte me fit signe de la suivre. Le Duc protesta.

- Mais non ! Ne pars pas ! Sans moi, tu vas te perdre ! Ce château est un labyrinthe ! Juste un moment, une petite caresse, et nous retournerons vers ta protégée.

Emilie agita les bras. Il était temps de me mettre en mouvement.

- Un labyrinthe ? dis-je en imitant le ton improvisé par Tiphaine la veille.  J’adore les labyrinthes ! Je vais tenter ma chance. Et si je me perds, je suis sûre que vous viendrez à mon secours, mon Seigneur.

Je pris la fuite.

 

7.

Je n’imaginais pas que je serais heureuse un jour d’entendre la voix de Lionel des Bruyères. Emilie m’avait fait découvrir un passage qui, de discret qu’il était, n’avait rien de secret. Accessible par de petites portes à peine visibles dans les murs, c’était un couloir étroit que les personnes de service empruntaient pour vaquer à leurs devoirs sans qu’on les voie cheminer de pièces en pièces, au bout duquel je trouvais des escaliers. Finalement, je reconnus la grande entrée et entendis la voix sonore de Lionel des Bruyères.

- Mais nous n’avons aucune raison de nous inquiéter. Si Jeanne est en compagnie de Saint-Lyons, elle est en sécurité.

Il n’avait pas tort. Eudes était celui qui s’était trouvé en danger en ma présence. Une fois de plus, ma petite Sainte m’avait sauvée de moi-même.

J'étais un peu essoufflée quand je rejoignis le petit groupe, qui avait pris place dans un salon. J'espérais m’asseoir discrètement sur une chaise que j’avais remarquée près de Tiphaine. Mais Audeline cria en m’apercevant et se jeta dans mes bras.

- Je me demandais où tu étais !

- Moi aussi, ma chérie, murmurai-je.

- Où étiez-vous, Jeanne ? renchérit Dame Hermance. Vous avez disparu une grande partie de l'après-midi, vous rendez-vous compte ? Nous étions un peu désorientés par votre absence.

Parmi eux, Brisart me dévisagea sombrement. Je balbutiai :

- Monsieur le Duc a eu la bonté de me montrer de merveilleuses… de grands… beaucoup de très beaux objets…

Encore en proie aux émotions qui m’avaient saisies, je me lançai dans une description désordonnée de tout ce que j’avais vu.

- Mais où est-il ? interrompit Lionel.

Ne sachant que répondre, je regardai autour de moi.

- Je… Monsieur le Duc était à mes côtés il y a encore quelques instants.

C’est alors que le maître des lieux arriva à son tour par une autre porte, essoufflé lui aussi. Il sursauta en me voyant.

- Vous êtes là ? Déjà ? Comment avez-vous fait ?

Je m’assis sur la petite chaise discrètement, espérant que l’attention allait se porter ailleurs. Eudes s’adressa à Lionel des Bruyères.

- C’est un signe de plus ! Il faut qu’elle appartienne à ma Maison ! Je l’engage à l’instant !

Lionel eut un geste vers le Seigneur Alberic qui regarda sa femme avec une expression embarrassée. Eudes de Saint-Lyons me jeta un coup d'œil. Mon expression consternée ne put lui échapper.

- Vous serez très bien ici, décida-t-il. De toute façon, vous n’avez pas d’attaches, n’est-ce pas ? Vous n'êtes pas mariée !

Avant même que quiconque puisse réagir, un petit bolide mauve se précipita. Audeline s’immobilisa devant le Duc, effectua une révérence gracieuse, puis s’exclama :

- Mon Seigneur, je vous en prie, ne me prenez pas ma gouvernante ! J’ai besoin de Jeanne, je suis encore si petite…. S’il vous plaît, ne la prenez pas !

Pris de court, Eudes de Saint-Lyons eut un sourire incertain et, s’inclinant devant la petite fille, assura qu’il ne ferait rien qui puisse contrarier “cette frimousse ravissante”.

 

8.

L’absence du Duc de Saint Lyons, les jours qui suivirent, fut un soulagement. Mais je restais ébranlée, non pas à l'égard du cousin du Roi dont j’avais finalement pu me défaire grâce à Audeline.

J'étais la source de mon inquiétude. Comment avais-je pu laisser les visages de mes tourmenteurs s'introduire dans ma confrontation avec le Duc et presque me convaincre de le poignarder ? Si je perdais la raison, qu’allais-je devenir ?

Audeline est celle qui dut me réveiller au milieu de la nuit - je me débattais, en proie à un cauchemar familier : mes trois geôliers, surgissant de trois directions différentes, cette fois dans les couloirs du château de Saint Lyons. Ils étaient sur le point de me saisir. Je faisais volte-face. Un quatrième larron, dont je ne pouvais pas voir le visage, me suivait, m’interdisant toute fuite. Après m’avoir sortie du sommeil, Audeline caressa mes cheveux et me parla avec douceur, exactement comme je l’avais souvent fait pour la calmer. J’en eus les larmes aux yeux.

Quelque temps plus tard, nous revenions d’une journée passée dans la nature, un pique-nique je crois. Dans la grande chambre ou nous dormions, alors que nous changions de tenue pour le dîner, et que je me préparais à aider Audeline à enfiler une robe vert pâle qu’une servante dépliait avec soin, un valet vint me prévenir que dame Hermance demandait à me parler. Je fis un geste de la main vers Tiphaine qui brossait les cheveux de ses filles pour qu’elle me remplace.

Le valet me guida, non pas, comme je l’avais anticipé, vers un des nombreux petits salons dont dame Hermance était devenue familière, mais à l’endroit où Lionel des Bruyères recevait ses visiteurs. C’était une pièce monumentale. Notre hôte était installé sur le large fauteuil d'où il écoutait les requêtes de ses gens quand il tenait audience. Une tapisserie retraçant les exploits de sa famille couvrait le mur derrière lui.  Le Seigneur Albéric et dame Hermance avaient pris place sur deux sièges plus modestes, à ses côtés. Leur entourage était présent, ainsi que des proches du maître de maison -une quarantaine de personnes parlant avec animation. A mon arrivée, ils se turent. L'appréhension me saisit. Lionel des Bruyères arbora un large sourire jovial - totalement inhabituel - et me fit signe d’approcher.

- Vous voilà ! Nous avons des nouvelles stupéfiantes qui vous concernent ! De très bonnes nouvelles assurément.

J’avançai à pas comptés, ne pouvant dissimuler mes craintes grandissantes. Alberic et Hermance souriaient eux aussi mais avec une certaine nervosité. Lionel des Bruyères reprit la parole.

- Monsieur le Duc Eudes de Saint Lyons, cousin du Roi, m’a envoyé un messager. Demain, son chambellan viendra officiellement dans notre Maison et demandera, en son nom, votre main à votre Seigneur Alberic. Vous rendez-vous compte ? Votre main ! Vous allez entrer dans l'une des familles les plus nobles, les plus puissantes du pays !

La surprise - l’incrédulité vraiment - me saisit. J’avais du mal entendre. Une telle union représentait une invraisemblable mésalliance pour le Duc. Lionel s'avança vers moi, tout en continuant de parler.

- Il dit que vous lui aviez rendu joie et enthousiasme, lui qui était mélancolique depuis son veuvage… Je ne sais pas ce que vous avez fait cet après-midi où vous avez tous les deux disparu… mais il est conquis !

Je restai immobile, sous le choc. Une vision d’avenir s'imposa à moi. Les lits disposés devant le grand miroir… Eudes, à présent mon mari et propriétaire de mon corps, m’y donnant des ordres…

- Audeline… murmurai-je. Je ne peux pas quitter Audeline. Je lui ai promis.

Lionel était suffisamment proche pour entendre. Il baissa la voix à son tour, reprenant le ton menaçant qui m’avait glacée quelques jours plus tôt.

- Vous n’humilierez pas un homme d’une telle noblesse qui a l’incroyable bonté de vous choisir pour épouse, vous une servante. Audeline ? Elle va se marier, Audeline, elle n’a plus besoin de gouvernante. Vous pourrez la voir tous les jours, d’égale à égale, et devenir la marraine de ses enfants si vous voulez !

Je ne répondis pas. Un instant, je vis le visage de Raimpert dans la grange froide et ses mots “laisse-toi faire, ou je te mets dehors avec ta fille !” retentirent à mes oreilles. Je dus rester figée un moment, suspendue hors du temps, car je réalisai soudain que quelqu’un me tenait la main et la pressait doucement dans la sienne. C’était Dame Hermance, que je n’avais pas vue approcher. Son expression était pleine de sollicitude.

- Si vous ne voulez pas épouser le Duc, Jeanne, nous allons trouver une solution. Personne ne vous contraindra.

Sans lâcher ma main, elle se tourna vers Lionel.

- Si Jeanne était déjà mariée, la requête de Monsieur de Saint-Lyons ne pourrait pas aboutir, sans pour autant se heurter à un refus désagréable, n’est-ce pas ?

Bruyeres eut un geste impatient.

- Mais elle n’est pas mariée ! Nous le savons ! Et Eudes le sait aussi !

- Si Jeanne se mariait… avant l'arrivée de ce chambellan. Si Jeanne se mariait ce soir même…

Et à cet instant, Brisart entra dans la grande pièce. L’expression de son visage changea quand il nous vit, Dame Hermance tenant ma main, au milieu de l’assistance. Un de ses hommes vint à sa rencontre - il s’était trouvé dans la pièce lors de l’annonce de Lionel et il lui parla à voix basse pendant quelques instants. Brisart hocha lentement la tête et se dirigea vers nous, un étrange sourire sur les lèvres.

- Une demande en mariage ? Quelle merveilleuse opportunité ! Toutes mes félicitations, Jeanne !

Décontenancée, dame Hermance lui expliqua que nous cherchions comment refuser la demande sans offense. Et un mariage ce soir même…

- Non, non… dit Brisart, me regardant avec ce même sourire sarcastique que je n'avais jamais vu. Acceptez, Jeanne, acceptez cette demande en mariage.

Les suivantes de Dame Hermance se mirent à rire et c’est comme si je recevais autant de gifles. Elles riaient de ma crédulité. Cet homme que je croyais connaître déployait une blessante désinvolture à ce qui m’arrivait. 

Soudain je sus. Ce que je devais faire s’imposa clairement. Je n’avais besoin de personne pour me défaire de cette situation, et c’était heureux : je ne pouvais compter sur personne, même pas Brisart. Je me tournai vers Dame Hermance.

- Ma Dame, vous avez toujours été si bonne pour moi. Je n’oublierai pas votre générosité. Je vais quitter votre service à l’instant. Ainsi, quand le chambellan se présentera demain, vous pourrez lui dire que je ne suis plus dans votre emploi, que vous ignorez où je me trouve, et ce sera la vérité.

- Mais… mais… ensuite vous reviendrez, n’est-ce pas ?

- Non. Vous ne me reverrez pas. Car cela reviendrait forcément aux oreilles du Duc, et l’offense n’en serait que plus grande.

- Mais… Audeline ?

- La proposition du Duc me soustrait à sa vie, en tout état de cause. Tiphaine la consolera, tout ira bien.

Je glissai ma main hors de la sienne et me dirigeai vers la porte, résolue à ne même pas regarder dans la direction de Brisart, cet homme qui, une nouvelle fois, me rejetait quand je m’y attendais le moins.

En deux enjambées, il me rattrapa, soudain désemparé, inquiet. Ce n’était plus le même homme.

- Ne partez pas, Jeanne. C’est un malentendu, je suis désolé.

Je dégageai mon bras d’un geste sec, ce qui provoqua d’autres rires. Il vacilla et s’effondra devant moi. J'étais saisie avant de comprendre qu’il s’était agenouillé. Il leva les yeux vers moi.

- Jeanne, voulez-vous bien me faire l’honneur de devenir ma femme ?

Il se mit à parler plus bas, et je me penchai vers lui pour l’entendre. Il murmura à mon oreille :

- Vous étiez en grand danger à Saint- Lyons, Jeanne. Des mensonges, tant de mensonges autour de nous… Le moment venu, j’aurai beaucoup à vous dire. Pour le moment, écoutez-moi, je vous en supplie. Ne partez pas. Épousez-moi. Je veux vous servir, vous protéger. Dans ce mariage, vous serez totalement libre. Je ne vous contraindrai jamais à m'obéir. Je vous donne ma parole… ma parole de chevalier, Jeanne. Vous agirez comme bon vous semble. Je serai à vos côtés… votre bouclier. Comprenez-vous ?

Je hochai la tête, touchée par son intensité, mais encore dans une sorte de transe qui m'empêchait de vraiment comprendre ses paroles. Il se redressa.

- Consentez-vous à m'épouser, Jeanne ?

Il ne me quittait pas des yeux. De fait, quoi que m’ait demandé Brisart depuis le jour de notre rencontre, je lui ai toujours dit oui – spontanément, sans réfléchir.

Je hochai la tête à nouveau, incapable de dire un mot. Je perçus un brouhaha approbateur autour de nous.

- A-t-elle dit oui ? s’exclama Dame Hermance, qui semblait proche de la panique. A-t-elle consenti ?

Toute cette agitation autour de nous m’oppressa soudain. Brisart m’entoura de ses bras, tout autant pour me réconforter que pour me prévenir de changer d’avis.

- Ma parole de chevalier, Jeanne, répéta-t-il.

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Yannick
Posté le 21/04/2023
Je me replonge avec bonheur dans l’histoire de Jeanne…
L’écriture est toujours aussi fluide, la forme est impeccable, même si je perds parfois le fil de l’histoire en elle-même. Tu pourrais nous emmener milles pages au fil des anecdotes et des aventures, et il serait facile de suivre, pourtant il me manque une sorte de but, une direction…
La fin de l’épisode du baiser (« Et dont personne ne saurait jamais rien. ») fonctionne vraiment très bien. Un ptit moment romantique, ça roucoule, et patatra tout s’écroule. Par contre, je passerais la phrase « Dès le lendemain, tout le château était au courant » au début de la partie suivante (nº4), là c’est presque trop rapproché.
annececile
Posté le 24/04/2023
Merci de continuer a me lire ! Ca fait vraiment plaisir. Et je prends bonne note de ce que tu me dis a propos d'un certain manque de but, de direction... Je sens ce que tu veux dire et, bien que je ne sache pas tres bien que faire a ce sujet, je le garde en tete. Tu as raison aussi pour la chute de l'episode du baiser. Je vais suivre ton conseil. Comment vas-tu? T'es-tu lance dans quelque chose de nouveau?
Edouard PArle
Posté le 19/03/2023
Coucou AnneCecile !
On reste au Moyen-Âge avec Brisart et tout au long de ce chapitre, tu ne cesses de faire monter les enjeux. On commence avec un baiser caché dont la rumeur pousse Max au mariage (désolé j'arrive pas à dire Jeanne xD) pour finir sur la demande en mariage du cousin du roi ! Les personnages sont toujours aussi bien écrits, fidèles à eux mêmes et logiques dans leurs choix.
Brisart est celui que je trouve le plus intéressant car le plus imprévisible. J'ai du mal à comprendre exactement pourquoi il refuse d'épouser Max. Son changement d'avis radical en fin de chapitre m'a un peu surpris. Est-ce si important pour lui que Max reste ? En tout cas, cette chute me laisse très indécis sur la suite des évènements et je suis très curieux de découvrir la suite !
J'ai beaucoup aimé le passage où Eudes entraîne Max dans le labyrinthe du château, j'ai senti le piège qui se refermait peu à peu, c'était très bien écrit. Et à partir du moment où j'ai lu le mot "chambre", j'ai cru que ça allait mal finir pour Max ou le duc. Finalement belle échappatoire qui lui permet d'éviter un choix impossible...
Mes remarques :
"qui s’affairaient encore se nous parvinrent." se en trop
"des lieux m’informa que sa femme, une princesse russe, avait présidé à la transformation des lieux." répétition lieux
Un plaisir,
A bientôt !
annececile
Posté le 21/03/2023
Merci de ton retour ! Oui, le comportement de Brisart est mysterieux - on comprendra un peu plus tard :-) mais il est tres attache a Jeanne/Max donc il ne veut pas qu'elle disparaisse...
Merci pour les coquilles, j'ai fait les corrections !
A bientot !
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