Elle avait repris conscience quelques instants plus tard, selon Pavel. Son cri l’avait aussitôt sorti de ses pensées. Penché au-dessus d’elle, il fronçait ses sourcils de feu. Étrangement, son évanouissement n’avait pas impacté Taïe aussi fort qu’elle aurait pu le penser. Seule une petite migraine lui embrouillait la vision. Autrement, elle était parfaitement lucide.
“Je sais comment traverser la forêt de Brume !” assura-t-elle en prenant Pavel par les épaules.
Elle retira presque aussitôt ses mains, par réflexe. Même si Pavel pouvait rendre ses flammes totalement inoffensives, son esprit lui criait de n’y poser ne serait-ce qu’un doigt. Le mouvement déclencha une série de douleurs, mais rien de comparable à ce qu’elle avait vécu quelques secondes auparavant.
“Saziel y parvient sans karla, d’après ce que nous a raconté Elyie.”
Son éclat de voix avait attiré tout le petit groupe, et, à présent, tous ceux qui restaient l’écoutaient attentivement. Elyie acquiesça à ses paroles.
“Il est de mèche avec les Radvenhengs rebelles. Ceux-ci doivent savoir comment s’y prendre ! Temps nous a dit d’aller chercher Saziel en Helere… c’est qu’il doit y être. Enfin, nous y trouverons de précieux renseignements. Alors voilà ce qu’il faut faire. Capturer un Radvenheng et lui soutirer les informations.
-Ce n’est pas… commença Nali’ah.
-Pas quoi ? Tu as une autre idée peut-être ?” s’énerva Taïe.
La princesse remettait constamment toutes ses idées en question.
“Tu es malade !
-Et Lo’hic va revenir. J’en ai plus qu’assez d’être incapable. Il va ramener le remède et j’irai mieux.
-Ce n’est pas exactement comme ça que ça marche… grimaça Elyie. Lorsque cette crise-ci sera passée, le remède servira à retarder au maximum l’arrivée de la prochaine. Il ne peut en aucun cas te guérir. Il se contente de repousser l’échéance.”
Le mot échéance eut un drôle d’effet sur Taïe. Elle se demanda si la soigneuse parlait du déclenchement de la prochaine crise ou alors d’un compte à rebours plus… définitif. Devant le regard plutôt paisible de son amie, elle se dit qu’elles ne devaient pas partager les mêmes pensées. Ne sachant si elle devait se sentir rassurée ou non, et réorienta la conversation sur ce qui l’intéressait.
“Nous en étions au Radvenheng, rappela-t-elle.
-Non, nous en étions aux raisons qui rendent cette idée impossible, contra Nali’ah.
-Parce que tu en as plus d’une ?
-Évidemment. Comment comptes-tu échapper à leur affinité de l’esprit ? Te souviens-tu de ce qu’ils ont fait à Ka’ni et Lo’hic ?
-Ils se sont fait avoir après l’avoir regardé dans les yeux. Il suffira de lui mettre un bandeau.”
Exaspérée, la princesse abattit sa dernière carte.
“Comment comptes-tu en enlever un sans te faire avoir par ses camarades ?
-Pour cela, il faudra ruser. Les observer, pour trouver un moyen efficace.”
À son grand soulagement, devant le manque de plans alternatifs, sa proposition fut acceptée, à une condition cependant. Taïe devait se reposer. La conception de la stratégie, les repérages, et l’action en elle-même furent confiés à Ka’ni, Nali’ah et Pavel.
La princesse et le Korafiè avaient suivi une éducation martiale, tout comme Ka’ni : son père étant le maître d’armes de son village, il avait acquis les bases, bien que le combat ne l’ait jamais particulièrement attiré. Il avait toujours eu une véritable fascination pour l’art, et s’entraînait beaucoup au perfectionnement de son affinité. Son père avait alors exploité à fond cet intérêt pour les capacités des Soboemns, et le jeune homme avait acquis une maîtrise de son art remarquable. Il comptait parmi les meilleurs de son village, et occupait une bonne place à Feli’ah. La maîtrise pointilleuse de son affinité en avait donc fait un guerrier, malgré lui. Sa mémoire travaillée l’avait également rendu réceptif aux cours de stratégie qu’il avait suivis. Cela doit être étrange, se dit Taïe, d’en savoir autant sur un sujet qui ne nous passionne pas.
Les trois camarades travaillaient donc sur l’élaboration du plan, pendant que Taïe ne faisait rien. Elyie la contredisait en disant qu’elle se reposait, mais cela ne changeait rien à la sensation d’inutilité qui engluait Taïe dans un ennui permanent.
En les voyant réunis ainsi, discutant stratégie, riant par moments, une certaine nostalgie s’empara d’elle. Soudainement, ce fut comme si les pins sous lesquels ils s’abritaient devenaient les chênes centenaires de la Forêt Oubliée, qui perdaient doucement leurs feuilles à la venue de l’automne. Le bruit de l’Aléane, qui coulait paisiblement dans son dos, devenait le fracas de la rivière qui se jetait de la falaise, les rires de ses camarades se transformaient en ceux, plus aigus, de Raheï, l’odeur du poisson qui grillait sur le feu prenait l’effluve particulier des plats qu’ Yleï préparait. C’était la première fois qu’elle parvenait à repenser à sa Tribu en oubliant leur trahison, leurs regards durs et leur silence devant l’annonce de son bannissement. La colère bouillait toujours en elle, mais tous les souvenirs qui lui revenaient sur l’instant, au travers de ses cinq sens, n’éveillaient en elle qu’une nostalgie teintée d’apaisement.
Ne garder que le bon, reléguer le mauvais, rien que pour une fois ? N’avait-elle pas le droit à un instant de paix ? Elle était lasse de cette colère qui la dirigeait sans cesse. La haine, la rage de vivre libre… ce pour quoi elle avait tout lâché. Elle s’était donnée corps et âme aux voix des Tsadiens en elle. Pour redevenir seule, goûter à la liberté, une fois libérée de toute entrave. Elle avait cru l’être, sur cette falaise face à la mer, après son bannissement. Comme elle s’était leurrée ! Dès l’instant où elle s’était retournée au son de la voix d’Elyie, de nouvelles chaînes s’étaient entrelacées à son futur, marquant pour elle la fin de l’ère de la Tribu, le début de celle des Tsadiens. À quand son époque ? À quand l’ère Taïe, tout simplement ? Ayant laissé toute sa colère derrière, elle ne voyait plus ses idées de liberté, de petite maison au bord du fleuve, que comme un doux rêve inaccessible. Il flottait devant elle, hors de portée. Un léger sourire étira ses lèvres, imaginant une bulle s’envoler doucement pour rejoindre les astres dans le ciel étoilé.
Sa colère était son carburant, elle s’en rendait compte. Sans cette envie farouche de retrouver sa liberté, sa rage de percer à jour la fameuse vérité afin d’y parvenir et de faire taire les voix incessantes qui attisaient sa haine chaque jour, qu’était-elle ? Sans son tempérament de feu, son caractère explosif, sa rudesse envers elle-même et les obstacles qui la détournaient de son but ultime, elle n’était pas Taïe. Seulement une coquille vide accomplissant des actions, des sacrifices, pour… du rien. Elle ne parvenait pas à trouver une autre raison valable de faire tout ça, qui ait autant d’importance pour elle. En regardant Elyie, elle se dit que la soigneuse devait en avoir une. Elle considérait sans cesse la colère de Taïe comme un obstacle pour elle. Comment lui faire comprendre que c’était justement ce qui lui permettait de passer au-dessus d’eux ? La vue de cette coquille de Taïe, vide, sans but, l’effraya. Lentement, elle ramena à elle toute cette émotion, qu’elle ne voyait pas comme rouge ou noire, ainsi que la plupart des gens, mais d’un bleu pur, profond, évoquant l’infini.
Quand le groupe éclata de nouveau de rire, elle avait déjà retrouvé sa raison d’être, remémoré tous ses souvenirs, sans exception.. Les aiguilles des pins tenaient bon sous les premiers frimas, et le poisson avait commencé à brûler.
Une introspection courte mais entense ! Quel plaisir de la voir enfin se juger elle même et quelle surprise de la voir enfin s'avouer que La tribue lui manque. Tu nous offre un peu de psychologie dans ce chapitre qui apporte un peu de calme après leur dernière aventure. Le chapitre est très bien construit et on ne s'ennuie pas. Au contraire, les émotions que tu fait passer dans son introspection sont palpable et sans fioritures.
A bientôt
Merci beaucoup, je dois avouer que j'avais peur que ce chapitre soit trop porté sur l'aspect psychologique et qu'il soit ennuyeux pour certains... ton commentaire me redonne confiance, merci !
Contente de voir que Pavel a maintenant une explication pour ses flammes inoffensives !
Chapitre un peu court qui nous replonge dans la vision de la Tribue, c'est dommage que bien qu'on ait tous les sens utilisés, mais que le moment soit si court, qu'on ait pas la possibilité d'explorer d'avantage dans ce passé qui, finalement, lui manque.
J'aime beaucoup cette introspection de Taïe dans sa propre psyché, de pourquoi c'est si important qu'elle soit animée de sa colère qui pourtant lui a causé tant de soucis.
"elle avait déjà retrouvé sa raison d’être, remémoré tous ses souvenirs, sans exception.." => phrase étrange, il manque peut être le mot "s'était" avant remémoré. Et quels souvenirs ? Ceux de Temps ? Ses propres souvenirs de son temps dans sa Tribue ?
J'ai hâte de comprendre le passé, pour mieux comprendre leur futur !
Bonne continuation !
Le chapitre est assez court parce que j'avais peur que ça soit ennuyeux, de plonger beaucoup trop dans les pensées de Taïe... visiblement non 😅
Je vais voir pour la dernière phrase, je parle là des souvenirs négatifs de la Tribu.
À bientôt !