Le repas avalé, ils discutèrent de leur approche. Tabatha insistait pour être du voyage, et même si Axel reconnaissait la pertinence de ses conseils, il savait aussi qu’une terrestre les ralentirait trop. Leurs ailes étaient un avantage sur l’avance que Solerys avait prise, et il ne comptait pas le perdre. Ils avaient déjà perdu trop de temps avec les pluies sur Kléïto et les tours et détours dans les rues de Tikal. En plus, leurs vêtements n’étaient pas assez chauds pour les températures hivernales qu’ils rencontraient sur Niléa, et trouver une boutique disposant de vestes pour les ailés serait difficile, même sur Tikal, pourtant capitale. Pour quelques jours, ils pourraient faire avec, mais ils ne pouvaient s’éterniser.
Tabatha refusa d’en démordre.
—Je vous suivrai à cheval. Vous ne pouvez pas m’en empêcher. J’ai le droit de me rendre aussi au pic du Rocher Brisé.
—Vous êtes libre de faire ce que vous voulez, convint Axel de mauvaise grâce. Mais nous ne pourrons pas vous protéger en chemin.
Elle arqua un sourcil.
—Qui a dit que j’avais besoin de protection ? Mon arc et mes flèches me suffisent pour tenir mes adversaires à distance.
Axel rendit les armes.
—Comme vous voulez. À quelle distance se trouve ce pic ?
—Trois à quatre jours de chevauchée, je dirai.
—Donc un à deux jours de vol, traduisit Nicoleï. On a le temps de faire ça avant de contacter mon Messager, non ?
—Ça fait quand même quatre jours pour l’aller-retour. Plus le temps sur place… je ne sais pas trop, hésita Axel.
Encore une fois, il aurait bien aimé en discuter avec Telclet, mais le serpent des vents restait silencieux. Il dormait depuis un moment, déjà.
—Quelque chose vous préoccupe ? demanda Tabatha.
—Mon Compagnon dort depuis notre arrivée ici, dit Axel. Ce n’est pas dans ses habitudes et ça commence à m’inquiéter.
—Je m’étonnais de ne pas le voir voleter autour de toi, commenta Nicoleï.
—Il dort dans ma besace.
Axel l’ouvrit un peu pour leur montrer. Enroulé sur lui-même, le serpent des vents respirait en sifflant doucement.
—Un serpent des vents ! murmura Tabatha en ouvrant de grands yeux. Comment êtes-vous entré en possession de l’un d’entre eux ?
—Il n’est pas ma possession, répliqua Axel d’un ton sec. C’est mon Compagnon.
—Mes excuses, c’est juste que je n’ai pas l’habitude de côtoyer des Mecers…
Elle approcha la main, la retira avant de toucher l’animal.
—Puis-je… le toucher ? Je veux juste avoir un aperçu de sa température corporelle.
—Faites-lui du mal et je vous tue, répondit Axel.
Tabatha frissonna et déglutit, puis avança doucement la main vers la créature, la toucha quelques secondes et se retira.
—Il est à peine tiède…
—C’est grave ? demanda immédiatement Axel.
Il devait avoir l’air menaçant parce que Tabatha se recula immédiatement.
—Non, bredouilla-t-elle. Nous sommes en hiver. Ils hibernent.
Une hibernation. Un mélange de soulagement et de colère l’envahit. Soulagement qu’il n’ait rien de grave, colère de ne pas avoir été prévenu.
—Ça va donc lui passer, dit-il avec soulagement.
—Oui, enfin, d’ici deux-trois mois.
—Tu peux quand même contacter mon Messager ? demanda Nicoleï.
Axel pinça les lèvres.
—Non. Je n’ai pas accès au Wild quand il est dans cet état.
Le silence les enveloppa, tendu, alors qu’Axel réalisait qu’ils se retrouvaient seuls, sans aucune supervision.
—Nous allons retourner à la Porte et te ramener sur Massilia.
—Et perdre toute notre avance ? s’étonna Tabatha. C’est insensé !
—Nicoleï n’est qu’Envoyé ! Je n’ai pas le rang suffisant pour le superviser. C’est son Messager qui en a la responsabilité. S’il lui arrive quelque chose…
—Je ne suis pas en sucre, Axel, s’énerva Nicoleï. J’ai vécu un mois sans lui, je ne suis plus à quelques jours près. Et puis, je sais combien tu rêves d’en finir avec Solerys. Je n’ai pas pu t’aider la dernière fois, et je m’en suis voulu.
Axel ne répondit pas. Il aurait aimé se ranger aux arguments de Nicoleï, refusait de céder si facilement. C’était lui, l’Émissaire. Tout n’aurait-il pas dû être plus simple, avec ce grade ?
Ou peut-être qu’une bonne nuit de sommeil l’aiderait à prendre une meilleure décision.
*****
Axel eut du mal à trouver le sommeil. Son regard ne cessait de venir se poser sur sa besace, qu’il avait posée sur le tapis devant la cheminée. Son Compagnon, en hibernation.
Jamais il n’avait entendu parler d’une telle chose. Surtout, se trouver dans l’incapacité de communiquer l’inquiétait. Il avait été rassuré par cette perspective pour cette première mission. Savoir qu’il pouvait bénéficier des conseils d’Itzal, ou de son père, était une pensée réconfortante.
Là, il se retrouvait seul, avec des décisions à prendre et des choix impossibles.
Courir après Solerys ? Laisser Nicoleï seul ?
Il brûlait de retrouver Solerys. L’homme était dangereux, et il refusait de le laisser en liberté, capable de poursuivre ses méfaits. Il refusait que d’autres soient comme lui des victimes privées de libre-arbitre.
À côté, il avait ses propres problèmes.
L’envie de prendre sa revanche sur Solerys, déjà. Telclet l’avait sauvé une fois, mais, s’il n’en était plus capable, y parviendrait-il seul ? Et puis ses Dons. Les Vents s’agitaient en lui, et plus ils s’agitaient, plus il les réprimait. Était-ce la bonne chose à faire ?
Il doutait de tout, il doutait de lui-même.
Nicoleï souhaitait l’accompagner alors que ce n’était pas raisonnable, et pourtant une partie de lui trouvait qu’ainsi au moins il ne serait pas seul. Sauf que s’il arrivait malheur à Nicoleï, il devrait en répondre au Messager Ishty. Pouvait-il prendre cette décision sans le consulter ? Devait-il lui envoyer un message par Courrier et attendre sa réponse, même si ça impliquait de laisser Solerys s’évanouir dans la nature ?
Les vies que Solerys pouvaient détruire étaient-elles plus importantes que celle de Nicoleï ?
Axel enfouit sa tête dans l’oreiller.
Il était si fatigué, si las de toutes ces questions sans réponse. Il aurait juste voulu dormir. Se reposer, sans que des inquiétudes tournent en boucle dans son esprit.
Il s’inquiétait pour Telclet. L’hibernation, d’accord, mais pourquoi son Compagnon ne l’avait-il pas prévenu ? Était-ce bien une hibernation, d’ailleurs ? Axel était prêt à douter de tout. La présence était toujours là, dans son esprit, et il savait que Telclet n’était pas mort, auquel cas il l’aurait été aussi, mais… il n’avait jamais entendu parler d’une telle situation.
Si Telclet avait été là, il lui aurait conseillé d’arrêter de réfléchir et de dormir.
Sans lui, ce n’était plus pareil.
Axel étouffa ses sanglots dans l’épaisseur de son oreiller. Il ne voulait pas réveiller Nicoleï, dont il percevait la respiration régulière.
Il se sentait simplement seul, dépassé par les évènements, terrifié par les conséquences de ses décisions.
*****
Au matin, ils se retrouvèrent pour le petit déjeuner dans la salle commune de l’auberge. Si Nicoleï dévorait ses œufs brouillés avec appétit, Axel, hagard, les traits creusés par le manque de sommeil, éparpillait les herbes aromatiques qui décoraient les œufs.
—Tu ne manges pas ? hasarda Nicoleï entre deux bouchées.
—Je n’ai pas très faim, marmonna Axel.
Tabatha n’était pas encore descendue ; le soleil était à peine levé et plusieurs lampes étaient encore nécessaires pour éclairer la pièce. Ils n’étaient pas seuls à s’être montrés matinaux ; les marchands qui avaient une longue route devant eux terminaient leur repas, se couvrant de leur manteau rayé aux couleurs vives de leur compagnie. Des Niléens, avec leur peau bleutée, qui vendaient leurs toiles et leurs dessins, leurs sculptures et leurs broderies. L’art niléen était réputé dans l’entièreté des Douze Royaumes.
—Qu’as-tu décidé ?
—Je ne sais pas encore, maugréa Axel, la tête entre les mains. Quoi que je fasse, je perds quelque chose. Et sans Telclet… ça ne fait pas longtemps que nous sommes Liés, mais je m’étais déjà habitué à ce qu’il soit là à dissiper mes doutes. J’ai l’impression de ne pas pouvoir prendre de bonne décision sans lui.
—Tu l’as déjà fait, objecta Nicoleï. Il y a quelques semaines à peine, tu n’étais encore qu’Envoyé, sans Compagnon pour te guider. Tu étais capable de prendre tes décisions, non ?
—Sous la tutelle d’Itzal.
Axel soupira.
—Laisse-moi t’aider, reprit Nicoleï.
Axel lui retourna un regard noir.
—M’aider ? Tu veux juste rester le plus longtemps possible loin de ton Messager.
—Pas du tout ! protesta Nicoleï. Enfin, c’est un à-côté appréciable, reconnut-il. C’est vrai que ce séjour chez les impériaux m’a beaucoup appris, quelque part. J’y ai appris à me faire davantage confiance, à ne pas me reposer uniquement sur mes camarades. Ça t’aurait fait du bien aussi.
Axel se contenta de grommeler une réponse inintelligible.
—Écoute, Axel. Je sais qu’on n’a pas toujours été en bons termes. Mais ta disparition, ça m’a vraiment fait quelque chose. Si tu savais comme je m’en suis voulu, comme j’aurais aimé que tout se soit passé différemment… Je veux juste t’aider. Je veux que Solerys paie pour ce qu’il t’a fait. Bon, j’aimerai aussi améliorer mon contrôle sur les Vents, ajouta-t-il en agitant les doigts au-dessus de son assiette, faisant voler quelques miettes de pain. J’ai essayé de m’entrainer là-bas, mais, j’ai eu peur de faire une bêtise.
—Au moins tu maitrises quelque peu, déjà, fit Axel. Quand j’étais sous la domination de Solerys, ils étaient comme mon Feu, ils faisaient partie de moi, j’ai le souvenir de les utiliser sans même réfléchir, par réflexe. Et depuis que je ne suis plus sous son emprise… je n’ose pas.
—Tu sais s’ils ont retrouvé Maitre Kenog ?
Axel secoua la tête.
—Aucune idée. Son cas doit dépendre des autorités niléennes. S’ils ont fait appel aux Mecers pour Solerys, c’est pour sa dangerosité, je pense.
—Et parce qu’un Mecer a été sa victime, appuya Nicoleï. N’empêche, pour s’échapper d’un camp sur Kléïto…
—Oui, je n’avais jamais entendu ça. Tu m’étonnes qu’ils veuillent que ça soit réglé rapidement.
—Pour ça que je pense que nous devrions nous envoler sans tarder vers le pic où il se terre, insista Nicoleï. Écoute, pourquoi ne pas envoyer un Courrier ? Si tu penses que ça soulagera ta conscience. Je peux rédiger un message pour Ishim, lui dire que c’est ma décision de te suivre.
—Tu es Envoyé, objecta Axel, et je suis Émissaire. Si je t’ordonne de rentrer sur Massilia, tu dois obéir.
Nicoleï jura avant de croiser les bras.
—C’est un coup bas de ta part d’user de ton grade contre moi.
—C’est pour ta sécurité.
—Je me fiche de ma sécurité ! Comprends-tu que je veux t’aider ?
Axel soupira, massa son crâne.
—Le fait est que si j’accepte je dois aussi accepter que ton intégrité physique soit ma responsabilité. Je suis bien trop jeune pour ça.
—Ton père avait déjà un Envoyé à ton âge, souligna Nicoleï.
—Tu t’es bien renseigné, je vois. Oui, mais il était Envoyé à douze ans, Émissaire à quinze, Messager à tout juste vingt ans.
—À se demander pourquoi il a tout gâché en rejoignant les Veilleurs.
Axel haussa les sourcils.
—Ce n’est pas parce que les Veilleurs n’ont pas d’arme qu’ils ne sont pas dangereux.
—Mais quand même… comment se sentir rassuré, sans la présence d’une arme à son côté ?
—Il m’a entrainé, tu sais. Et son style a beau être différent de celui des Mecers… crois-moi, tu n’as pas envie de l’affronter.
—Oh ça je n’en doute pas.
Tabatha choisit ce moment pour les rejoindre à table.
—Je pensais que vous seriez déjà partis, s’étonna-t-elle.
—Il hésite encore, dit Nicoleï.
—Très bien, soupira Axel en lui jetant un regard noir. Je veux bien que tu m’accompagnes. Mais, tu m’obéis, surtout si je te demande de fuir pour sauver ta peau. Ai-je ta parole ?
—Tu l’as, répondit Nicoleï avec sérieux.
—Et nous passons par un bureau pour envoyer un Courrier sur Massilia. Je veux qu’il reste une trace de notre décision, qu’ils sachent où nous allons, pour quelle raison. Avec Telclet absent…
Nicoleï hocha la tête.
—Tu couvres tes arrières, je vois. Parfait.
—Et toi ? demanda Axel à Tabatha. Toujours décidée à nous suivre ? Rien ne t’y oblige, tu sais.
—Je sais. Je veux des réponses, et je veux savoir ce que Solerys a fait à ma sœur. J’ai déjà réservé des chevaux et j’ai mes provisions.
—J’ai demandé que l’aubergiste nous prépare du fromage et du pain. Ça suffira pour nos deux jours de route, je pense.
—Les ailés voyagent léger, dit Tabatha avec un sourire. Je connais le dicton.
Ils terminèrent leur repas avant de récupérer leurs affaires dans leur chambre, puis descendirent payer l’aubergiste. Un vent froid soufflait dans les rues, agitant les branches des arbres qui égayaient les lieux. Impossible d’oublier qu’on était en hiver. Axel caressa le corps de Telclet, bien au chaud dans sa besace. C’était rassurant de sentir son poids contre lui, mais il lui tardait que ça se termine. Avec un dernier remerciement pour Tabatha, Axel et Nicoleï gagnèrent les airs. Comme à chaque fois qu’ils s’envolaient devant les terrestres, ils attirèrent les regards. Solerys serait-il prévenu de leur présence ?
Axel chassa son inquiétude. Rien n’était plus rapide que les ailés. Tandis qu’il mettait le cap vers le sud-ouest, en direction du rocher brisé, il s’affaira à durcir sa détermination. Cette fois, Solerys ne lui échapperait pas.